Alentours – Le parloir ou la grille de lecture estompée

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Attardons-nous sur une scène, dans un lieu où les mouvements se figent, où la vue se restructure dans une grille, où la parole irréductible semble vouloir compenser ce qui vient d’être perdu.
De cet assemblage à claire-voie, séparant la liberté de son contraire (de la contrainte), le relationnel qui fait une histoire se contente de la vue limitée (translucidité) et du son favorisé (voix, écoute). Plus facilement que le regard, la parole se glissera donc entre les horizontales et les verticales, se dégageant d’un maillage annulant toute perspective, pour atteindre celui d’en face, de l’autre coté de ce mur carcéral ajouré ne pouvant se faire plus minimal–du moins dans des matières opaques.
Pour un auteur de manga, raconter une telle scène, c’est se jouer de la contrainte et révéler par cet usage occasionnel la primauté de certains éléments qui font l’originalité et l’ascendance de son médium.

Cette scène qui nous intéresse est extraite du premier volume des Vents de la Colère de Yamagami Tatsuhiko.[1] Elle s’étend sur huit planches, de la page 128 à 134.
C’est en oblique mais dans la verticalité d’une case que la barrière s’érige, que le lieu se définit et que la scène commence (extrait 1 ci-dessus). Ensuite les regards s’échangent, le dialogue s’ébauche, et dès la quatrième case la grille de séparation devient indistincte, derrière et autour du personnage qui est justement sensé se trouver de l’autre côté.
Dès lors et dans des champs / contre-champs aux cadrages variables, les corps, alternativement, surgiront ponctuellement de celle-ci, leur donnant à la fois un statut d’apparition et une intensité de discours pour nos yeux cherchant une vraisemblance visuelle et une logique propre au neuvième art.

L’étrangeté et l’illogique de la scène (au premier regard) sont renforcés par la structure de ce mur de séparation et la gestuelle des personnages.
Pour ce qui est du premier point, la grille est composée pour sa moitié inférieure d’une partie maçonnée et pour sa moitié supérieure d’une structure grillagée. L’interface entre les deux parties se faisant par une armature horizontale servant d’accoudoir. Seule la partie supérieure de ce mur devient transparente, montrant clairement ce qui reste bloqué (les mouvements) et ce qui se trouve plus ou moins filtré (la vue, la parole et l’ouïe) comme pour les maillages normés des filets des pécheurs marins.
Cette dernière partie implique aussi une limite. Si elle devient bien invisible, elle n’est jamais franchie par les personnages. L’auteur le montre des la case trois de la deuxième planche (extrait 2 ci-dessus).
C’est là notre deuxième point où toute gestuelle des personnages, à la manière des mimes, fait en sorte de rappeler la présence de cette grille qu’ils nous cachent. Celle-ci en effet ne se dématérialise que face à eux. Au-delà, elle poursuit sa présence autour, dans la logique spatiale générale du lieu.[2]
La dématérialisation de la grille n’est pas pour autant systématique. Elle se fait principalement avec des plans rapprochés et larges. La dimension des cases, la place faite au texte, la participation narrative du décor, sont aussi des éléments qui participent plus ou moins à sa disparition, à son estompage.
Tout cela ne se fait donc pas sans logique et, la surprise passée, tout lecteur ou lectrice un peu attentif comprend assez rapidement que cette étrangeté tient moins du récit qu’à un souci général de lisibilité de l’image des personnages. L’auteur a trouvé ce compromis étonnant pour continuer, pour ne pas casser le rythme de ses planches autrement grillagées, par celui d’une grille de parloir s’opposant à tout dynamisme autre que celui du langage.

