Léa Murawiec

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Léa Murawiec est cette jeune autrice propulsée sur le devant de la scène à l'occasion d'un premier livre, "Le Grand Vide", largement salué par la critique et remportant notamment le Fauve du Public France-Télévisions au Festival d'Angoulême en 2022. Retour sur un début de parcours prometteur.

Maël Rannou : De ce que je vois, tu as a commencé à étudier à l’École Estienne, mais tu finis par être diplômée à l’ÉESI d’Angoulême. A quel moment as-tu bifurqué ?

Léa Murawiec : Je suis arrivée à Angoulême en troisième année et j’ai terminé mes études là-bas.

Maël Rannou : Très tôt il y a Flutiste, c’était un fanzine d’école ? Dès le début un projet externe ?

Léa Murawiec : C’était un fanzine de classe mais moi je n’étais pas dans cette classe-là. C’était d’autres étudiants en graphisme à l’école Olivier de Serre à Paris, qui s’ennuyaient tous un peu comme moi en graphisme. On était contents de faire du graphisme je pense, mais il y a des promos avec des énergies différentes et cette fois c’était très porté sur la bande dessinée. Quand j’étais en première année d’études il y avait une petite hype sur Flutiste donc je voulais absolument en faire partie. Ils m’ont publiée très tôt et ont accepté tout ce que je leur ai envoyé. Je les ai donc d’abord rejoints comme autrice éditée[1] puis comme éditrice une fois que je suis arrivée à Angoulême, en 2015.
Pour présenter rapidement Flutiste, il s’agit d’un fanzine de bande dessinée à contrainte, dans la lignée de l’OuBaPo. Nous n’appartenons pas à l’OuBaPo mais leur travail nous a beaucoup inspirés pour trouver une trame narrative à des réalisations d’autrices et d’auteurs aux styles très différents, qui se recoupent d’une participation à une autre, mais se retrouvent sur une contrainte narrative commune. Par exemple dans le numéro 11 d’octobre 2021, chaque récit doit se terminer avec un personnage qui lit un livre ou se fait lire une histoire, afin que le récit s’imbrique dans un autre récit, jusqu’à arriver à la dernière histoire, qui est au milieu du livre. Ensuite, on revient dans l’autre sens aux personnages des histoires précédentes qui ont tiré des conclusions de l’histoire qu’ils viennent de lire, etc. Trouver et écrire la contrainte éditoriale du numéro est d’ailleurs un de mes principaux travaux éditoriaux chez Flutiste.
Ce système s’est lentement affirmé au fil des numéros, et c’est comme ça que je suis entrée dans le monde de la bande dessinée. Avec mes histoires dans le fanzine, mais aussi en tenant des stands et en publiant mes premières histoires complètes de manière indépendante, qui ont été publiées à cent exemplaires pour Conspiration en 2015 et Fabuleux vaisseaux qui a été tiré un peu plus et est sorti en 2018.

Maël Rannou : Quand je regarde les vieux Flutiste, ton trait a beaucoup changé mais en même temps j’y retrouve une constante : les membres mous et caoutchouteux. C’est peut-être l’occasion de revenir sur tes influences : tu parles souvent de Morris, je ne sais pas s’il y a un lien mais on peut voir un peu de cette rondeur dans les premiers Lucky Luke.

Léa Murawiec : Comme beaucoup d’enfants qui ont grandi en lisant de la bande dessinée et en dessinant, j’ai beaucoup copié ce que je lisais. J’ai donc dessiné beaucoup de Schtroumpfs et de Lucky Luke, Jolly Jumper surtout, puis j’ai vraiment été de la génération marquée par W.I.T.C.H.. J’étais abonnée au magazine qui se voulait une sorte de réplique de magazine féminin pour les enfants porté par Disney[2]. C’était aussi une sorte de digestion à la sauce occidentale des Magical Girls[3], avec forcément une petite influence du manga, et très vite je me suis donc mise à en lire.
C’est quelque chose qui s’est très vite retrouvé dans mes influences : je faisais du shôjo, puis du shônen, je faisais beaucoup de mangas quand j’étais ado et je lisais absolument tout ce que je trouvais à la bibliothèque, aussi bien Naruto que Fruit Basket, Nana ou Tezuka et des seinen comme L’Habitant de l’infini. Je regardais aussi beaucoup de cartoons à la télévision, où on peut retrouver ce côté élastique que tu évoques, ça se mélange un peu.
Je ne me suis jamais dit à un moment « bon je vais mélanger du manga, du cartoon et un peu de Morris des années 50 », mais à un moment dans tout ça quelque chose prend le dessus sans qu’on ne sache trop pourquoi.

