Exit Wounds

de

A propos de hantise, il y avait cette figure de la mère juive trop présente, il y a ici, maintenant, dans la même confession, celle du père trop absent, peut-être défiguré, plus certainement infigurable.[1]

«Exit wounds» définit dans le langage de la communication internationale (information) des blessures de sortie dont les aspects extérieurs ne disent rien des dommages intérieurs, ni des trajectoires des projectiles qui les ont provoqués. Un attentat[2] fera l’objet d’une dépêche en anglais, qui ne dira rien sur ses causes et conséquences à l’échelle individuelle, d’individus impuissants à les dire dans leur langue vernaculaire.

La bombe qui explose éparpille sans entrer ni sortir. Elle brouille, elle est indirecte, elle tue par le souffle qu’elle provoque et les objets qu’elle disloque. Elle est le détonateur, elle n’est pas le projectile.
Force primordiale, elle projette indistinctement, dans un rayon d’action où tout s’y soumet, un alentours d’individus dès lors touchés chacun différemment, distinctement. Dire «c’est une bombe», c’est comme dire «c’est la vie». Même «big bang» initial, même fatalisme.[3]
La bombe ayant attenté n’est donc pas la blessure mais la réveille. Les projectiles sont (les) autre(s), de nature humaine, en touchent plusieurs d’une manière «aberrante», ubiquiste et simultanée, entrant dans ces vies en les touchant, en leur faisant mal,[4] pour se montrer actuellement en creux, par l’empreinte, mais invisible à nouveau, peut-être depuis toujours, peut-être pour toujours.
Qui est-il ce père, que l’on ne peut s’avouer parmi d’autres (unique) ? Est-il mort dans cet attentat que l’on sait parmi d’autres (multiple) ? Une écharpe tricotée pour lui (identité), échouée sur un trottoir et aperçue sur un écran de télévision en témoigne-t-elle vraiment ?

Kobi Franco [5] est aux abonnés d’absences. Célibataire, une mère décédée, un père quelque part, il vit avec son oncle et sa tante, s’oubliant dans les soucis liés à leur grand âge et dans son métier de chauffeur de taxi. Contacté par une jeune femme militaire, elle lui explique que son père pourrait être une des victimes d’un des attentat récent, la dernière, celle non identifiée. Une «analyse de sang» permettrait de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse.
Kobi réagit à la mesure de sa déception vis-à-vis d’un père à la présence depuis toujours intangible. Puis le doute s’installe, les questions se formulent, semblent s’étayer par des faits. La jeune femme avait profité de son service militaire pour donner une autorité à une demande que sa fonction d’amante du père et d’une féminité hors norme (non canonique) ne pouvaient fournir. Il découvre tout cela, qu’elle s’appelle Nomi, et est surnommée «la girafe» du fait de sa grande taille.

S’ensuit une quête passionnante, pour nous comme pour les personnages, qui eux se découvrent autant qu’ils cherchent à découvrir. La blessure de l’un est intérieure, celle de l’une est aussi extérieure.
Au fur et à mesure que le temps passe, le père devient bombe plutôt que projectile, souffle épicentre dont la violence est cette absence, semblant se justifier par un degré d’intimité/liberté que l’on décèle incompressible, maladif peut-être.[6]
Tous sont victimes mais vivent malgré tout. L’attentat n’est qu’une chute douloureuse sur le sol dur, dans la mesure où il ne signifie pas la fin et le handicap, dans la mesure ou il ne conditionne pas les sentiments.

La vie continue donc.
Ce que projette la bombe humaine sont ses sentiments. De cette balistique incohérente naissent les blessures s’étalonnant surtout dans leur manque à l’autre absent et/ou au bonheur idéal. La vie continue pour persister dans l’erreur à pouvoir s’en rendre compte, parce que la confiance, voire plus fort encore, peut être au coin de la rue, d’un mur. Un appartement que l’on vend comme on oublie et l’on peut alors tomber dans les bras de quelqu’un.

Il serait dommage de réduire ce livre à une «bande dessinée d’actualité et de reportage» sous le simple prétexte que cela se passe en Israël, que cela prend pour point nodal (suggéré) un des trop nombreux attentats dont sont victimes les populations de ce pays. Exit Wounds tient plus des Choses de la vie que du reportage. Pour le reste, comme toute œuvre s’ancrant dans le présent d’un pays donné, elle a une dimension sociologique et instructive évidente, qui ne la résume pas (et ne doit pas la résumer).[7]
Notons aussi que ce livre est généralement et rapidement qualifié de ligne claire, sans distinguer pour autant ce jeu sur la teinte et le contraste des traits de contours. Un joli jeu d’attensité, ou ce fameux trait noir, invariable et distinctif des formes, sait s’adapter au nuancier des arrières-plans pour mieux focaliser les regards, accentuer la netteté (visibilité) et donner du relief.

Notes

  1. La première partie s’intitule «Personnage du père» et non «Figure du père».
  2. Même «plus petit» et «avant le plus gros».
  3. Les bombes sont conçues et placées par des individus dans un but précis, celui de faire un maximum de victimes. Dans la mesure où l’identité de ces individus s’efface devant l’explosion de la bombe et ses dégâts (dans le livre de Rutu Modan, il n’y a pas de poseur de bombe ou de kamikaze, il y a juste un attentat) l’argument reste valable.
  4. Par le manque, ce vide d’une trajectoire (vie ensemble), ce creux en eux qu’il provoque et dont ils dépendent ou ont dépendu alors.
  5. Koby Franco dans la version en anglais.
  6. Voir l’anecdote rapportée par Koby quand il visite son père sans le prévenir, par exemple.
  7. La proximité à laquelle est résumé ce livre par différents médias semble inversement proportionnelle à l’écho très lointain qu’ils accordent en général aux attentats touchant Israël, voire d’autres pays victimes de conflits.
Site officiel de Actes Sud BD
Chroniqué par en février 2008