Logicomix

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Comme son titre ne l’indique pas, Logicomix raconte la vie de Bertrand Russell (1872-1970) et de sa recherche de fondations pour les mathématiques, en tentant de les établir sur la logique.

Sur plus de trois cent pages, les auteurs de ce «graphic novel» font le portrait d’un homme et d’une époque de la manière lisse et idoine à ce début de XXIe siècle. Oui, tout cela est très bien fait, se laisse lire, mais ressort du désormais classique docu-fiction audiovisuel où l’on dramatise la moindre aspérité d’une vie et où l’on reconstitue avec les moyens du bord (ici la bédé) faits ou gestes désormais historiques. Les proportions sont canoniques, un tier d’information documentaire pour deux de fictionnelles. Si ce dernier point peut être une reconstitution nous l’avons dit, l’on peut aussi y ajouter une part plus ou moins grande d’autofictionnel où les auteurs se montrent, oscillent alors entre présentateurs et grands reporters dont le terrain serait les concepts. L’on vous accompagne pour vous expliquer (ou tenter de) et l’on vous fait participer à l’enquête comme caméraman invisible.[1] Logicomix, «bande dessinée de la raison», utilise aussi ce principe et l’on voit donc auteurs,[2] dessinateur et coloriste, sorte de grande famille toute en quête, réfléchissant en direct pour vous le mug à la main, pour que vous puissiez aller au bout de cette logique.
La question que l’on fini par se poser est laquelle ? Oui, quelle logique ?

La réponse est moins celle de Russell que celle bien plus banale et répandue ayant attrait au succès. Paradoxalement peut-être, c’est cet aspect qui rend ce livre très intéressant. Il semble de bout en bout, dans sa conception et sa réalisation, un moyen pour régurgiter et faire fructifier les leçons bien apprises, qu’elles le furent dans des ateliers d’écriture ou les cours d’histoire des sciences à l’université.

Le livre est fascinant en ce qu’il nous conte une «success story», celle d’auteurs grecs, travaillant régulièrement aux Etats-Unis, qui ont une idée, un concept, qu’ils imaginent avec raison[3] pouvoir marcher et qu’ils cherchent à vendre. L’idéal aurait été qu’ils puissent faire un film, mais comment vendre cette logique d’un docu-fictionnel sur la Logique d’Aristote à Russell ?

Postulons ami lecteur, lectrice mon amour, qu’ils se sont dit qu’ils pourraient faire une bande dessinée, un peu comme celles éducatives d’antan mais à la mode du jour, celle des «graphic novels» qui marchent si bien en ce moment. Et puis les comics c’est un cinéma de papier, ça s’adapte facilement à l’écran, de Spiderman à Persépolis tout semble le confirmer actuellement.[4] Ajoutons que parler des hauteurs abstraites de la logique et des mathématiques par le biais d’un art toujours «low» malgré tout, cela ne pourra qu’être salué, un contraste qui pourra peut-être faire événement.[5]

Cela est caricatural ? Oui si cela niait les qualités, et le savoir-faire des auteurs. Logicomix est conçu comme un best-seller et la qualité de ce livre est essentiellement de le montrer. Les mises en abîme, les va-et-vient entre époques,[6] tout cela est dans la lignée de ces contre-points scénaristiques actuels anticipant les habitudes, voire les habitudes d’habitudes des lecteurs.
Le titre de ce livre est donc extrêmement bien trouvé. Il a sa raison en lui-même, raconter une histoire[7] et faire de ses auteurs tout une histoire.[8]

Faire de l’Histoire de la logique, ou de la vie de Bertrand Russell, de la vulgariser mais avec un souci didactique, est finalement un souci secondaire même si c’est souvent celui pour lequel on salue ce livre. Les auteurs plient la vie des mathématiciens dont ils parlent aux impératifs narratifs standards actuels, et avouent clairement prendre des libertés avec l’Histoire dans un texte précédant le «carnet de notes» de vingt pages qui clôture l’album. C’est à la fois leur sincérité et la limite de leur démarche. Pour un sujet que je connais mieux, voir l’urinoir de Duchamp, une œuvre de Malevitch et un dadaïste dans une galerie londonienne après la guerre et où s’apitoie Russell, me parait un raccourci aberrant et caricatural. Je peux le comprendre en tant que moyen d’exprimer les bouleversements culturels qu’entraîna la première guerre mondiale, mais cela me gène beaucoup que cette liberté ne soit pas précisée et me fait m’interroger sur les sujets que j’ignore et sur lesquels est sensé m’initier ce livre. Le fait que la lecture des vingt pages de ce «carnet de notes» en apprend finalement beaucoup plus et mieux que les trois cent pages de bande dessinée me troublerait davantage si je ne percevais pas autrement ce livre que dans sa logique propre de best-seller.

Reste que ce mot logique me fait aussi me rappeler qu’il y a vingt ans L’Association publiait Logique de guerre comix. Deux mots et une syllabe en moins, sous les apparences pacifiées d’un mot-valise ce livre sur la logique formalisée de Russell réifie autrement et à la mode du jour, une neuvième chose perçue comme un langage universel simplet et divertissant. En parlant de lui-même, il trouble moins le combat qu’il n’étend le champ de bataille.

Notes

  1. Ce qu’indiquerait la scène intéressante de la page 14, où Doxiadis est le seul à savoir que le lecteur «filme».
  2. Dans le «générique» du rabat du quatrième de couverture, Apostolos Doxiadis est au «concept, récit et scénario» et Christos Papadimitriou au «concept et récit». Beaucoup de concept, qui pourrait faire se demander s’il y a eu un brevet de déposé…
  3. Le succès de leur livre le confirme. Ce sont donc bien des auteurs logiques dans leur démarche et idées.
  4. Le dessinateur, Papadatos, vient du dessin animé.
  5. L’expression de «graphic novel» a aussi cet avantage d’une légitimation par l’arty de «graphic» et le prestige de l’écrit romanesque lié à «novel».
  6. Monde grec antique et monde anglo-saxon triomphant aujourd’hui ; tragédie grecque et vie tragique de Russell, Turing et d’autres ; la logique d’Aristote à Russell, la logique du comix des Etats-Unis à la Grèce contemporaine, etc.
  7. Inédite et dans l’exotisme d’un sujet philosophico-mathématique.
  8. Une histoire à succès, une «success story»
Site officiel de Vuibert
Chroniqué par en juin 2010

→ Aussi chroniqué par Pilau Daures en mai 2014 lire sa chronique