Debbie Drechsler

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Avec Daddy’s Girl, la dessinatrice américaine Debbie Drechsler signa une chronique de l’intime remarquable en tout point. Pour Richard Sala, le caractère unique de cet ouvrage tient de ce que Debbie ne possédait qu’une connaissance très relative de l’histoire de la bande dessinée et qu’elle ne se posa donc aucune limitation sur un plan personnel ou formel au moment d’aborder un sujet aussi difficile que celui de l’abus sexuel sur mineur. Elle a ainsi été capable de mettre à jour un potentiel que ceux qui travaillaient dans ce domaine depuis toujours n’ont jamais aperçu.

Nicolas Verstappen : Comment vous définiriez-vous ? Comme une illustratrice réalisant occasionnellement des bandes dessinées, comme une auteur de bande dessinée gagnant sa vie grâce à ses illustrations ou encore différemment ?

Debbie Drechsler : Disons que je suis une illustratrice qui a fait de la bande dessinée un temps. J’ai commencé ma carrière comme illustratrice et lorsque je me suis sentie restreinte sur un plan créatif, je suis passée à la bande dessinée. Par après, ce fut l’inverse. J’en ai eu assez de réaliser des albums ; j’avais le sentiment que je devais travailler dessus chaque jour, à chacun de mes instants libres pour parvenir à les terminer… en retard. Aujourd’hui, j’ai trouvé des occupations plus légères, plus douces qui satisfont mes besoins artistiques.

NV : Vous êtes retournée à la peinture ?

DD : Non, je travaille le tissu. J’ai débuté le tricot il y a des années de cela et je réalise mes propres filages aujourd’hui. J’apprends aussi à tisser. J’ai toujours aimé les fils et les tissus et je me sens à la fois méditative et fascinée lorsque je les travaille. Cela ne cesse de me surprendre de partir d’une pile de laine en flocons et d’arriver à un vêtement ou à un objet.

NV : Vos réalisations en tissu reprennent des motifs figuratifs ou abstraits ?

DD : Aucun des deux ! Elles sont entièrement utilitaires. Je réalise des choses que l’on peut employer ou porter comme des sweaters, des chaussettes, des sacs (ou des sacs à main) et des vêtements courants. Je couds la plupart de mes propres habits ! J’apprécie beaucoup créer de «belles» choses à utiliser par opposition aux «belles» choses que l’on pend aux murs ou desquelles il faut prendre soin. C’est en partie pour cela que j’aime aussi réaliser des bandes dessinées ou des travaux destinés à l’impression car ils ne sont pas «précieux».

NV : Richard Sala vous considère comme une auteur «naturellement doué» mais vous semblez malgré tout lutter avec vos œuvres de bande dessinée. Partagez-vous le sentiment d’Art Spiegelman lorsqu’il déclare que «le dessin n’est pas un acte naturel» ?

DD : Je pense que le dessin n’est pas un acte «non naturel» mais les méthodes répétitives, «obsessionnelles» requises pour la bande dessinée sont difficiles. Je trouve que d’avoir à dessiner sans cesse les mêmes choses encore et encore ôte véritablement à l’amusement que procure le dessin.

NV : L’utilisation de l’ordinateur durant la réalisation de The Summer of Love tient-elle d’une volonté de faciliter certains aspects contraignants du dessin ?

DD : En fait, j’ai réalisé tous les traits des dessins sur papier puis je les ai scannés avant de remplir les zones sombres et d’ajouter la seconde couleur par ordinateur. J’ai joué avec quelques motifs sur l’ordinateur mais ce dernier ne soulage vraiment pas de l’ennui provoqué par le dessin, du moins pas dans mon cas ! Il était néanmoins plus facile et plus évident de réaliser la seconde couleur par ordinateur. Je ne peux pas employer les calques en plastique (pour cause d’allergie) qui sont souvent utilisés et j’ai découvert que les calques en papier fin changent de taille et de forme avec les variations de température et d’humidité. L’ordinateur fut donc une vraie bénédiction à cet égard !

NV : Si le travail de dessin vous étouffait parfois à ce point, ne trouveriez-vous pas votre bonheur dans l’écriture de scénario ou dans le roman ?

DD : J’ai pensé à ces deux options… Je ne pense pas que je serais capable d’écrire un scénario et de le confier à un autre dessinateur ! Je suis bien trop maniaque pour ça ! Je ne crois pas non plus être capable d’écrire sans dessiner mais j’y pense.

NV : À un moment de votre carrière vous passiez donc régulièrement de l’illustration à la bande dessinée et inversement. Comment expliquez-vous qu’il existe cependant une grande différence stylistique entre vos illustrations et vos albums ?