Maël Rannou : Dans les autres choses marquantes de ton travail, il y a la science-fiction. Fabuleux vaisseaux dont tu parlais précédemment en est un exemple intéressant.

Léa Murawiec : Ce livre-là est vraiment né de l’envie de publier des dessins de Krocui, qui dessine depuis toujours des vaisseaux spatiaux avec ce travail au trait, qu’on aimait beaucoup. On s’est dit en les regardant que ce pourrait être amusant de les introduire par une page de bande dessinée les mettant en scène, et c’est comme ça qu’on a construit le livre : il m’envoyait les croquis, je proposais une histoire et il reprenait son dessin pour que la forme colle bien à ce que je proposais. En quelque sorte on peut dire qu’il imaginait le design du véhicule et que moi j’imaginais leur utilisation qui, il faut bien le dire, s’avère souvent décevante, parce qu’un vaisseau spatial sur Terre, c’est limité à 130.

Maël Rannou : Au-delà de la boutade, cette phrase résonne vraiment avec plusieurs de tes approches de la science-fiction, qui n’est pas limitée à cet album. Dans Biscoto tu as réalisé un strip mensuel du n°85 (septembre 2020) au n°106 (juillet 2022) qui s’appelle littéralement La Science-Fiction est toujours décevante. Cela dénote d’un certain rapport détaché à la SF, un terme que tu contestes quand on l’applique au Grand vide (Editions 2024, 2021) d’ailleurs, alors qu’il est très souvent désigné ainsi.

Léa Murawiec : Déjà, je n’ai pas tant lu de science-fiction que ça, je n’en ai pas du tout lu de française ou d’occidentale — j’en ai lu un peu dans du manga mais c’est tout. Ce que j’avais envie de mettre dans Le Grand vide, c’était plutôt du fantastique qui venait de Borges, de Bioy Casares, j’avais lu L’Invention de Morel notamment, qui m’a beaucoup marquée. Quand j’ai écrit le scénario j’avais vu The Lobster, un film de Yórgos Lánthimos, et c’est vraiment ça dont j’avais envie : insuffler des paramètres fantastiques dans une sorte de réalité pour l’y faire basculer sans que ce soit particulièrement frappant. J’avais plus envie de travailler sur un univers parallèle plutôt que quelque chose de grandiose comme je me figure la science-fiction. Je ne suis pas super référencée aussi sur le sujet, c’est peut-être pour ça que je ne vois pas mon travail comme ça ? Un jour, pour parler d’un de mes fanzines tu avais parlé de « Semi science-fiction », moi ça me va bien.
La question des mondes parallèles m’intéresse vraiment, quand j’ai fait mon mémoire de quatrième année à l’EESI c’était justement sur ce sujet et sur ce que ça nous évoque d’imaginer d’autres possibilités de notre réalité. Ces mondes parallèles que je développais étaient donc assez réalistes, donc sans vaisseaux spatiaux. J’ai tenté de le concrétiser dans mon projet de fin de diplôme, qui est un récit numérique à choix multiples où l’on voit toujours six cases, qui offrent en se dévoilant une à une trois possibilités d’histoire. Cela donne quelque chose comme 600 possibilités d’histoires à partir de la même origine. Le projet s’appelle Endurance, j’ai tout scénarisé mais je devais l’animer, je n’en suis pas là. Par contre j’ai voulu l’écrire de manière rigoureuse, en évitant des trucs un peu sortis de nulle part. Dans des récits à choix multiples, on peut avoir des choses comme le héros qui tout à coup déclenche une bombe atomique et pas dans l’autre univers. Dans mon récit, j’ai fait en sorte que si un élément ne découlant pas des actions directes de mon personnage intervient dans une des histoires, il interviendra aussi dans les autres. Si une bombe explose dans un des chemins pris par l’histoire, elle explosera dans les autres. Ce récit a été très intéressant à construire car chaque nouvelle possibilité d’histoire qui apparaissait me permettait d’approfondir toujours plus l’écriture de mon personnage, comme si j’en apprenait toujours plus sur elle.

