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La Maison de Poupées

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Fin 2011, Tonkam a réédité Spirale, œuvre phare de Itô Junji, l’un des maîtres de l’horreur japonaise.[1] Un an auparavant, en 2010, le même éditeur avait également publié un recueil de courts récits de l’auteur de la fin des années 1980 / début des années 1990, paru sous le titre de La Maison de poupées. Autant d’occasions de découvrir, lire ou relire cette œuvre sombre.
Pour commencer par quelques critiques, on regrettera les couvertures au goût douteux choisies pour ces deux ouvrages (celle de la première édition de Spirale nous paraissait plus réussie). De même, on s’étonnera sur l’ordre (non chronologique) de la publication des récits de Maison de poupées, mais malgré ces quelques défauts, la lecture de ces deux œuvres permet de se plonger dans l’univers malsain et macabre d’Itô.

La Maison de poupées regroupe plusieurs histoires dessinées au tout début de sa carrière : Itô commençait alors à se consacrer à la bande dessinée alors qu’il travaillait comme dentiste. Le recueil prouve que dès ses débuts, Itô est parfaitement à l’aise dans les récits courts.
Spirale, qui date donc de la fin des années 1990, vient le confirmer : l’œuvre est organisée en courts chapitres qui se déroulent dans une petite ville du bord de mer. Tous ces courts récits qui s’enchaînent comme autant d’anecdotes macabres ont un dénominateur commun : le thème de la spirale qui revient inlassablement jusqu’à envahir au sens propre la narration. L’œuvre pourrait presque être oubapienne : Itô pose un décor clos qui sera le théâtre d’une série d’histoires d’horreur autour d’un même thème, dans une sorte d’exercice de style macabre.
La première traduction française de l’ouvrage, publiée en trois volumes, renforçait cette impression d’exercice sur un thème imposé avec des histoires courtes sans que la progression vers un épilogue ne soit clairement indiquée. A partir du troisième volume, le décor finissait par évoluer d’une manière irrémédiable, bousculant le théâtre et les histoires devenaient des chapitres racontant une même histoire, aboutissant à un climax qui finissait par donner un sens au reste des récits.

La Maison de poupées a des ambitions plus modestes. Les récits ne présentent pas de liens narratifs entre eux,[2] mais sont tous structurés autour d’un schéma dramatique commun : un objet (au sens large du terme — pouvant englober jusqu’au lieu) vient cristallier des tensions entre les principaux protagonistes et entraîne une plongée dans un fantastique cauchemardesque dont ils ne réussiront pas à sortir (voir le tableau ci-dessous).
Dans presque toutes les histoires, les héros se retrouvent confrontés à l’existence d’un de ces objets a priori anodin (une glace, des cigarettes, un disque noir, une marionnette). Progressivement pourtant, l’objet en question prend une importance anormale et finit par devenir la cause d’un basculement dans la vie des héros. L’obsession (le fétichisme dans certains récits) leur fait perdre pied avec la réalité et, dès lors, leur vie se transforme en cauchemar et les entraîne presque immanquablement vers la mort.
Au final, il est même courant que les protagonistes du récit aillent jusqu’à se transformer en l’objet convoité : en glace dans «Ice cream bus», en cigarette-incinérateur dans «Tabagie», en enregistrement d’une chanson morbide dans «Le Vieux disque». Dans Spirale, c’est un village entier et ses habitants qui se transforment en gigantesque spirale. Il arrivera la même chose aux deux seuls rescapés, Kirié et Shuichi.

|Titre du récit|Objet|Situation cristallisée|Identification avec l’objet|
|« Ice cream bus »|Une glace|Les difficultés du père divorcé à élever seul son fils|Le fils se transforme en glace vivante|
|« La maison des camarades »|Une maison|Le désarroi d’une lycéenne (Yukari) face aux disputes de ses deux amies (Chikako, Minaé)|Yukari reste coincée dans une porte séparant deux étages, devenant ainsi partie intégrante de la maison et des conflits qui l’ont traversée|
|« Tabagie »|Les cigarettes / l’incinérateur|Les premières cigarettes fumées en cachette au lycée / l’enterrement du grand-père du personnage principal (Kondo)|Les fumeurs laissent s’échapper une fumée similaire à celle d’un incinérateur|
|« Le vieux disque »|Un disque noir|Les tensions entre deux amies, Ogawa et Nakayama|Les cadavres des deux amies fredonnent la chanson du disque, elle-même enregistrée par un cadavre|
|« La chambre du sommeil »|Une série de cauchemars[3] |La relation ambigüe entre une adolescente et un homme plus âgé|L’adolescent fini par être absorbée par le double de l’homme|
|« L’homme aux cadeaux »|Une poupée|La relation entre un père et son fils maltraité|Le fils, sous les effets inattendus d’une hypnose qui ne lui était pas destinée, est condamné à exécuter les volontés de son père en distribuant des statuettes sculptées par ce dernier|
|« La maison de poupées »|Une marionnette|La désagrégation d’une famille|Un marionnettiste devient lui-même une marionnette|