DD : C’est assez simple en fait. Les dessins d’illustration et de bande dessinée servent deux fonctions bien distinctes. Dans la bande dessinée, le graphisme fait partie du récit et doit donc être plus réaliste comme il est plus informatif. Une partie de l’histoire est racontée en images et celles-ci doivent ainsi être plus explicites. Le dessin d’illustration est quant à lui destiné à une fonction décorative. Il doit en fait attirer l’attention du lecteur vers l’histoire sans pourtant trop lui en dévoiler. Je les réalise donc d’une manière plus symbolique et suggestive. Sa fonction sur la page est d’ailleurs très différente. C’est un oasis dans une mer de caractères dactylographiés et c’est la raison pour laquelle j’utilise de la couleur et des formes plus simples pour attirer l’attention.

NV : Votre entrée dans le monde de la bande dessinée s’est faite par l’intermédiaire de deux rencontres déterminantes. Quel fut l’impact de Lynda Barry et de Richard Sala sur votre parcours artistique ?

DD : Avant de découvrir leurs travaux, je ne percevais pas réellement la bande dessinée comme une forme d’art. C’est triste mais vrai ! J’ai d’abord découvert le travail de Lynda Barry et cela a complètement renversé cette vision des choses ! Le contenu de ses œuvres m’a parlé bien plus que tout ce que je connaissais en bande dessinée ou dans n’importe quelle autre forme artistique. C’était à la fois drôle et personnel. Elle racontait des histoires émouvantes avec une grande économie. Cela m’a donné un nouveau respect pour la bande dessinée en tant que forme artistique. Découvrir le travail de Richard et en parler avec lui a ajouté de l’essence sur ce feu. Il avait par ailleurs débuté comme peintre avant de passer à la bande dessinée.

NV : Daddy’s Girl relate plusieurs tranches de vie d’une jeune fille qui subi les abus sexuels de son père. Cette jeune fille portait votre nom dans une première version et fut modifié en «Lily» par la suite. Passiez-vous par là de l’autobiographie à l’autofiction ?

DD : Je n’ai utilisé mon prénom que dans le premier chapitre intitulé Visiteurs dans la nuit puis je l’ai modifié. J’ai pris conscience que si j’écrivais une autobiographie fidèle, mes récits en pâtiraient. J’ai donc repris des éléments qui s’étaient réellement passés et j’ai construit et façonné à partir d’eux des histoires qui fonctionnaient mieux que ce que la «vérité brute» ne l’aurait fait (à mon sens). J’avais besoin que mes personnages soient fictionnels pour me sentir plus à l’aise avec cette approche.

NV : L’écriture de Daddy’s Girl vous a-t-elle permis au final de trouver un soulagement ou est-ce une illusion de croire que ce type d’autobiographie apporte un réconfort ?

DD : Ca a marché pour moi.

NV : Avez-vous consulté des ouvrages sur les abus d’enfants avant, pendant ou après la réalisation de Daddy’s Girl ?

DD : J’en ai lus plusieurs quelques années auparavant car j’étais intéressée par le sujet et non pas comme une préparation à mes albums.

NV : Vous avez déclaré dans un interview que Daddy’s Girl a été écrit dans un état «proche de la transe». Les copyrights de vos chapitres s’étalent pourtant entre 1992 et 1996. Comment cet album a t-il vu le jour ?

DD : Cet ensemble de courts récits a été écrit sur une période d’un an et fut publié dans deux journaux alternatifs américains, le New York Press et le Stranger de Seattle. Lorsque j’écrivais ces récits, je les imaginais tous comme faisant partie d’une longue histoire. Je les pliais simplement au format hebdomadaire dans lequel ils étaient publiés.

NV : Les récits en couleurs étaient aussi destinés à ces journaux ?

DD : Non. Une partie de ces récits furent écrit la même année et j’en ai rajouté certains qui furent écrit plus tard (si je me souviens bien). Aucun des chapitres en couleur ne fut publié dans les journaux. Ces chapitres, si ma mémoire est bonne, furent publiés par Drawn & Quarterly. Les copyrights ne mentent donc pas…

NV : Drawn & Quarterly publie d’ailleurs votre Summer of Love. Pourquoi avoir signé chez cet éditeur et non plus chez Fantagraphic Books qui publia votre Daddy’s Girl ?

DD : Sincèrement ? Par loyauté. C’est dans une anthologie de Drawn & Quarterly que furent publiées mes premières histoires.

NV : Pour l’édition française de Daddy’s Girl, vous semblez avoir hésité entre Amok et l’Association.

