Shinzô Keigo

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Si on l'a découvert avec Tokyo Alien Bros. chez Le Lézard Noir, Shinzô Keigo est un jeune auteur qui compte déjà une dizaine d'ouvrages à son actif. Alors qu'un recueil d'histoires courtes, Holiday Junction, doit paraître le mois prochain, retour sur le parcours de ce manga-ka tranquillement en marge.

Xavier Guilbert : En préparant cet entretien, je suis tombé sur cet article qui est paru dans la revue Gekkan ! Spirits. C’est un entretien croisé entre Matsumoto Taiyô, Asano Inio, et donc vous. Dans cet entretien, vous évoquez en particulier l’influence qu’a pu avoir sur vous Matsumoto Taiyô. Vous avouez même avoir entièrement redessiné à l’époque un chapitre de Ping Pong. Dans quelle mesure est-ce une influence forte chez vous ? Et quelles sont les autres influences présentes dans votre travail ?

Shinzô Keigo : J’ai découvert l’œuvre de Matsumoto quand j’étais au lycée, en seconde. Et à la fin de cette année de lycée, j’ai effectivement redessiné un chapitre entier de Ping Pong — c’est la première œuvre que j’ai découverte de lui. Jusqu’alors, je lisais surtout des mangas qui étaient publiés dans Shônen Jump, comme One Piece. Ce qui m’a beaucoup intéressé dans le style de Matsumoto, c’est son trait libre, un peu tremblant, avec cette grande liberté expressive, mais aussi l’absence de lignes de mouvement, de ces codes graphiques typiques du manga. Et c’est donc avec Ping Pong que je l’ai découvert.

Xavier Guilbert : A quel moment l’idée de poursuivre une carrière de manga-ka vous est-elle venue ? Qu’est-ce qui vous a encouragé à persévérer dans cette direction ?

Shinzô Keigo : En fait, j’ai commencé à envisager de devenir manga-ka professionnel à partir de la fin de l’école primaire [l’équivalent du CM1-CM2]. Je m’intéressais à l’origine aux « gag mangas », ces séries humoristiques, avec des auteurs comme Usuta Kyôsuke. Le problème, c’est que je n’avais pas du tout confiance en mon sens de l’humour, mon sens du gag, et je pensais que je n’arriverais pas à écrire ce genre de manga. C’est en découvrant des auteurs comme Matsumoto, Kuroda Io ou Takano Fumiko, que j’ai senti en fait, qu’au niveau du dessin, il y avait une espèce de liberté que je pouvais m’approprier. En tous cas, il y avait un espace que je pouvais investir en tant qu’auteur professionnel.

Xavier Guilbert : J’ai l’impression que la proximité ne se limite pas juste à une question de dessin. Certes, sur vos couvertures, il y a une patte graphique qui évoque les couvertures des derniers livres de Matsumoto Taiyô. Mais que ce soit dans Taifu no hi, le premier recueil d’histoires courtes que vous avez publié, ou dans les deux récits plus longs de vos débuts (Moriyama-chû Kyôshûjô ou Bokura no Funkasai), on retrouve des thématiques communes avec les travaux de Matsumoto Taiyô ou Kuroda Io. On n’est pas dans l’aventure, on explore plutôt des choses qui relèvent du quotidien. Beaucoup de choses également liées au fait de grandir, de quitter l’état d’enfance pour plonger dans l’âge adulte.

Shinzô Keigo : Il se trouve en fait que mon responsable éditorial était à l’origine le même que celui de Matsumoto Taiyô, et quand on a commencé à travailler ensemble, il n’a pas décelé chez moi cette influence de Matsumoto. Il ne l’a pas senti tout de suite, et je pense que les similitudes que vous évoquez au niveau des thèmes que nous abordons, ce ne sont pas des choix conscients. Je ne me suis pas dit : « j’aimerais faire du Matsumoto, travailler un peu dans la même veine que lui. » Ce sont juste des choses qui me sont venues spontanément. En revanche, au niveau du dessin, je pense que là, il y a une influence plus directe.

