Vues Éphémères – Janvier 2013

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A moins d’une semaine de l’ouverture du 40e Festival International de la Bande Dessinée, chacun scrute plus ou moins fébrilement les évolutions du mercure — car le festivalier aguerri sait combien la météo peut être capricieuse, et combien un vent glacial ou quelques petits centimètres de neige peuvent jeter un froid (ha ha) et décider de la différence entre une bonne et mauvaise édition. Tout est question d’impression, bien sûr, mais parfois aussi de température.
Revient alors la sempiternelle interrogation : pourquoi s’acharner sur ce dernier week-end de janvier, au plein cœur de l’hiver, alors qu’Angoulême sait se montrer si accueillante (et ensoleillée) durant l’été ? Dans sa lettre ouverte écrite en mars dernier, Lewis Trondheim n’hésitait pas à proposer nombre de réformes radicales du Festival, allait même jusqu’à imaginer un monde idéal (dans lequel «[Les auteurs] pourraient même être rémunérés pour leur travail») mais savait rester raisonnable : «Et encore, je ne parle même pas de faire le festival au mois de juin.»
On le sait, l’attachement à cette case particulière du calendrier tient moins à la tradition qu’à une stratégie médiatique, cherchant à tirer profit d’une actualité généralement calme, et à s’assurer que (hors événement exceptionnel) rien ne viendra faire de l’ombre au Festival. Et espérer, peut-être, une couverture médiatique digne de ce nom.

Le rapport de l’ACBD[1], paraissant chaque année entre Noël et Jour de l’An, procède d’une approche différente, mais finalement assez similaire. Il ne s’agit pas, dans son cas, de viser une période calme, mais bien plutôt d’être présent au moment où les journalistes sont en quête de bilans et de comptes-rendus, dans cette effervescence étrange qui laisserait penser qu’il n’y a que le 31 décembre où l’on peut faire le point sur l’année écoulée. Peu importe alors que le temps de l’information ne soit pas compatible avec ces contraintes médiatiques, il s’agit de profiter de l’occasion donnée, et d’occuper la place. Le fait que les instituts ou les éditeurs n’auront les véritables chiffres de vente qu’à la veille de l’ouverture du Festival d’Angoulême presqu’un mois plus tard n’est finalement qu’accessoire — qui, franchement, aurait besoin de chiffres de vente pour établir un bilan ?

Pour autant, en ce mois de janvier agité par les opérations militaires au Mali, la vague de froid et de neige qui s’est abattue sur la France, et quelques événements sportifs (Melbourne ou le Championnat du Monde de Handball), il faut bien reconnaître que ni le FIBD, ni l’ACBD n’ont encore fait forte impression. Pourtant, les médias n’ont pas hésité à évoquer la légion d’honneur refusée par Jacques Tardi, ou le choix de Charlie Hebdo de publier une vie de Mahomet en bande dessinée. Fort logiquement, Les Echos ont même couvert l’arrivée future de Benoît Mouchart chez Casterman, les autres quotidiens gardant sur le sujet un silence (que l’on imagine) respecteux.
Du côté du Festival, à moins d’une semaine de son ouverture, retentit dans la presse un silence assourdissant. Pas un mot dans Libération, rien dans Le Monde, il n’y a bien que Le Figaro qui évoque le programme (affichant un petit bandeau «Festival d’Angoulême – 40 ans de bulles» sur son site en l’honneur de l’événement) et propose une «websérie» en dix épisodes qui évoquent chacun un auteur, mêlant (sans explication aucune pour le profane) célébration du passé et moments forts à venir. Plus encore, les deux partenaires média officiels (20minutes et L’Express) sont pour l’instant restés très discrets sur la manifestation, le premier se fendant d’un article fourre-tout le 8 janvier, le second évoquant rapidement le nouveau mode de scrutin pour l’élection du Grand Prix le 10. Nul doute qu’ils se rattraperont la semaine prochaine.
Du côté de l’ACBD, la pêche n’est pas bien meilleure. Alors que le rapport de Gilles Ratier était largement repris les années précédentes[2], il faut en 2013 savoir se contenter de peu : un «En Bref» pour Libération (sous le titre fort élégant : «La BD bande encore», 26 décembre 2012), un article dans Challenges et un autre dans Le Devoir, qui s’inspirent très fortement du communiqué de l’ACBD (Challenges faisant carrément dans la copie), illustrent leur texte d’une photo de bande dessinée sur iPad, et confondent tous deux (c’est un comble) tirages et ventes[3]. Reste l’article fourre-tout de 20minutes mentionné plus haut, qui en quelques lignes évoquant à la fois le rapport Ratier et le prochain FIBD, réussit à déballer la quasi-totalité des poncifs habituels qui entourent la bande dessinée : petits mickeys, secteur qui ne connaît pas la crise, engouement populaire — n’en jetez plus.

Si l’on peut envisager une certaine lassitude face à un rapport qui, depuis treize ans, ne cesse d’annoncer toujours plus, comment expliquer ce désintérêt de plus en plus marqué à l’égard du Festival d’Angoulême ? Il y a là quelque chose que je ne m’explique pas, et qui laisse peut-être entrevoir une évolution inquiétante de la place accordée à la bande dessinée dans la presse généraliste. Que les paillettes qui entoureront l’ouverture du Festival la semaine prochaine ne vous aveuglent pas : plus que jamais, la presse a l’attention fragile.

Notes

  1. Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée.
  2. Liste non exhaustive pour le Bilan 2009 : «BD : Des bulles et des affaires», JDD, 29 janvier 2010 ; «Le marché de la BD devrait continuer sur sa lancée en 2010», Capital, 28 janvier 2010 ; «La bande dessinée résiste et joue les valeurs sûres», Le Progrès, 7 janvier 2010 ; «La BD résiste à la crise», France2.fr, 6 janvier 2010 ; «Dans la tempête, la croissance de la bande dessinée francophone se confirme», Le Devoir, 5 janvier 2010 ; «BD : Léger tassement dans l’édition en 2009», La Libre, 4 janvier 2010 ; «Astérix dope le marché de la BD francophone», Le Figaro, 30 décembre 2009 ; «La production de BD s’est assagie en 2009», Les Échos, 30 décembre 2009 ; «Les rééditions, reines de l’année BD», Le Parisien, 29 décembre 2009 ; etc.

    Liste non exhaustive pour le Bilan 2008 : «La bande dessinée, un secteur en bonne santé», Le Monde des Livres, 29 janvier 2009 ; «Bande dessinée : le bilan 2008 de l’ACBD», Les Échos, 28 janvier 2009 ; «2008 a propulsé la bande dessinée francophone vers de nouveaux sommets», Le Devoir, 6 janvier 2009 ; «En 2008, 40 % des bandes dessinées vendues étaient des mangas», Rue89, 2 janvier 2009 ; «Bande dessinée : ça rigole toujours !», Télérama, 1er janvier 2009 ; «C’est officiel : La bande dessinée ne connaît pas la crise», Gala, 30 décembre 2008 ; «2008, une bonne année pour la BD», Le Figaro, 30 décembre 2008 ; etc.

  3. Je cite l’article du Devoir : «C’est le tome XIII de Titeuf, oeuvre de Zep, qui remporte d’ailleurs la palme d’or en la matière avec un million d’exemplaires vendus, loin devant le numéro 2 des meilleurs vendeurs : le Lucky Luke scénarisé par Daniel Pennac et Tonino Benacquista, qui a atteint en 2012 les 450 000 exemplaires.»
Humeur de en janvier 2013