Le récit du «Vieux disque» nous paraît exemplaire de ce schéma. D’abord parce qu’il est certainement le plus réussi du recueil de La Maison de poupées, au niveau narratif mais aussi graphiquement : le trait d’Itô se fait particulièrement précis et épuré, ce qui lui permet de rendre particulièrement expressif le visage de son héroïne. Ensuite, ce récit semble déjà amorcer les obsessions de Spirale.
L’histoire est la suivante : deux jeunes filles, Ogawa et Nakayama, écoutent un disque noir. Ogawa est probablement asociale et rebelle : elle n’a pas d’amis et elle fait un point d’honneur à écouter des disques noirs à l’heure où le CD a déjà remplacé la cassette audio. En outre, sa coiffure en bol et son style vestimentaire laisse deviner qu’elle est un garçon manqué. Elle refuse de prêter ce fameux disque noir à son amie Nakayama, qui la tue par accident pour garder l’objet. Nakayama sera désormais condamnée à tourner en rond dans une ville composée de rues étroites qui ne cessent de la ramener vers le cadavre de son amie. Curieux hasard, naturellement provoqué par ce disque maudit. Entretemps, Nakayama apprend que le disque a été enregistré par le cadavre d’une jeune chanteuse. Le récit se conclut par la mort de Nakayama qui se met à entonner le chant également fredonné par son amie décédée, Ogawa.
La forme circulaire du disque structure le récit : Nakayama revient sur les pas de son crime et est condamnée à subir le même sort (la mort) que son amie Ogawa. Nakayama tourne en rond pendant le récit et les personnages qu’elle croise sur sa route sont prêts à tout pour récupérer le disque. Enfin, les cadavres des deux jeunes filles en entonnant l’air maudit se retrouvent condamnés à subir le même sort que la chanteuse décédée qui a gravé le disque.
Déjà, Itô aborde (involontairement) le thème de la spirale : un centre (l’objet — ici, le disque) qui finit par occuper l’ensemble du récit. Dans Spirale, par une mise en perspective de ses récits, Itô parviendra à une nouvelle prouesse narrative, déclinant l’objet central du récit (la spirale) en de multiples objets eux-mêms prétextes à une nouvelle histoire d’épouvante (phare, fumée, escargot-limace, etc).

Cette obsession morbide de l’objet par les héros d’Itô traduit-elle une critique du capitalisme comme on peut le lire dans la postface de Spirale de Satô Masaru ?
La convoitise d’un objet pourrait effectivement renvoyer à une critique de la société de consommation. Le désir matériel n’est qu’une échappatoire pour échapper à des difficultés relationnelles (évoquées dans le tableau), il finit par se transformer en convoitise morbide et mène à l’aliénation des sujets — culminant dans leur propre transformation en cet objet désiré, presque toujours synonyme d’interdit.
Autre point commun à la plupart des récits, les principaux protagonistes sont des adolescents sur le point de passer à l’âge adulte (dans Spirale et tous les récits de La Maison des poupées, à l’exception du premier — «Ice cream bus»). Peut-être finalement l’objet interdit n’est-il que le symbole du premier acte sexuel : le corps de ces adolescents subit des mutations qu’ils ne contrôlent pas, ils deviennent prisonniers de leurs pulsions. Des pulsions de désir qui les entraînent vers la perte d’une virginité adolescente pour passer à un monde adulte qu’ils se refusent à affronter. A la fin de Spirale, Kirié et Shuichi n’acceptent ainsi de devenir spirale qu’au fond d’une caverne, dans un monde où toute forme humaine a disparu. Et ils ne le font qu’en s’enlaçant dans une étreinte qui reste, malgré tout extrêmement chaste, sans même s’embrasser. Certainement est-ce la pudeur d’Itô qui rend ses récits aussi angoissants et malsains.[4]

Itô se distingue fortement des autres classiques de l’épouvante/horreur japonaise. Alors que les œuvres de Umezu Kazuo (L’Ecole emportée chez Glénat) et Hino Hideshi (Panorama de l’enfer, Serpent rouge et — à paraître en mars — L’Enfant insecte chez IMHO) se caractérisent par des à-plats noirs, des dessins sombres souvent à la limite de la caricature, le style d’Itô reste sobre. Ses visages sont peu expressifs (voir celui impassible de Kirié, tout au long de Spirale), son trait reste précis et très sage par rapport aux deux autres. Probablement parce que les obsessions d’Itô sont de nature différente : Umezu insiste sur la figure du monstre tapi au sein de la famille, Hino joue sur les difformités et les pulsions de ses personnages. Chez Itô, l’horreur se loge dans des lieux ou des objets quelconques, il affleure seulement le récit et vient créer un sentiment profondément malsain.

Notes

  1. Itô est l’auteur de nombreuses œuvres d’horreur, plusieurs d’entre elles ont été adaptés en films.
  2. Seul un personnage semble tisser un lien entre l’histoire du «Vieux disque» et celle de la «Chambre du sommeil». Mais probablement s’agit-il d’une simple ressemblance, la réapparition de ce personnage dans deux récits n’apportant rien de particulier à la narration.
  3. Cet exemple est peut-être l’exception qui confirme la règle : pas d’objet tangible ici, mais bien une relation très ambigüe entre un adulte et une mineure qui restera esquissée à deux reprises quand la lycéenne arrive chez son ami, visiblement prête à avoir une relation sexuelle avec lui puis quand elle accepte de faire corps avec lui pour ne pas le perdre quand son double dormant se réveillera. Mais, dans la seconde évocation, nous sommes passés dans le monde de l’horreur.
  4. Signalons qu’Itô a publié la plupart de ses œuvres dans des magazines destinés à un public adolescent (probablement de l’âge des protagonistes des histoires). Les allusions ouvertement sexuelles ne sont certainement pas autorisées dans ce genre de publication.
Site officiel de Tonkam
Chroniqué par en février 2012