Xavier Guilbert : Je voudrais quand même revenir sur ces deux premiers récits longs. Le premier, Moriyama-chû Kyôshûjô (bientôt traduit au Lézard Noir sous le titre « L’auto-école Moriyama ») met en scène deux anciens camarades de classe qui se retrouve dans cette fameuse auto-école. L’un d’eux est devenu yakuza, alors que l’autre papillonne un peu à droite à gauche, et le récit s’intéresse à la manière dont cette amitié va se réactiver.
Le second, Bokura no Funkasai, est l’histoire d’un petit village qui va se retrouver bouleversé par l’éruption du volcan proche. La maison familiale de l’un des personnages principaux va ainsi devenir établissement thermal, suite à l’apparition d’une source d’eau chaude dans le jardin. C’est à nouveau la manière dont les deux personnages principaux, amis d’enfance, vont réussir à dépasser ces changements.
A chaque fois, il y a cette thématique d’une amitié que l’on essaie de maintenir au fil des ans, malgré les différentes étapes de la vie. Vous l’évoquez d’ailleurs dans l’une de vos postfaces, cet attachement à ce genre d’amitié.

Shinzô Keigo : En fait, pour moi, l’amitié est quelque chose qui résiste aux épreuves et aux années. J’ai toujours des amis d’école, du lycée, je suis toujours en contact avec eux. Pour moi, l’amitié est quelque chose qui dure plus — que par exemple, les relations amoureuses qui peuvent être amenées à disparaître, parfois assez rapidement.

Xavier Guilbert : ll y a aussi cette narration qui procède beaucoup par petites touches. Il y a un récit qui se construit, mais ce sont les petites saynètes qui traitent du quotidien qui dominent. C’est aussi quelque chose qu’il vous intéresse d’explorer ?

Shinzô Keigo : Est-ce que vous pouvez me donner un exemple de description de ces saynètes, de ces moments de la vie quotidienne dont vous parlez ?

Xavier Guilbert : Si on prend Moriyama-chû Kyôshûjô, la majorité du récit se déroule dans un lieu à l’écart, perdu au milieu de la campagne. Il n’y a pas de grands enjeux, c’est simplement la manière dont s’établissent les relations, comme pour la relation avec la monitrice, avec laquelle il y a quelque chose qui s’installe progressivement. On est vraiment sur des petites choses, les petites choses de la vie, les relations humaines. Il y a bien un yakuza, mais on est très loin des films de Fukusaku Kinji : il est presque yakuza par hasard.

Shinzô Keigo : En fait, tout simplement, je m’inspire des choses que j’ai vécues moi-même, de mes souvenirs. Par exemple, ça peut être un instant que j’ai passé, ou alors un paysage qui m’a marqué, ou qui m’a plu. Dans la scène que vous montrez [le diptyque avant/après tiré de Bokura no Funkasai, montrant les berges d’une rivière], c’est une scène qui se passe à la tombée de la nuit, il y a des fleurs de cerisiers. Quand on voit les fleurs de cerisiers à ce moment du jour, en fait elles apparaissent comme étant très blanches et pâles. Alors que quand on les voit sur un ciel bleu, elles prennent encore une autre couleur. Ce sont des sensations et des moments personnels que j’essaie d’incorporer à mes mangas, tout simplement.

Xavier Guilbert : Dans Bokura no Funkasai, justement, vous avez fait un choix particulier pour les noms des personnages principaux : il est question d’éruption d’un volcan, et ces deux personnages s’appellent Toyama et Sakurajima. Sakurajima, c’est le volcan qui se trouve en face de Kagoshima, et Toyama, avec un kanji de plus, devient « Fuji-san ». Ça me renvoie à nouveau à Matsumoto Taiyô, puisque dans Ping Pong, on retrouve Hoshino (dont le premier kanji est « étoile ») et Tsukimoto (« lune »), et il m’avait expliqué lors d’un entretien que c’était une manière pour lui de fixer leur personnalité en les associant à des symboles.