Maël Rannou : Si cette bande dessinée n’existe pas encore, tu as pu explorer les univers parallèles encore d’une autre manière, sur scène et avec la complicité de Pierre Bayard, entre autre auteur d’ouvrages contestant les fins des grands romans policiers et prouvant que les narrateurs ont tort, ou du Plagiat par anticipation. Peux-tu revenir sur cette création particulière ?

Léa Murawiec : À Shanghai on m’avait recommandé la lecture du livre Il existe d’autres mondes de Pierre Bayard, et je pense qu’il a inspiré l’écriture de mon mémoire. Une fois ce mémoire terminé, je le lui avais donc envoyé et nous avions un peu échangé à ce sujet.
Puis, en juillet dernier, il m’a proposé de co-réaliser une conférence sur les mondes parallèles dans le cinéma au Forum des Images, car on lui avait donné carte blanche pour un cycle de projections. Lui qui avait donné beaucoup de conférences, il cherchait à en élargir le champ en faisant appel à des collaborations avec d’autres domaines d’expression, comme la bande dessinée. On est finalement partis sur le modèle d’une conférence dessinée où je répondais à chaque idée développée par Pierre par une case de bande dessinée. Puis à un moment dans la conférence, l’espace-temps se fissure et nous entrons avec le public dans un univers parallèle où je suis maîtresse de conférences et Pierre Bayard l’auteur de bande dessinée créant une case de bande dessinée en suivant mon discours. C’était amusant de jouer avec la perception du public et c’était aussi une façon de rendre compte d’autres facettes de nos personnalités respectives moins explorées : le dessin pour Pierre et le cinéma pour moi[4].
Je m’étais inspirée d’une autre mini-tentative de porter sur scène un récit à choix multiples en incluant le public, que nous avons réalisé avec Flutiste lors de la dédicroisière proposée par Formula Bula en septembre 2022, pour fêter les dix ans de Flutiste. Nous avions mis en scène une histoire à choix multiples que le public pouvait explorer en votant collectivement pour la suite de l’histoire.

Maël Rannou : Dans le champ des contraintes, même si ça n’est pas lié à l’OuBaPo mais plutôt à Instagram, j’aimerais aborder les Inktober. Inktober, c’est une sorte de défi sur le réseau : ldes dessinateurs ont une liste de mots, un par jour d’octobre, et font des dessins quotidiens en suivant ce thème. Dans ton cas, tu cherches même à les lier, si ce n’est par une histoire, au moins par une cohérence narrative, quitte à faire un mois d’octobre un peu long puisque par exemple l’un d’entre eux a duré d’octobre 2018 à janvier 2019. Tu les publies ensuite en fanzines. Dans celui paru en 2018, on trouve directement le personnage du Grand vide, et je me suis demandé si c’étaient des dessins préparatoires ou juste un travail parallèle…

Léa Murawiec : J’ai fait une série de dessins préparatoires au Grand vide, mais c’était l’année d’avant, durant l’Inktober 2017. J’ai d’ailleurs sournoisement réutilisé des dessins tels quels dans cette bande dessinée, si des gens veulent chercher, la première page en est un exemple.
Lorsque j’ai fait ces dessins, j’avais déjà une idée générale de l’histoire, je réalisais les premières versions du scénario, et j’avais envie de très vite mettre des images, de prendre le contre-pied de l’écriture. Je suis habituée à faire des fanzines, des histoires courtes avec des gaufriers très serrés pour pouvoir en mettre le plus possible en dépensant le moins de pages, pour faire passer toutes mes idées. J’avais envie de sortir de ça et de faire de grandes illustrations représentant des moments clefs de mon histoire. Ça m’a vraiment aidé à construire mon récit et j’ai gardé cette idée dans le livre final, pour faire respirer la narration avec des moments de contemplations de l’image.
Dans cette série, j’ai vraiment essayé de construire l’univers du Grand vide et de le visiter, en allant voir ce qu’il y a derrière une rue du décor, dans un détail. Plus je dessinais cette ville, plus j’avais envie de la faire énorme, je n’avais pas forcément prévu au début ces tours immenses et cette ville gigantesque, mais en l’explorant ça s’est imposé, sans doute sous l’influence des quatre mois que j’ai passés à l’école d’art à Shanghai. On le ressent vraiment en regardant les dessins mais ce n’était pas volontaire, même si je voulais me donner le défi de dessiner de la ville, ça a construit le décor du récit en cours. L’année suivante j’étais déjà à la Maison des auteurs en résidence, le projet était avancé, il s’agissait plus pour moi de détruire cette ville et d’explorer les ruines. Là, ce n’était pas pour le livre mais finalement ça m’a aussi servi puisque j’ai fini par intégrer des ruines au récit.

