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Fax de Sarajevo

de

Alph’Art du meilleur album étranger 98 !
Fax de Sarajevo, de Joe Kubert, est idéal pour les prix de festivals : du vécu, de l’actualité !
Arguments imparables pour étaler (et déclamer) une « bédé » enfin adulte, enfin responsable, témoin de son temps, etc … à des médias peu intéressés par la neuvième planète ne désirant que des événements et des symboles rapidement assimilables, croyant déceler l’original dans le conventionnel (alors que dans un premier temps, c’est l’inverse qu’il faudrait faire).
Ce prix n’a donc pas de valeur et au-delà de cette (auto-)confirmation annuelle, il montre toute son artificialité et sa fonction de simulacre (« faire comme si », « comme avant », « pareil que », « Alph comme alphabet », « Art comme art », etc …).
Fax de Sarajevo a eu ce prix (et en aura d’autres) parce qu’il semble s’inscrire dans l’Histoire et le réel (celui à nous qui nous croyons vivants) comme le Maus de Spiegelman. Oui ! Ici le simulacre se fait en fonction de ce précédent insurpassable pour longtemps !

Pourtant la bande de Kubert est à des parsecs de ce chef d’oeuvre absolu. Spiegelman était l’acteur de sa bande dessinée. Il s’attachait à comprendre comment sa famille était passée à travers l’holocauste, pour essayer de se comprendre vivant et vivant avec sa famille.
Joe Kubert lui, n’est qu’un témoin indirect. De 92 à 94 il a reçu des fax de son ami et éditeur Ervin Rustemagic, bloqué avec sa femme et ses deux enfants à Sarajevo, ville alors bombardée de tous les côtés par les Serbes et infestée de snipers.
Kubert veut montrer le calvaire des Rustemagic, mais c’est tout et c’est là le problème.

Si vous pensiez mieux comprendre l’écheveau yougoslave en lisant ce livre, vous pouvez vous rhabiller. Je le répète, il s’agit seulement d’un témoignage indirect sur un calvaire individuel au milieu d’une tragédie collective dont l’embrouille remonte à loin.
D’ailleurs, l’incompréhension est peut-être un des aveux le plus fort de ce livre et c’est déjà pas mal !

Mais si votre volonté de comprendre un tant soit peu au travers du neuvième sens vous titille toujours, alors plongez-vous plutôt dans Fleur de pierre (éd. Vents d’Ouest) du japonais Hisashi Sakaguchi. Son but, une histoire dans l’histoire de la seconde guerre mondiale pour expliquer l’histoire du préfixe -ex- devant Yougoslavie. Dans ce but, c’est très efficace. L’étonnement viendra aussi, qu’un lieu de guerre aussi proche soit si bien vu d’aussi loin, au travers d’un langage qui n’en finit pas de surprendre par sa souplesse : la manga.

Kubert ne s’intéresse pas au sens de l’Histoire dans sa bande dessinée. Entièrement tourné vers son amitié pour Rustemagic, Kubert se fait un devoir de s’effacer.
Conclusion : Rustemagic = scénariste. Fax = synopsis.

Nous ne saurons quasiment rien des sentiments de Kubert à la réception des fax ; nous ne saurons rien (en profondeur) de son impuissance, il est loin de tout ça, aucun fax ne nous relie à lui. Il décrit, avec ses codes et ses tics de dessin. Rien d’autre.
Ancien et très célèbre dessinateur adulé par les fans, il est connu entre autres pour avoir fait de nombreux comics racontant les déboires de soldats pendant la seconde guerre mondiale et le Vietnam. Là, Kubert nous montre les déboires de son ami Rustemagic, devenu (sous son crayon) soldat malgré lui.

Kubert a une documentation mais s’en sert peu finalement. Ce qui fait qu’à certains moments, on se croit dans le Bronx (ou Hells Kitchen …), plutôt qu’à Sarajevo, et que Bernard Kouchner est dépeint comme un gros fonctionnaire adipeux et chauve.
Ces problèmes auraient pu se justifier si l’auteur avait voulu montrer que Sarajevo ressemble à ses (et nos) banlieues, et que l’absence d’action de la France est à l’image de ce gros bonhomme.
Mais Kubert se veut réaliste, il veut visualiser, faire comprendre par le visuel du réel. Il affiche cette volonté avec des dossiers en fin du livre, montrant sa documentation photographique, mais surtout en affichant par la mise en cases et en pages, les fax de Rustemagic. Chaque chapitre est plus ou moins introduit par un fax. Le décor réel s’affiche, se revendique en tant que tel, à travers les mots (maux) (du) réel de Rustemagic !

Mais, problème, pour l’édition française les fax sont traduits. Normal, me direz vous. Bien sûr mais il montre aussi toute l’impasse de cette volonté de réalisme. Traduction de traduction. Le Fax est un indice, une trace. Se trouvant traduit il perd toute analogie essentielle. On passe de l’icônisme au symbolisme.
Spiegelman avait eu l’intelligence de passer directement au symbolisme en utilisant souris et chat pour décrire juifs et allemands par exemple.
Kubert n’y pense même pas, au bord du contresens, Fax de Sarajevo n’est plus qu’une réification du point de vue d’un langage, et peut-être, un média. La sensibilité y devient mélodramatique.

Ce qui manque cruellement à Fax de Sarajevo, c’est une réflexion sur un langage, mais aussi sur soi et son langage. Marcel Ophüls l’a fait, je l’avais déjà dit à propos de Sarajevo-Tango, avec le film Veillée d’armes qui est à cet égard emblématique, quasi parfait, un chef d’oeuvre obsessionnel et obsédant.
Fax de Sarajevo se révèle alors manquer de lucidité, car finalement pourquoi le fax ? Ondulation et papier, un mince fil et de l’écrit, n’est-ce pas extraordinaire ?

Kubert tombe quand même moins loin dans l’échec que Hermann avec Sarajevo-Tango, car l’un veut seulement montrer un calvaire, une tragédie, quand l’autre pique sa petite colère au travers un album fictionnel de plus, à la symbolique aussi subtile qu’une pub ou une propagande (deux arts totalitaires).
Hermann ainsi que Pratt et le scénariste hollandais Lodewijk apparaissent dans l’album. Cette réduction du champ autour de la bande dessinée est assez étrange et provoque un croisement de témoignages qui éclairent les auteurs et le média d’un autre point de vue. On comprend mieux les origines de Sarajevo-Tango, par exemple.
Mais bon ça ne va pas plus loin, ça fera surtout une question de plus pour un quiz d’Hermannophiles …

Donc Fax de Sarajevo ne serait pas à lire ?
Paradoxalement, si ! Cet album est à lire et à relire en tant qu’échec d’un style, d’une volonté réaliste, mais aussi en tant que témoignage et preuve d’une amitié sincère, forte, brute.

Site officiel de Joe Kubert
Chroniqué par en août 1997