DD : En fait, il y a eu de gros malentendus entre les deux éditeurs et moi-même, malentendus qui ont débutés avec la publication de Daddy’s Girl. Je rajouterai d’ailleurs sans attendre qu’ils étaient entièrement de ma faute. Ainsi j’ai voulu m’assurer que je n’avais pas commis de tort plus important envers quiconque et j’ai tenu à arranger tout cela afin que les éditeurs ne soient pas fâchés contre moi ou entre eux. Au final, les deux éditeurs sont parvenus à un accord et j’ai accepté.

NV : Publier un mélange de pages en couleur et de pages en noir et blanc ne posa-t-il pas un problème pour l’Association ?

DD : L’éditeur et moi désirions les publier comme ils avaient été conçus. Nous avons seulement dû faire quelques modifications afin que les pages correspondent toutes au même format.

NV : Ces mélanges esthétiques et stylistiques donnent un côté «organique» à Daddy’s Girl. Ne craigniez-vous pas de perdre cet impact en débutant Nowhere ?

DD : Je n’avais aucune appréhension mais ce fut une expérience très différente. J’ai dû fournir beaucoup plus d’efforts pour arriver à cette histoire et garder mon rythme de travail. De plus, c’était une activité que j’exerçais sur le côté. La plupart du temps, j’accordais une importance plus grande à ce que je faisais ; je pensais aux personnes qui liraient cet album et à ce qu’elles en penseraient. C’est un aspect qui m’importait moins durant l’écriture de Daddy’s Girl.

NV : Avant d’être édité en album, Summer of Love fut prépublié en divers fascicules baptisés Nowhere. Qu’est-ce qui vous poussa à changer le titre des fascicules en The Summer of Love ? Passiez-vous d’un espace à une durée, à une atmosphère ?

DD : À l’origine je pensais donner le nom Nowhere à une série d’albums et The Summer of Love à l’un de ces albums. Cette série n’est pas allée plus loin…

NV : En passant à la compilation de The Summer of Love, vous modifiez la bichromie originale de Nowhere. Pourquoi ce changement ?

DD : (Soupir !) Cette fameuse modification de couleurs ! C’est tout simplement parce qu’elles n’ont jamais vraiment fonctionné. Je suis issue de l’univers du design graphique où les couleurs du pantone sont sans cesse utilisées. Malheureusement, les imprimeurs et les éditeurs ne sont pas familiers avec leur utilisation et j’ai eu des problèmes de communication liés à celles-ci. J’ai donc modifié les couleurs afin de les rendre plus faciles à regarder mais cela n’a pas marché. J’espère pouvoir revenir aux couleurs originales pour la version française.

NV : Cette mise en couleur en bichromie est assez particulière. Est-elle liée à votre intérêt pour les Beaux-arts ? Elle rappelle les gravures sur bois de certains artistes expressionnistes allemands.

DD : Cela vient plutôt de mon arrière-plan des arts graphiques. Avant d’utiliser l’ordinateur, il était habituel d’économiser de l’argent en imprimant avec deux ou trois couleurs plutôt qu’avec quatre. Souvent un client désirait une impression couleur mais ne disposait que d’un budget pour deux couleurs et non pour quatre. Si vous étiez un illustrateur ou un designer, vous connaîtriez ces chiffres du pantone par cœur !

NV : Le rapport à la troisième dimension est aussi très intéressant dans Summer of Love. Le traitement que vous en faîtes rappelle celui de Matisse durant la période où il désirait faire coexister simultanément la deuxième et troisième dimension. Il utilisait un sens aigu de la perspective qu’il niait par l’usage systématique de surfaces planes (papiers peints, nappes et autres tissus). Quel est votre rapport à l’espace dessiné ?

DD : En tant que dessinatrice, j’ai tendance à tomber dans le piège du «rendu réaliste». Ainsi, j’ai passé la plus grande partie de ma carrière artistique à tenter de lutter contre ce penchant. Si je ne le fais pas, j’ai d’ailleurs le sentiment que mon travail devient surchargé et ennuyeux à regarder (et à faire !). Ainsi, j’aime jouer avec un approche qui consiste à voir jusqu’où je peux réarranger les lois de la physique dans mes dessins sans que leur «réalisme» (ou leur justesse) n’en pâtisse.
Les motifs que j’applique partout sont liés à mon enfance. J’aimais énormément me rendre dans les magasins de peinture et feuilleter les livres d’échantillons de papiers peints. J’aimais leurs motifs et la manière dont on pouvait les apprécier dans différents tons. Tout cela est aussi lié à ma passion pour le tissu dont je vous ai parlé. J’adore ça !

NV : Cette introduction de motifs de tissus en aplats évoque certains tableaux de Pierre Bonnard et des Nabis.

DD : J’apprécie effectivement beaucoup les œuvres de Bonnard et de Vuillard.