Maël Rannou : S’il était pensé dès 2017, cela semble être un projet au long cours, tu as dû beaucoup le réinterroger. Combien de temps a-t-il vraiment pris ?

Léa Murawiec : Je pense que pour beaucoup d’auteurs avec leur premier livre, on y pense déjà quand on est à l’école. Je me souviens avoir eu l’idée au début de l’année 2016, mais comme il y avait encore des devoirs à rendre et des fanzines à faire avec les copains, j’ai voulu prendre le temps de le construire. J’ai profité d’avoir cette idée pour travailler vraiment mes pages, et les présenter à l’occasion de concours ou de dossiers de résidence. Il y a au moins trois versions des premières pages du Grand vide : la première date de mai 2017 et je les avais réalisées pour le concours Raymond Leblanc. Je n’ai pas gagné mais ça m’a aidée sur mes essais. La deuxième version date de la fin de la même année et m’a permis d’être acceptée en résidence, même si je n’ai pas gardé ces planches par la suite. Cette version était assez proche de la version finale mais tout en couleur, avec le trait bleu.

Maël Rannou : Si Le Grand vide n’est pas ton premier livre, c’est ton premier livre de cette épaisseur, en grand format, et distribué en librairie. Le pitch est simple : nous sommes dans un monde où notre santé est conditionnée par le fait que d’autres pensent à nous et disent notre nom, ce qui impose des fêtes permanentes où on lit les noms des gens en permanence, des affichages de noms sur des panneaux géants, etc. Le personnage principal, Manel Naher, est un peu rétif à cela, mais voit par ailleurs une homonyme devenir une star et aspire toutes les pensées qui sont liées à son nom, ce qui l’affaiblit profondément. De son côté elle aspire à rompre avec ce monde mais sans mourir, en allant dans « le grand vide », après la ville, mais existe-t-il vraiment ? Ce livre a eu un grand et bel accueil, beaucoup de critiques ont parlé des réseaux sociaux, pour ma part cela m’a plus fait penser au crédit social chinois. J’ignore si ça a le moindre lien avec ce qui t’a donné cette idée.

Léa Murawiec : L’idée m’est plutôt venue alors que je lisais beaucoup de récits sur la mort, sur la disparition. Je lisais à cette période l’Essai sur l’histoire de la mort en Occident de Philippe Ariès et je trouvais passionnant de voir comment l’être humain construit des rites, et comment cela donne du sens à la vie. Dans L’Invention de Morel, que j’ai déjà évoqué, il y a une idée un peu similaire : les êtres humains peuvent être immortels en s’enregistrant mais ils doivent s’effacer derrière cette image. Donc c’était un peu cette idée : qu’est-ce qui reste après notre mort ? Est-ce que c’est important qu’il reste quelque chose ?
Ça m’intéressait parce que je suis moi même créatrice d’image, créatrice de contenus, et c’est très lié au fait d’associer son nom à des histoires, une œuvre et des traces qu’on laisse. Que ce soit un nom sur un cimetière ou sur le dos d’un livre, j’y vois une connexion et c’est ce que je voulais mettre dans ce livre, avec au début un seul concept : je voulais faire une histoire sur des gens qui disparaissent si on les oublie. Qui disparaissent complètement.
Il y a une citation de Boltanski qui dit « On meurt aujourd’hui deux fois : on meurt quand on meurt vraiment, et on meurt quand on trouve une photo de vous et qu’on ne sait plus qui c’est. » C’est un peu l’idée de départ du projet, alors évidemment ça a sans doute un lien avec les réseaux sociaux, mais c’est plutôt quelque chose qui en découle. Je pensais plutôt à quelque chose de lié à la mémoire collective, à ce que qui fait qu’on se rappelle des gens, à la trace. Je pense aussi à ces artistes qu’on déterre aujourd’hui, qui étaient oubliés, mais qui font sens aujourd’hui. C’est un thème qui m’a vraiment motivée.

