Points de Vue

de

Narration, focalisation et ocularisation dans les récits en bande dessinée

Introduction

Le concept du «point de vue» dans le récit a connu un certain nombre de transformations théoriques suite aux études narratologiques, le texte de référence sur le sujet étant le travail de Gérard Genette sur la focalisation dans Figures III. Alors que l’on a considérablement écrit sur les récits littéraires ou cinématographiques, seul un petit nombre de textes se sont penchés sur les récits en bande dessinée.[1] Le recours fréquent aux simples concepts de «première personne» et «troisième personne» dans de nombreux discours autour de la bande dessinée montre un manque patent de spécificité dans l’approche de ce point souvent épineux.

Au cœur de la problématique se trouve la «régulation de l’information narrative» (Genette, 1972 : 184). Cette information narrative est-elle filtrée par un seul personnage ? Le lecteur a-t-il accès à ce que le personnage pense, ou seulement à ses actions extérieures ? Le lecteur voit-il par les yeux d’un personnage, ou découvre-t-il leurs actions de l’extérieur ? Au cours de l’histoire, le récit est-il non filtré : le lecteur a connaissance des pensées de plusieurs personnages, les actions sont montrées par les yeux de plusieurs personnages, certaines actions sont montrées alors qu’aucun des personnages ne pourraient les avoir vues ? Ce sont là quelques-unes des questions narratives que nous allons aborder.

Cet article se veut analytique et descriptif, et rapproche plusieurs théories de focalisation ainsi qu’une sélection internationale de travaux de bande dessinée dans le but de contribuer à la construction d’un vocabulaire partagé qui permettrait un discours plus nuancé de ces mêmes travaux. Mon but ici n’est pas d’évaluer les effets des différentes stratégies narratives ; chacune a ses usages et ses effets. Mon objectif est d’explorer comment ces stratégies apparaissent en bande dessinée et comment elles peuvent être qualifiées et abordées.

Bibliographie

Je vais ici me limiter volontairement aux textes traitant de «point de vue» dans le cadre de la bande dessinée. Les écrits sur la focalisation dans la littérature sont nombreux, ainsi que les théories attachées. J’ai choisi comme base de mon approche le travail de Genette, qui est à la fois clair et relativement simple. Beaucoup d’auteurs l’ont suivi en ajoutant souvent, à mon sens, une complexité inutile à son système qui n’apporte pas grand’chose à sa capacité de description. La littérature est de plus un médium textuel, et son analyse se montre d’une faible utilité pour discuter de bande dessinée, puisque la bande dessinée est (peut-être avant tout) un médium visuel.

Les écrits sur le sujet dans le domaine du cinéma sont également nombreux. S’agissant d’un médium visuel, les théories cinématographiques rejoignent sur certains points l’étude de la bande dessinée, mais on y trouve aussi de nombreux points de divergences. On citera en particulier les questions de «caméra» et de «pré-filmique» (à savoir, ce qui existe avant d’être filmé : acteurs, décors, etc.). Comme la bande dessinée n’utilise pas de caméra ni n’est un enregistrement de choses pré-existantes, une grande partie des éléments du cinéma sur lesquels s’attardent les théoriciens du médium ne sont d’aucune utilité pour l’étude de la bande dessinée.

Le travail le plus ancien que j’aie pu trouver sur la bande dessinée et la focalisation est l’article de Parent datant de 1982 sur les «Histoires Illustrées» mexicaines. Il parle de focalisation en référence uniquement Genette et Bal, et en s’attardant principalement sur les niveaux de narration (récits dans le récit) dans le cadre de ce qui semble être un corpus de travaux très similaires et limités.[2] A aucun moment il ne traite des images, ou de la manière dont texte et images interagissent.