NV : Y a-t-il d’autres peintres qui sont une inspiration dans votre œuvre ?

DD : Oui et ils sont nombreux ! Raoul Dufy, Milton Avery, Maxfield Parrish, Gustav Klimt, Ben Shahn, Antonio Frasconi (un graveur), Kathe Kollwitz (graveur elle aussi), Wanda Gag, Adolf Dehn, Georgia O’Keefe et Charlotte Salomon (une jeune femme qui réalisa une fabuleuse série de peintures sur sa vie en France avant d’être exécutée par les Nazis). Voilà, en gros, les artistes auxquels je pense sans avoir à trop me creuser la tête !

NV : Vous réalisez vous-même les maquettes de vos albums. C’est un aspect créatif important ?

DD : Oui.

NV : Avez-vous demandé à réaliser les couvertures des versions françaises ?

DD : Les couvertures pour l’Association sont plutôt une collaboration. Je réalise quelques illustrations et ils s’occupent du design afin de rester fidèles à l’esthétique des couvertures qui leur est cher.

NV : JC Menu me signalait que vous aviez choisi le rose pour la couverture du Daddy’s Girl. C’est la couleur de l’innocence volée ?

DD : Rien d’aussi profond… Il se trouve que j’aime tout simplement cette couleur et j’ai pensé qu’elle conviendrait bien au contenu. J’ai donc sauté sur l’opportunité de l’utiliser !

NV : Du point de vue de la narration, Summer of Love fonctionne presque selon le principe de la pièce de théâtre classique à cinq actes. Sa prépublication en cinq fascicules a fort influencé votre écriture ?

DD : Oui, bien sûr. Je voulais que chaque «chapitre» fonctionne de manière indépendante tout en rendant le lecteur désireux de découvrir le suivant. J’ai entrepris chaque chapitre indépendamment sans planifier les suivants. Je pense que je ne referai plus jamais ça ! Je me suis mise dans des embarras d’écriture tout au long de ce travail. Si j’entame une autre histoire de ce genre, je définirai toute mon intrigue dès le départ !

NV : Ne voyez-vous pas cela comme un moyen inconscient de vous placer dans une situation conflictuelle avec votre œuvre ?

DD : Non. J’ai déjà assez de problèmes conflictuels avec l’histoire elle-même. C’était un manque d’expérience et une mauvaise organisation de mon temps. Je n’ai jamais été quelqu’un qui compliquait les choses pour parvenir à les aborder.

NV : Lily effectue un voyage initiatique (découverte de son désir) en traversant la forêt à plusieurs reprises. Elle mentionne par ailleurs le «Joueur de Flûte d’Hamelin». Serait-il juste de dire qu’il existe un sous texte de conte dans Summer of Love ?

DD : Une chose agréable avec les histoires, c’est que le lecteur peut y lire ce qu’il veut ! Les bois étaient un lieu important pour moi étant enfant. Ils m’offraient un autre monde dans lequel je pouvais m’échapper. C’est ce qui était important pour moi et c’est ce que j’ai introduit consciemment dans le récit.

NV : Pourquoi avez-vous gardé la famille Meier dans votre Summer of Love ? Vouliez-vous commencer avec des personnages déjà plus travaillés ? Désiriez-vous créer un pendant à Daddy’s Girl ?

DD : La raison véritable est que je me sentais plus à l’aise avec des personnages familiers et surtout que je n’en avais pas fini avec eux.

NV : Les personnages secondaires de Summer of Love sont-ils venus d’eux-mêmes ?

DD : Tous les personnages sont à la base des gens que j’ai véritablement connus. Ils ont ensuite pris une vie propre au fur et à mesure que le récit progressait.

NV : Le personnage de Steve Farley apparaît pour la première fois dans les bois, perché au sommet des arbres et aussi impénétrable derrière ses lunettes que la forêt qui l’entoure. Il est une incarnation du mystère ?

DD : Pour Lily, les garçons sont des créatures mystérieuses et insondables. Elle est attirée par eux mais ils lui semblent entièrement hors de sa portée. Steve Farley était l’incarnation de cet état.

NV : Tous ces personnages vous hantent-ils encore ?

DD : Une des raisons pour laquelle je n’ai pas trouvé de nouveau chapitre à cette histoire est dû au fait que je crois l’avoir finie. Ce désir brûlant de mettre ces personnages sur papier s’est consumé. Si j’entame un nouveau récit, ce serait avec de nouveaux personnages. Mais jusqu’à présent aucun d’entre eux n’est venu me secouer en me disant : «A moi ! C’est mon tour !»

[Entretien réalisé par courrier électronique entre Mars et Juillet 2004 pour le quatrième carnet XeroXed.]

Entretien par en juillet 2008