Maël Rannou : Parmi les scènes marquantes, il y a notamment celles des fêtes que j’évoquais, quasi orgiaques, qui sont graphiquement très fortes par leur mélange d’effroi et de grotesque.

Léa Murawiec : C’est toujours difficile de savoir comment on arrive à quelque chose, mais c’est sûr que ces chenilles et ces corps tordus pour faire des noms, c’est à la fois comique et terrible. C’est très lié à la création, moi j’aime me faire des blagues à moi-même en dessinant, en reprenant mes scénarios en les retravaillant régulièrement. Et en même temps, si j’aime beaucoup rire, j’aime aussi aller vers des terrains plus sombres, qui peuvent faire pleurer.
Quand j’ai fait le Grand Vide, j’avais envie d’une histoire plus dramatique que d’habitude. J’ai beaucoup tourné autour du pot mais j’ai fini par me dire que je pouvais mélanger les deux, changer de registre un peu tout le temps, quitte à pousser les choses à l’extrême comme ici. C’est une chose que j’ai repérée dans certains mangas, ce décalage où les personnages peuvent dire des choses terribles dans des scènes qui ne semblent pas s’y prêter, et ça créer une ambiance super étrange que j’aime beaucoup.

Maël Rannou : La rupture est en effet très présente dans le livre, de paysages ultra-saturés à vide de décors, de fête intense au malaise…

Léa Murawiec : Je me suis beaucoup relue, j’ai beaucoup repris, mais si on regarde mon scénario de départ, détaillé et non-dialogué, il tient en trois pages. Après je le mets en scène, pour voir les personnages dire les dialogues, sinon c’est trop abstrait pour moi. En dessinant, je rythme beaucoup l’histoire.
Tout ce que je voulais c’était éviter d’avoir, comme c’est parfois le cas dans les mondes parallèles, de longs moments explicatifs sur le monde tel qu’il fonctionne. Je voulais au contraire que tout le monde soit baigné dedans et que personne ne le remette en question, à part l’héroïne, éviter le « en 2050 à Paris… ». Pour ne pas trop tenir par la main, ça nécessite de jeter tout de suite le lecteur dans l’action. Cette immersion crée forcément un rythme assez intense qui nécessite des pauses, pour cela les grandes illustrations étaient utiles. Mes éditeurs m’ont beaucoup aidée là-dessus.

Maël Rannou : Justement, tu m’as dit avoir envoyé ton projet à plusieurs éditeurs et que plusieurs éditeurs ont accepté de l’éditer. Tu as donc eu le luxe de choisir 2024, et ça semble avoir été une bonne idée, mais quel a été leur rôle ?

Léa Murawiec : J’ai quand même eu des refus, notamment des plus gros éditeurs qui me disaient que c’était très bien mais « trop indé » pour eux, ce que je peux comprendre. Si je suis allée chez 2024, c’est aussi que je les connaissais : après mes études, j’ai passé six mois en stage chez eux, à faire des maquettes et à tenir des stands. Je connaissais donc leur travail et je savais que mon livre chez eux serait bien fait, qu’il serait un beau livre, mais n’ayant pas assisté à du suivi de projet quand j’y travaillais, je n’étais pas sûre de leur retour sur l’écriture, et ils ont vraiment pris ce rôle. Je trouve ça très important, c’est quelque chose que je fais sur les histoires pour Flutiste d’ailleurs.
Mon récit avait plusieurs problèmes, notamment d’être trop dynamique, il y avait trop d’action et ça allait vraiment beaucoup trop vite. Je n’avais aucune idée de comment on créée du rythme dans une bande dessinée, ce qui est pourtant très important. J’avais d’abord procédé comme j’ai toujours fait dans le fanzinat avec mes histoires courtes, en faisant des sketchs que je collais ensemble. Et ça ne marchait pas, c’était même assez ennuyeux toute cette action, et mes éditeurs m’ont beaucoup aidée à ajouter des pages de pauses, contemplatives, et certaines ficelles de récits qui sont très connues des scénaristes mais que moi je ne connaissais pas. En école d’art, il n’y a pas de cours d’écriture.
À certains moments de l’histoire, je me suis aussi aidée de ma formation musicale. Dans la musique le rythme d’un morceau c’est très codifié, et j’ai pu faire le parallèle avec l’écriture et m’appuyer sur cette connaissance.