Dans la première case de la deuxième planche le prisonnier interjette l’expression «Ma parole» pour s’assurer de la présence et de l’identité de son visiteur. J’ignore si ces mots sont une traduction littérale, mais, ici, ils sont intéressants car le personnage semble en appeler à ce qui est le moins contraint, le plus libre, le moins figé dans ses possibilités pour assoir ce qu’il voit et ce qu’il reconnaît. Comme si le langage était sa seule garantie.[3]
Le fait qu’en même temps qu’il dit cette phrase, il semble surgir de la grille, s’en abstraire, peut sembler contradictoire aux yeux du lecteur puisque pour lui, justement, c’est la vue qui semble privilégier. Cette présence est faite pour lui, par l’auteur, dans un souci de lisibilité où personnages et identité se devinent sans ambiguïté, sans l’ombre d’un doute.[4]

Pour les personnages le langage, pour nous l’image. A priori tout semble à sa place. Pourtant la négation de la grille rend l’image des personnage moins image, niant des principes de représentation et de vraisemblance impossibles à nos yeux d’occidentaux.
Car imaginons la même scène dans un comic ou une bande dessinée franco-belge classique et la chose semble impossible, tout un autre système de contournement se mettant en place : grillage mis de côté, gros plan montrant l’œil d’un personnage dans un maillage devenant cadre ou case, planche reprenant dans sa structure la séparation du parloir, bulles placée dans l’image en fonction du rythme des dialogues, narratifs ou récitatifs descriptifs, etc.
Cette barrière, cette grille, serait contournée d’une manière qui n’a rien à voir avec celle ici présentée.[5]

Les solutions qu’offre cette scène me semble typique de la manga, de son rapport aux images. Ici l’image ne cherche pas à représenter, elle est langage et on s’en sert comme tel. Ce n’est pas le personnage qui surgit de la grille, mais son idéographie élaborée suivant les codes et les usages, fixés (alors) par vingt-cinq ans de manga «Tezukienne».
Ici pas de littérature illustrée, de cinéma de papier, mais un moyen rapide, rythmé, de dire et de raconter. Les codes de la manga sont comme un système diacritique accompagnant le système alphabétique ou idéographique traditionnel. Leur fonction est de dire, non de re-présenter.
Les paroles flottent, donnent leur nom à ce lieu en étant les seules à pouvoir franchir l’obstacle pénitentiaire, carcéral, en allant du transmetteur au récepteur. Quoi de plus logique alors que ces images incarnant à la manière d’un mot le personnage — mais aussi et en même temps son identité et son caractère — puissent passer à claire-voie (à claire voix) ce mur ajouré.

Symboliquement ce lieu de paroles les rend aussi pesantes, inaudibles, chuchotées. Il n’est pas garant de silence, et, ici, les mur se révèleront avoir des oreilles qui enregistrent et dupliquent la parole (comme un livre). Un doigt (un mouvement) clôt la saynète en appuyant sur le bouton «stop» d’un magnétophone à bande (non dessinée mais magnétique). Ensuite il s’agit d’une autre histoire qui vous fera peut-être lire le livre.

Ce que montre (un peu) cette scène c’est que le Japon n’a pas mis le langage dans l’image, mais bien que l’image lui a permis de créer un langage supplémentaire, silencieux, informulable mais visible, dont l’évidence, la fausse simplicité fait son succès à travers le monde.
Peut-être, qui sait, le premier pidgin purement graphique à l’échelle de la planète, l’avenir le dira.

Notes

  1. Pour comprendre tout l’intérêt et l’importance de cette œuvre, je te renvoie, ami lecteur, lectrice mon amour, à l’excellente chronique qu’en a fait Julien Bastide sur Chronic’Art.
  2. Notons que sa taille ainsi que le nombre des barreaux peut fluctuer d’une case à l’autre au gré des scènes, des cadrages et de la ponctuation du récit.
  3. Je note aussi que quand le prisonnier dit qu’il ne sait pas, il dit «je ne saurais dire au juste». Planche 6, p.133 case 2.
  4. Dans la dernière case de la quatrième planche (p.131) l’auteur fait une case sans son curieux artifice, et le personnage de l’autre côté de la grille ne se présente plus que sous la forme d’une ombre (l’ombre de lui-même) derrière la verticalité translucide de la maille grillagée.
  5. Même à des époques comparables (cette manga de 1970) et à ma connaissance, je doute qu’ils s’étaient produits de tels contournements dans des bandes dessinées occidentales contenant d’éventuelles scènes similaires.
Dossier de en décembre 2006