Shinzô Keigo : C’est vrai que c’est un point commun avec les œuvres de Matsumoto Taiyô, mais ce n’est pas forcément une démarche consciente ni un clin d’œil particulier. Dans Tokyo Alien Bros. aussi, les deux frères ont des noms comme ça, un peu opposés : le premier s’appelle Fuyunosuke, donc l’hiver ; et l’autre Natsutarô, qui est plutôt l’été. C’est un petit dispositif que j’essaie de répéter dans mes livres.

Xavier Guilbert : Moriyama-chû Kyôshûjô a été adapté en film en 2016, il y a donc un an et demi. De ce que j’ai vu, cette adaptation suit de près le manga. En êtes-vous satisfait, et est-ce que ça a changé quelque chose pour vous ?

Shinzô Keigo : Le film n’a pas eu beaucoup de succès, mais il m’a beaucoup plu. J’ai trouvé qu’il était très fidèle, il respectait vraiment l’ambiance du mon manga. En fait, quand je suis allé sur le tournage, j’ai remarqué le cadrage de la caméra, que les prises de vues étaient assez basses. C’est quelque chose que j’avais déjà en tête avant. Je cadre souvent mes cases avec un point de vue assez bas. J’ai été amené à réfléchir à ça après avoir vu le film. Mais ce n’est pas ce film qui m’a donné envie de dessiner des mangas destinés à être adaptés plus tard au cinéma. Ça n’a pas vraiment changé mon rapport à l’écriture.

Xavier Guilbert : Il y a une série qui est un peu à part dans votre parcours. Il s’agit de Midori no Hoshi, qui est non seulement votre série la plus longue à ce jour (quatre volumes), et qui s’inscrit dans une sorte de science-fiction débridée. Comment l’avez-vous abordée ? A-t’il été difficile de gérer cette narration sur la longueur ? Et qu’en avez-vous retiré ?

Shinzô Keigo : Avant d’écrire cette série, je travaillais pour des mensuels, ce qui fait que je livrais environ vingt pages par mois. Là, c’était ma première série publiée sur un rythme hebdomadaire, et je devais livrer dix-huit pages par semaine, soit quatre fois plus de travail. Du coup, j’ai dû apprendre à travailler plus vite. Auparavant, je faisais des one-shots, et comme vous l’avez dit, c’est une série beaucoup plus longue. Il a fallu mettre l’accent sur l’histoire, déjà, pour faire avancer l’intrigue de semaine en semaine, assez rapidement, mais aussi pour pouvoir tenir sur la longue. Il faut quand même avoir quelque chose à raconter.
J’ai un peu regretté, en fait, de devoir travailler aussi rapidement. Ça m’a peut-être éloigné un peu de mes préoccupations, de ce qui me tenait à cœur. Aussi, le défi de la science-fiction — je ne suis pas sûr d’avoir été très à l’aise avec ce thème. J’ai préféré, après ça, me retourner vers des choses plus proches de mon quotidien et de mon expérience personnelle.

Xavier Guilbert : Comme c’est souvent le cas au Japon, vous avez fait vos débuts avec des récits courts, dont deux recueils sont parus à ce jour : Taifu no Hi et Holiday Junction. Vous continuez de participer à des anthologies, comme USCA ou Diorama. Ce genre de récit court reste important pour vous, comme espace d’expérimentation ou d’apprentissage ?