Maël Rannou : Le Grand vide a été un vrai succès critique et public. Pour un premier livre c’est un formidable encouragement mais cela peut aussi être assez stressant. On attend forcément le prochain, comment le vis-tu désormais ?

Léa Murawiec : C’est très impressionnant et une vraie surprise aussi. De par mon expérience dans le fanzine, j’ai beaucoup rencontré mes lectrices et mes lecteurs et j’en connaissais déjà une petite partie — je les connaissais presque tous en fait. On est assez proche dans le milieu de la microédition, et c’est quelque chose que j’aime énormément, d’ailleurs au moins la moitié de mes lecteurs étaient micro-éditeurs ou auteurs eux-mêmes, et tout d’un coup tout a explosé et changé de perspective.
Ça va peut-être paraître bizarre de dire ça, mais pour moi, c’est comme si soudainement je m’étais rendue compte que j’avais des lectrices et des lecteurs, des gens que je pouvais ne pas connaître du tout. Pour une autre conférence récemment, j’ai un peu exhumé des bandes dessinées que je faisais depuis mes six ans, je me suis rendue compte que je faisais alors vraiment des bandes dessinées pour moi. Je me mettais en scène avec mes amoureux, qui soudain se rendaient compte qu’ils m’aimaient follement, ça ne concernait vraiment personne d’autre que moi, et même Le Grand vide, je l’ai un peu fait comme ça. Et tout d’un coup, je me mets à rencontrer beaucoup de monde et je me rends compte que ça peut avoir un impact.
C’est sûr que ça met un peu la pression pour la suite, mais après j’ai toujours fait des bandes dessinées, j’ai toujours eu des idées d’histoires, là disons que je suis encore un peu sous le choc, mais j’apprécie.

Maël Rannou : Pour conclure, tu as montré justement sur Instagram tes pages d’enfances, il y en a des centaines, c’est assez incroyable. Tu en avais combien comme ça ?

Léa Murawiec : C’est là que je me suis rendue compte qu’en fait Le Grand vide n’est pas ma plus grosse bande dessinée. Ma plus grosse bande dessinée, je l’ai dessinée quand j’avais 11 ans et elle fait 240 pages. 240 pages sur mes copines et moi avec des histoires d’amour, des serments qu’on se faisait, et ça, pour le coup, c’était lu. J’avais même monté avec une copine une revue mensuelle qui était une copie de la revue W.I.T.C.H. où il y avait des jeux, des tests de personnalité et où je dessinais une bande dessinée feuilleton de 15 pages par numéro… On n’a tenu que deux numéros, car c’était quand même beaucoup ! Puis j’ai fait un premier manga de 70 pages en cinquième, un deuxième de 140 pages en quatrième, j’étais très productive[5] !
Pour revenir au succès du Grand vide, je tiens quand même à dire que ça permet une chose assez incroyable : me projeter pour en faire un autre. Quand on commence dans la bande dessinée, on est à peu près sûr de ne pas arriver à en vivre et tout d’un coup, je constate que je peux continuer d’en faire, et que c’est génial.

[Entretien enregistré en public à Jarnac le 8 mars 2022, repris par courriel durant l’été 2023]

Notes

  1. La première publication a lieu dans le n° 3, paru en septembre 2013.
  2. La série W.I.T.C.H., créée par Alessandro Barbucci, Elisabetta Gnone et Barbara Canepa, est d’abord parue dans Minnie Mag, magazine créé en 1994. Face au succès de la série, le journal est renommé W.I.T.C.H. Mag en 2002, nom qu’il conservera durant dix ans avant de devenir Disney Girl.
  3. Genre consacré dans le manga de fantasy mettant en scène une jeune fille dotée de pouvoirs magiques, dont un exemple célèbre est Card Captor Sakura.
  4. La conférence peut se voir en replay ici.
  5. Dans cette vidéo d’entretien réalisé par la Maison Fumetti on peut découvrir un certain nombre de pages d’enfance de Léa Murawiec.
Entretien par en mars 2024