L’article de Shamoon (2003) se penche sur le travail du manga-ka et romancier Uchida Shungiku. Elle compare l’utilisation de la focalisation dans un roman et deux récits en manga, en s’intéressant sur la manière dont le déplacement de focalisation peut influencer l’identification du lecteur et sa sympathie à l’égard des personnages, et peut faire apparaître des critiques internes de certains personnages. S’il s’agit d’une lecture intéressante, le choix de Shamoon de restreindre autant le champ de son étude a pour conséquence de ne traiter que d’un éventail très limité des possibilités en bande dessinée.

L’Etude du Cahier bleu d’André Juillard : une approche narratologique de la bande dessinée (2007) d’Eric Lavanchy est la seule étude monographique du sujet en bande dessinée. Lavanchy utilise le Cahier Bleu d’André Juillard comme exemple principal dans une lecture minutieuse des changements de focalisation de la narration. Le travail théorique de Lavanchy est en premier lieu une synthèse, mais en tant que tel s’est révélé très utile pour moi pour clarifier de nombreuses questions issues d’autres sources.

Dans Reading Bande Dessinee (2007), Ann Miller prend également Le Cahier Bleu comme example pour aborder les questions de focalisation et d’ocularisation en bande dessinée. Son travail, comme dans le cas de celui de Lavanchy, relève également de la synthèse, mais a le bénéfice d’être clair et accessible (et en anglais pour les lecteurs non francophones).

L’article de Julia Round (2007) est étrangement rétrograde, puisqu’il ramène dans la discussion les concepts de première, seconde et troisième personne. Elle fait montre par ailleurs d’une connaissance partielle d’un grand nombre de ses sources, citant par exemple le travail de Genette sur les narrateurs, mais occultant complètement le concept de focalisation.

L’article de Mikkonen (2008) s’intéresse aux comparaisons des stratégies et des normes verbales et visuelles pour représenter la pensée interieure. Ses commentaires sur les intéractions entre la narration textuelle et le récit visuel sont très pertinents et méritent la lecture.

Focalisation

Dans Figures III, son ouvrage fondateur, le narratologue français Gérard Genette introduit le concept de focalisation, en le décrivant au départ comme «la question de qui voit ?» (1972 : 203), «quel est le personnage dont le point de vue oriente la perspective narrative ?» (1972 : 203) et la «régulation de l’information narrative» (Genette, 1972 : 184). Plus tard il précisera la «sélection de l’information narrative par rapport à ce que la tradition nommait l’omniscience» (Genette, 1983 : 49). Le concept a fait depuis l’objet de débat au sein des narratologues, avec de nombreuses précisions, expansions et critiques. Il est impossible de couvrir ici ne seraient-ce que les grandes lignes du débat, mais deux des auteurs les plus cités sont Bal (1997) et Rimmon-Kenan (2002). Bal en particulier reprend le travail de Genette et y ajoute des couches de complexité et de terminologies, mettant en place un système qui devient de moins en moins utile à la description à mesure qu’il s’intéresse aux micro-changements de focalisation. Rimmon-Kennan, par contre, propose une approche intéressante qui consiste à considérer la focalisation selon différentes facettes — perceptive, cognitive et idéologique — et dont je vais utiliser ici une variation.

Dans le cadre de ce texte, la focalisation est une restriction de l’information narrative, généralement liée aux personnages. Bien que l’on puisse imaginer des récits proposant une focalisation basée sur un animal ou un objet, je parlerai de focalisation liée à des personnages pour simplifier mon discours. La focalisation est souvent associée au(x) protagoniste(s) d’un récit, bien que cela ne soit pas toujours le cas (par exemple, bien que Sherlock Holmes soit généralement considéré comme le personnage principal de A Study in Scarlet [Etude en Rouge], la focalisation du livre s’effectue sur le docteur Watson).