Shinzô Keigo : Tout-à-fait, c’est un espace d’expérimentation, mais aussi — après l’échec que j’ai ressenti avec Midori no Hoshi, j’ai voulu le surmonter et faire autre chose. Je me suis servi des récits courts pour faire ce que je n’avais pas pu réaliser avec cette série. Je l’ai dit, j’étais obligé de tenir un rythme assez soutenu, et au niveau du dessin, je ne pouvais forcément arriver à la qualité que je souhaitais. Après Midori no Hoshi, j’ai par exemple pris beaucoup de photos, et j’ai commencé à dessiner d’après photo, et de manière plus détaillée.

Xavier Guilbert : Il y a d’ailleurs dans Holiday Junction, une histoire qui est un « proto-Tokyo Alien Bros. » C’est l’histoire qui s’intitule Ani rashiku, dans laquelle on retrouve les bases de ce qui deviendra Tokyo Alien Bros. Quand vous avez réfléchi à la prochaine série dans laquelle vous vouliez vous lancer, qu’est-ce qui vous a fait revenir sur cette histoire en particulier ?

Shinzô Keigo : Après Midori no Hoshi, j’ai beaucoup réfléchi à ma série suivante, et j’ai fait plusieurs propositions à mon éditeur — propositions qui ne lui ont pas plu. Je me suis retourné vers cette histoire, Ani rashiku, qui met en scène une fratrie. C’était un thème que je voulais aborder depuis longtemps, et ça m’intéressait d’y revenir sous une forme plus longue. En fait, à partir du moment où j’ai commencé à réfléchir à l’histoire, je me suis mis très vite à faire un story-board, et j’ai bouclé le premier chapitre en une journée. Il y avait là une facilité qui m’a fait comprendre que c’était quelque chose que j’avais très envie de faire, tout simplement.

Xavier Guilbert : Même si la tonalité est très différente d’avec Midori no Hoshi, l’intrigue dans Ani rashiku repose quand même sur une forme de science-fiction « light », si l’on peut dire. C’était une forme de revanche ? Ou avez-vous trouvé là une manière d’intégrer du fantastique plus compatible avec les sujets que vous aviez envie d’aborder ?

Shinzô Keigo : Encore une fois, la difficulté avec Midori no Hoshi, c’était que comme c’était une série, peut-être pas de « hard SF », mais de science-fiction plus classique que Tokyo Alien Bros., je devais inventer beaucoup de choses. J’étais obligé d’imaginer beaucoup de choses, à partir de rien. Ensuite, j’ai voulu retourner vers une description du quotidien, et surtout de la ville et des paysages urbains. Ce qui m’a intéressé, en fait, en incorporant des éléments de science-fiction, c’est que ça permet de créer des situations visuelles très fortes, des scènes qui restent en mémoire. La science-fiction, c’est quelque chose d’assez complexe à faire, qui demande aussi des connaissances et un peu de recherche. Je ne suis pas sûr de continuer dans cette veine-là à l’avenir.

Xavier Guilbert : C’est vrai que dans Tokyo Alien Bros., la ville est un personnage à part entière. Il me semble que vous-même, vous avez déménagé et découvert Tokyo à peu près à ce moment-là. Pour avoir vécu là-bas, j’ai retrouvé dans vos pages beaucoup de ces paysages urbains qui n’ont a priori rien d’exceptionnels, mais qui incarne véritablement ce que peut être cette ville.

Shinzô Keigo : C’est difficile d’expliquer pourquoi j’ai choisi les endroits que j’ai dessinés dans Tokyo Alien Bros. En fait, j’ai fait un travail assez important de repérage, je suis parti prendre des photos, et j’ai tout simplement choisi de dessiner des paysages qui suscitaient cette envie en moi. Je ne saurais pas vraiment mettre des mots sur cette envie, et sur ce qui la suscite. Ce sont des paysages qui m’ont plu, tout simplement.

Xavier Guilbert : Ces paysages sont aussi l’occasion de revenir sur ces petits moments du quotidien. Je pense à cette image où l’on voit l’un des personnages sur un balcon : on sent bien que c’est un début de soirée, la nuit tombe, il fait encore chaud mais la fraîcheur monte… On revient vraiment sur ces moments fugaces que vous évoquiez tout à l’heure.

