Filles en fleur

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De-ci de-là, des spécialistes viendront bientôt chanter les louanges d’une nouvelle génération de jeunes et jolies filles qui excellent dans la bande dessinée. Nul besoin d’être prophète pour prédire le déballage d’articles sur le sujet, raccourcis typiquement journalistiques que cinq jeunettes qui prennent le stylo simultanément suffisent à avaliser.
Mais ne vous laissez pas abuser, de génération il n’y a guère, il n’y a tout au plus que deux-trois promesses et surtout Nine Antico. Son premier livre la place d’ores et déjà très loin de ses camarades, si tant est que l’on refuse de s’arrêter à la surface du joli brin de plume qui les unit. En quelques anecdotes autobiographiques et choisies, puisqu’à la fois fondatrices pour elle et faussement anodines pour tous les ados des nineties, Le goût du paradis brosse le portrait d’une génération et d’un environnement social, effleure les complexités du multiculturalisme en banlieue et l’éveil à la sexualité dans un climat d’incertitude.
Certes, quelques errances formelles et un trait encore en recherche provoquent un certain manque d’homogénéité graphique. De même que la timidité d’une jeune femme encore mal à l’aise avec le déballage confessionnel laisse parfois le sentiment d’un survol, masqué sous la pudeur, de sujets qu’on aimerait totalement embrassés. Mais derrière ces restrictions corolaires à l’immaturité d’un premier ouvrage, Le goût du Paradis marque au fer rouge la naissance d’une esthétique habitée par son sujet, polyphonique et complexe, qualités dont manquent cruellement et absolument toutes ses autres camarades.

Son trait s’incarne déjà en nuances et connaît l’ambigüité, comme dans ces portraits de vestales, sensuelles et ingénues, rêveuses et mélancoliques, l’humiliation contenue derrière le masque de la fierté. Les compositions univoques et explicites qui font le régal des autobiographes autocentrés, leur désespoir monobloc sans écriture ni intériorité, sont très loin.
Nine Antico, c’est un peu comme Marjane Satrapi à ses débuts, un dessin techniquement perfectible mais grammaticalement très au point, avec pour esthétique une dialectique de «l’être en résistance à l’environnement». Le corps, par exemple, irradie tellement, qu’il lui arrive d’avaler dans son trop plein de lumière les détails du nez et de la bouche. A l’inverse, l’environnement lutte pour cantonner cette lumière aux limites des corps, la comprimant à l’aide de traits, de hachures et de détails de décors.
Toujours dans la dialectique de l’opposition, le discours de l’héroïne se place sous le règne du romantisme de la culture pop, dernièrement porté par Eugénides, Sophia Coppola et consorts, où des êtres écrasés par leur milieu social affichent une pudeur insoluble qui les rend à la fois magnifiques et impénétrables. L’environnement, lui, se pare des apparats du rap, autre culture qui filtre par la musique et se construit sur la confrontation comme mode de rébellion à la misère. Choc de l’être et du décor, chocs des cultures et des philosophies, l’écriture, même intime, montre ici une profonde ignorance de l’égocentrisme.

Ce n’est donc pas affaire d’âge, ni de sexe, encore moins de talent mais, encore et toujours, de de position artistique : Antico est l’une des rares graine de talent qui déborde du nombril (avec Zeina Abirached et Bastien Vivès). Un exemple, peut-être, permettrait d’illustrer concrètement cette différence. Sur les étals de nouveautés des libraires se tient, au même moment, Eva, portrait humoristique de la citadine moderne réalisé par sa consœur la virtuose Aude Picault (Moi je, Moi je deux, que de titres déjà fort éclairants). Dans ce livre, l’héroïne voyage au Maroc faire les souks le temps d’une petite scène de deux pages. Le décor est alors constitué d’un unique aplat rose bonbon, pétant de fluo mais sans une ligne.
Évidemment, derrière l’éloge affectueux du personnage, se cache peut-être un certain désir de stigmatiser le Marrakech Bisounours de la bourgeoise parisienne. Mais j’en doute, tant le soutien de l’auteur pour son héroïne suppose le contraire. Reiser, sur la même ligne humoristique, voire le même mode de dénonciation de la légèreté bourgeoise si tant est qu’il y en a réellement une dans Eva, aurait au moins intégré, dans un coin de case, un de ces gosses mendiants qui s’accroche à vous comme la colle, d’autant plus lorsque vous êtes une nana. Peut-être aussi un début de rideau pourri, et deux hommes en tailleurs… Un peu du monde et de vie, en somme.
Mais pas de ça chez Aude Picault, où le héros et le «moi» (qui sont pour le moment peu ou prou la même chose) apparaissent comme des centres qui se suffissent à eux-mêmes, perpétuellement.

Nine Antico, au contraire, passe son temps à inonder ses pages, de graffitis ou d’autres signes extérieurs. Cet amour pour tout ce qui déborde de l’être, ce refus de ne pas se cantonner à soi, devrait suffire pour détruire les amalgames à venir. Car des filles qui dessinent bien, certes il y en a des tonnes. Mais des artistes avec une vision du monde en germe, ça c’est une autre histoire.

Site officiel de Nine Antico
Site officiel de Aude Picault
Humeur de en juin 2008