Narrateur et Focalisateur

Une partie importante de la motivation première de Genette pour le concept de focalisation était de prendre l’idée de «point de vue» ou de «perspective» dans son acceptation traditionelle en littérature, et de séparer la question du narrateur de la question de la «restriction d’information narrative». Le point de vue classique de «la première personne» tend à s’arrêter au «je» grammatical d’un narrateur, sans englober le cas particulier d’un «je» narrateur qui raconterait l’histoire du point de vue de la perception d’un tiers. La classification des narrateurs proposée par Genette peut être rapidement résumée, et d’autres détails seront apportés dans les analyses qui vont suivre.

Les narrateurs sont classés en fonction de leur relation au récit principal (diégèse). Un narrateur homodiégétique raconte une histoire dont il est lui-même acteur, alors qu’un narrateur hétérodiégétique raconte une histoire à laquelle il ne participe pas. Les narrateurs peuvent également être classés en fonction des «niveaux» de récit : il peut y avoir des narrateurs hypodiégétiques qui racontent à l’intérieur d’un récit fait par un narrateur intradiégétique. Dans Les contes des mille et une nuits, le récit-cadre de Scheherazade est raconté par un narrateur inconnu qui est extérieur au récit lui-même : un narrateur hétéro-extradiégétique. Dans le récit-cadre, Scheherazade elle-même raconte un certain ombre d’histoire, ce qui fait d’elle un narrateur hétéro-intradiégétique. Dans les histoires de Scheherazade on trouve encore des narrateurs racontant un autre niveau d’histoire, ce qui fait d’eux des narrateurs homo- ou hétéro-hypodiégétiques (selon les histoires). Et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’on arrive à un récit comme la «Menelaiad» de John Barth, où l’on trouve pas moins de sept niveaux de narrateurs en action. Dans les Canterbury Tales, de nombreux personnages-narrateurs racontent des histoires qui les impliques, faisant d’eux des narrateurs homo-intradiégétiques.

Les narrateurs et les focalisateurs ne sont pas toujours des personnages distincts (comme dans le cas des récits autobiographiques, par exemple), mais il est important de pouvoir effectuer la distinction entre ces deux fonction dans un récit quand il s’avère nécessaire.

Typologie de la focalisation

La meilleure manière de présenter une typologie de la focalisation est de recourir à une série de variable. Je vais emprunter l’approche de Rimmon-Kenan en considérant la focalisation comme une fonction à plusieurs facettes, mais je n’utiliserai pas explicitement toutes les facettes qu’elle propose, sa facette «idéologique» se situant en dehors de mes préoccupation — je laisse à d’autres le soin de son analyse dans le cadre de récits en bande dessinée.

Foyer de Focalisation

Cette facette s’intéresse à la perspective narrative, en fonction du nombre de personnages utilisés pour la focalisation. Une focalisation libre (un terme que j’emprunte à Nelles (1990) en remplacement de la «focalisation zéro» de Genette) est un récit qui a accès aux perceptions de tous les personnages (traditionnellement qualifiée d’omnisciente) et dans lequel la focalisation peut s’orienter vers autant de personnages que possible. A l’inverse, une focalisation fixe n’a accès qu’à un seul personnage («un point de vue limité»). Entre ce deux extrêmes on trouve des degrés de focalisation variables, dans lesquels la focalisation se déplace au sein d’un nombre restreint de personnages (par exemple Le bruit et la fureur, Rashomon.

Pour autant, la perpective narrative n’est pas toujours entièrement respectée. Même dans le cas de la focalisation la plus fixe, dans laquelle l’ensemble du récit fournit l’information narrative uniquement par le biais d’un seul personnage, on trouve souvent de courts moments où l’on a accès à une information qui se trouve en dehors de la perception/connaissance du personnage de focalisation. Genette appelle cela une «paralepse». Le passage d’une focalisation variable à une focalisation libre est difficile à expliciter en dehors d’un contexte narrative précis. On pourrait néanmoins imaginer un récit d’une centaine de chapitres, dans lequel chacun des chapitres est focalisé sur un personnage différent, qui pourrait relever de la focalisation variable ; ou un récit similaire, dans lequel la narration est focalisée sur une centaine de personnages apparamment au hasard, qui pourrait alors présenter une focalisation libre. En fait, la focalisation variable est souvent une question de structure plutôt qu’une question de nombre de focalisateurs (de nouveau, je renvoie le lecteur à Le bruit et la fureur ou Rashomon).