Shinzô Keigo : Je pense aussi que, comme je m’intéresse beaucoup aux saisons, j’aime montrer la manière dont les saisons influencent tout simplement l’humeur des personnages, avec les changements de l’environnement — que ce soit la végétation ou la température. En été, j’avais dessiné des nuages, de la végétation ; en hiver, les personnages vont peut-être être plus renfermés, un peu plus mélancoliques. Ce sont des choses que j’aime montrer.

Xavier Guilbert : Il y a, dans le recueil Holiday Junction, une histoire courte parue dans Manga Erotics F. On y voit un couple qui est en train de faire l’amour, et puis Godzilla arrive et commence à réduire en poussière la ville alentours, sans que cela les interrompe. On a là une approche différente, où l’environnement n’a pour le coup aucune incidence sur les personnages.

Shinzô Keigo : L’histoire qui clôt le recueil est d’une tonalité beaucoup plus sombre, et m’a été inspirée par l’œuvre des Kerascoët, Jolies Ténèbres. Je vous recommande cette lecture, et une exposition leur est consacrée en ce moment au Festival.

Xavier Guilbert : Vous disiez que le fantastique vous donnait la possibilité d’introduire des images fortes. Je trouve qu’il y a, dans Tokyo Alien Bros., une sorte de jeu de contre-pied : oui, il y a des scènes spectaculaires, mais très rapidement on revient à des choses très calmes — il y a bien une course échevelée, mais elle s’interrompt très vite. J’imagine que c’est voulu, mais est-ce que cela ne peut pas être un peu déroutant pour le lecteur ?

Shinzô Keigo : Je suis désolé, je ne saurais pas du tout vous répondre sur la réaction des lecteurs japonais. C’est très difficile pour moi de jauger ce genre de chose.
Pour la question du rythme, je pense que tout est affaire d’équilibre et de contraste. Si c’était comme vous dites, une course échevelée tout du long, ça serait aussi fatiguant. C’est important d’alterner des moments d’action, et des moments un peu plus calmes.

Xavier Guilbert : A quel moment avez-vous décidé d’amener le récit à sa conclusion ? L’intrigue est au départ assez ouverte, puisqu’elle repose sur le contraste entre les deux frères : le premier acclimaté et installé, le second nouveau-venu et tout à la découverte. Il aurait été tout-à-fait envisageable de faire durer un peu plus longtemps la série…

Shinzô Keigo : C’est une question qui remue en moi des sentiments un peu douloureux. J’ai tout simplement décidé de l’arrêter, parce que je pensais qu’elle n’aurait pas de succès si je la continuais davantage. Il est vrai que j’aurais pu poursuivre beaucoup plus longtemps. Après, je suis assez satisfait de la manière dont ça se termine, mais mes amis m’ont beaucoup reproché de l’avoir terminée si rapidement, et je le regrette un petit peu, aussi, pour une partie de fans qui auraient aimé que la série continue encore.

Xavier Guilbert : L’année dernière, vous avez eu l’occasion d’exposer dans une galerie à Tokyo. Je ne sais pas si c’était la première fois que vous participiez à ce genre d’événement…

Shinzô Keigo : En fait, à chaque fin de série, une galerie me propose d’exposer. Le concept, c’est de faire une exposition avec un tout petit budget, une expo qui ne coûte rien. Pour celle-ci, ma troisième, il y avait une centaine de planches, une vingtaine de couvertures en couleur, et une dizaine d’œuvres originales proposées à la vente. Mais ça demande un travail considérable, et je n’ai vraiment pas envie de renouveler l’expérience.

