L’anonyme
Une des idées les plus admises à propos de la bande dessinée serait qu’elle est un média de masse. L’une des preuves parmi d’autres de cette importance serait l’utilisation de ses symboles ou personnages se trouvant réappropriés lors de différentes manifestations populaires. Que celles-ci soient d’ordre politique, et l’impact de la bande dessinée en semble alors encore plus accentué. Les masques des Anonymes («Anonymous») pourraient être l’illustration la plus actuelle qui incarnerait cette force médiatique et symbolique. Ce masque reprend celui imaginé par David Lloyd au début des années 80, pour la bande dessinée V for Vendetta, scénarisée par Alan Moore. Comme on le sait, les deux auteurs se sont inspirés du visage de Guy Fawkes qui, en 1605, fut à l’origine de la conspiration des poudres visant à renverser le roi Jacques Ier. L’échec du complot est depuis fêté tous les 5 novembre au Royaume-Uni, où l’on brûle l’effigie du conspirateur.
Depuis 2008, le masque conçu par David Lloyd a commencé à être utilisé par des manifestants se réclamant des «Anonymous». D’abord en Angleterre, ensuite lors de différentes manifestations à travers l’Europe, puis aux Etats-Unis, dans le sillage du mouvement des «indignés» et de celui (New-yorkais) des «Occupy». Un quart de siècle après la création du personnage V, des foules majoritairement à peine plus âgées que cette œuvre, s’emparent du masque de ce héros de papier, en font l’emblème d’une révolte.
La question pourrait être : pourquoi seulement maintenant ? Au tournant du millénaire, le mouvement altermondialiste aurait très bien pu, par exemple, utiliser lui aussi ce masque comme symbole. Au Japon, dans les années 70, il n’a pas fallu attendre longtemps pour que Kamui, le personnage de Shirato Sanpei, soit brandi par des étudiants contestataires.
Cet usage tardif serait-il lié à une génération ? A une utilisation plus intense de l’Internet ? A une préoccupation accrue de la notion d’anonymat que mettent en péril les nouvelles technologies ? Etc.
La réponse est certainement plus simple. Avant ces dernières années, il n’y avait pas d’adaptation cinématographique de la bande dessinée d’Alan Moore et de David Lloyd. La grande majorité des Anonymous ont découvert cette histoire à travers l’adaptation réalisée par James McTeigue et sortie en 2006. L’usage du masque de Guy Fawkes doit tout au film, et il est plus que probable que sans lui, il n’aurait jamais été utilisé de cette manière.
La plupart des médias généralistes ne remontent d’ailleurs pas jusqu’à la bande dessinée quand ils cherchent à évoquer la fonction de ce masque. Ils se bornent généralement au film, au mieux à une allusion au fait historique que représente la conspiration de Guy Fawkes.
La seule fois semble-t-il où ce masque a clairement été mentionné comme inspiré de la bande dessinée, fut en 2011, à la suite d’un entretien qu’Alan Moore avait accordé au Guardian. L’information fut reprise par plusieurs sites francophones quelques jours après, surtout pour relayer ce paradoxe que pointait le maître de Northampton, à savoir que les Indignés, Anonymous ou autres, arboraient ce masque pour dénoncer la mondialisation, alors qu’il était pourtant justement fabriqué et vendu par un acteur majeur de celle-ci.
Ce que souligne l’usage de ce masque est que pour devenir un tel symbole, il faut une audience que la bande dessinée est incapable d’atteindre depuis au moins les années 60, voire 70. Depuis qu’elle n’est plus un phénomène de presse, depuis que d’autres systèmes de diffusion ont surpassé en influences déterminantes celui des journaux et des magazines. Le masque des Anonymes montre a quel point la bande dessinée n’est pas un média populaire mais une littérature réclamant un temps de lecture conséquent, dans une monde dominé par l’audiovisuel et son accès universel. Derrière ce symbole médiatique d’un collectif, se dévoile en filigrane comment la bande dessinée reste marginale et mal identifiée, comment elle semble être cantonnée au statut d’objet culturel non identifié, pour ne pas dire anonyme.
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