Comme indiqué plus haut, la perspective narrative est souvent, mais pas toujours, liée au(x) protagoniste(s) du récit. Un focalisateur spectateur qui jouerait le rôle d’un témoin des actions des personnages principaux peut également être utilisé.

Focalisation Cognitive

Une deuxième facette de focalisation concerne le recours dans la narration aux pensées, sensations, souvenirs et autres processus intellectuels du focalisateur. On parle de focalisation interne lorsque la narration utilise ces aspects du personnage, et de focalisation externe lorsque ces processus restent inaccessibles en dehors de ce qui en est perceptible au travers des actions et des paroles du personnage.

La focalisation interne peut prendre la forme d’une pensée simplement retranscrite, ou d’un monologue intérieur plus complexe. Elle peut se montrer également beaucoup plus subtile en présentant la vision déformée du monde du personnage. L’utilisation des «bulles de pensée» dans la bande dessinée fournit un exemple évident et clair de la présence d’une forme de focalisation interne. La bande dessinée met aussi en jeu de nombreux effets visuels qui retranscrivent les pensées ou les sentiments d’un personnage, par exemple les différents types d’emanata que l’on trouve habituellement dans les comics, ou les fleurs et les étoiles utilisés dans les arrière-plans de beaucoup de shôjo manga.

Dans le cadre d’une narration à focalisateurs multiples, la focalisation cognitive peut varier en fonction du focalisateur.

Focalisation Perceptive et Ocularisation

La facette de focalisation perceptive peut varier entre la retranscription la plus directe possible (pour le medium de la narration) de la perception d’un focalisateur, et une rupture totale entre l’information narrative et la perception du focalisateur. Selon le sens que l’on invoque, elle peut prendre des formes différentes, mais la plus pertinente dans le cadre de la bande dessinée se situe au niveau visuel, et que je vais traiter ici. Précisons que dans son ouvrage, Lavanchy traite de la focalisation aurale, car celle-ci peut également être pertinente pour la bande dessinée, mais en moindre mesure que pour la focalisation visuelle.

Pour évoquer la focalisation visuelle, il est plus aisé d’utiliser le terme introduit par le théoricien du cinéma François Jost : ocularisation (1983). Comme pour la facette cognitive, il est possible de considérer une ocularisation interne ou externe, moyennant quelques précisions.

L’ocularisation externe recouvre les représentations les plus traditionelles en bande dessinée, dans lesquelles le personnage est vu de l’extérieur, sans que l’on cherche à montrer leur champ de vision particulier. Une situation encore plus extrême est ce que Jost appelle l’ocularisation spectatorielle dans laquelle le lecteur/spectateur a accès à une information visuelle qui se trouve hors de portée du focalisateur ; un exemple classique en étant l’image d’un monstre/agresseur approchant dans le dos de sa victime. La plupart des bandes dessinées utilisent principalement une focalisation externe.

L’ocularisation interne recouver l’ensemble des effets utilisés pour retranscrire le champ visuel du spectateur. Jost distingue des formes primaires et secondaires, en se basant principalement sur la quantité de contexte nécessaire au lecteur/spectateur pour relier l’image à la perception du focalisateur. Dans la forme primaire, l’image «nous permet, sans recourir au contexte, d’identifier un personnage non présent dans l’image»[3] (Jost, 2004 : 75). Jost liste ensuite un certain nombre d’indications, au nombre desquelles : une partie du corps tendue vers l’avant qui donne l’impression d’être liée à l’endroit où se trouve la «caméra», l’ombre du spectateur, l’exagération d’un objet placé au premier plan comme un trou de serrure, ou la présence du dispositif de la caméra (ou tout autre dispositif de vision, comme des jumelles) (Josr, 1983 : 196). Une indication spécifique à la bande dessinée serait l’embrayeur d’un phylactère qui se terminerait au bas d’une case (voir la Fig. 1, qui montre également les indications basées sur la partie du corps ou l’objet en gros plan).