Xavier Guilbert : Vous êtes un auteur jeune — et je voudrais revenir, en guise de conclusion, sur quelque chose qui était évoqué dans l’entretien croisé de Brutus dont j’ai parlé tout à l’heure. Inio Asano expliquait ainsi qu’il ne s’intéressait pas à la génération de Matsumoto Taiyô qui précédait la sienne, mais plutôt celle d’avant encore — donc un jeu d’influence qui sautait une génération. Est-ce que vous avez l’impression de faire partie d’une nouvelle génération d’auteurs ? Y-a-t’il des gens dont vous vous sentez proche, et avec qui vous échangez ?

Shinzô Keigo : Tout-à-fait, il y a un auteur en particulier, qui s’appelle Nishimura Tsuchika, pour lequel j’ai beaucoup d’admiration. Je considère que c’est un génie. C’est plus qu’un ami — c’est plus que de l’amitié, il y a aussi un peu de rivalité, finalement. C’est quelqu’un que je trouve vraiment très talentueux. Je pense que la proximité vient surtout du dessin… une proximité stylistique. Il y a aussi le fait que parfois, on fait des gags un peu graveleux, des choses un peu plus légères. J’aimerais beaucoup que les mangas de Nishimura soient publiés en France.

Xavier Guilbert : Vous venez de terminer Tokyo Alien Bros. — quels sont les projets vers lesquels vous avez envie de vous tourner maintenant ?

Shinzô Keigo : Je n’ai pas encore commencé à travailler à ma prochaine série, mais j’aimerais beaucoup faire une comédie romantique, raconter des relations entre garçons et filles. J’aimerais surtout dessiner des personnages féminins très mignons, très charmants. Au niveau du dessin, je voudrais plutôt revenir à quelque chose de libre, plus proche du croquis. Donc toujours à partir de photographies, mais contrairement à Tokyo Alien Bros., pour lequel j’utilisais la photo comme support, en reprenant les contours, là, ce seraient plutôt des croquis réalisés d’après photo, mais pas forcément photo-réalistes. J’aimerais un peu mêler les deux approches.
[Note: depuis que cet entretien s’est tenu, Shinzô Keigo a débuté sa nouvelle série, Nora to Zassô, dans les pages du magazine Morning, chez Kôdansha.]

Xavier Guilbert : Vous parliez de l’influence de l’environnement sur les personnages. Un changement à attendre de ce côté-ci également ?

Shinzô Keigo : Ce n’est pas vraiment en terme d’environnements que j’ai envie de changer mon approche, mais c’est plutôt en terme de ton. Jusqu’à présent, je suis resté dans quelque chose d’assez léger, de positif et joyeux. Là, j’aimerais me tourner vers des choses un peu plus sombres, mais la difficulté, c’est que je ne peux pas trop en parler. C’est toujours en cours de gestation.

Xavier Guilbert : Pour conclure, est-ce que c’est facile de trouver sa place au sein de la production véritablement pléthorique de manga ?

Shinzô Keigo : C’est vrai qu’au Japon, il y a des choses très commerciales — en tous cas, plus standardisées, qui sont produites. Il y a notamment l’auteur de Fairy Tail qui est présent sur le Festival. A une époque de ma carrière, j’avais ce souci de vendre, d’essayer de rencontrer un succès commercial. Je réfléchissais donc à la manière de l’atteindre, quels thèmes aborder, comment dessiner, etc. Mais en fait, j’ai délaissé cette approche. Je pense que finalement, le succès ne se rencontre pas en se préoccupant de ce genre de choses, mais en restant fidèle à sa vision du manga, que ce soit dans les thèmes que l’on a envie d’aborder, la manière de dessiner, le plaisir que l’on peut prendre, tout simplement, à dessiner. Toutes ces choses sont en fait directement liées au succès que peut rencontrer l’œuvre. Je pense qu’il faut être fidèle à ses envies.

[Entretien réalisé en public le 26 janvier 2018, durant le Festival d’Angoulême. Un immense merci à Aurélien Estanger pour sa traduction émérite.]

Entretien par en mai 2018