L’ocularisation interne secondaire dépend du contexte pour montrer le champ visuel du personnage/spectateur, comme dans le cas d’un plan montrant le personnage regardant quelque chose, puis l’image de l’objet considéré. Dans le cadre de la bande dessinée, cette forme d’ocularisation nécessite généralement le contexte d’une autre case (souvent la précédente), bien que l’utilisation de tressage[4] ou de la narration peut également suffire. Il s’agit du «plan de point de vue» filmique établit par Edward Branigan.[5]

Rattachée à ces deux formes, on trouve aussi la «vision avec» moins interne, qu’evoque Lavanchy dans son livre. Dans ce type de représentation, le spectateur regarde à côté du personnage, ce dernier étant souvent représenté de dos au premier plan, avec l’objet qu’il regarde au second plan. D’une certaine manière, il s’agit d’un plan de point de vue condensé en une seule image.

Narration et Monstration

Les théories relatives aux narrateurs et focalisateurs ont tout d’abord été établies en fonction de textes littéraires dans lesquels les mots constituent le medium. Dans le cas d’une bande dessinée, les mots ne sont pas toujours présents, et les images sont souvent le vecteur principal de la narration, ce qui fait qu’il n’y a pas toujours de «narrateur» en tant que tell. Une bande dessinée comme Peanuts évite (presque) complètement le recours à un texte narratif : l’histoire est raconté en premier lieu avec des images, ainsi qu’avec du texte qui est soit une représentation visuel du son ou de la parole, soit une retranscription des pensées ou d’un monologue intérieur. Cela est très proche des films qui utilisent le son et l’image comme base de la narration, à l’exception de ceux qui ont recours à une narration en voix off. De nombreux théoriciens du cinéma ont essayé d’établir une fonction proche du narrateur pour des œuvres basées sur l’image, avec des noms comme le «grand imagier» ou le «monstrateur», mais je rejoins Bordwell en pensant qu’il n’est pas besoin d’introduire une fonction personnifiée du créateur pour aborder les images (Verstraten).

Dans le cas de la bande dessinée, il est nécessaire de s’adapter à ce qui représente souvent deux niveaux de narration : les images et la narration textuelle (Lavanchy, 2007 : 56). Bien que ces deux niveaux (lorsqu’ils sont tous deux présents) sont souvent intimement liés, il existe des cas dans lesquels les deux divergent et demandent à être considérés comme des fonctions narratives distinctes. Cela prend le plus souvent la forme de texte placé dans des cadres récitatifs, mais qui peut également se situer simplement dans les cases, ou en dehors des cases. Nous nommerons monstration le niveau narratif de l’image (niveau narratif primaire de la plupart des bandes dessinées), empruntant ce terme à la théorie du cinéma de Gaudreault (mais en choisissant d’ignorer son concept de monstrateur dans l’arrière-plan).

Si la narration présente à la fois un narrateur et une focalisation, la monstration ne peut avoir qu’une focalisation. L’exception à cette règle est la situation où la monstration est un résultat de transsémiotisation, un terme emprunté à Gaudreault et évoqué dans le cadre de la bande dessinée par Miller, dans lequel un récit dans un medium donné est transformé en narration dans un autre. Miller se base sur l’exemple du Cahier Bleu d’André Juillard, dans lequel un chapitre est raconté par le biais du journal écrit de l’un des personnages principaux. La narration débute dans les cadres récitatifs, mais, au lieu de reproduire fidèlement le texte du journal, Juillard préfère simplement montrer la majeure partie de ce qui y est raconté. Ainsi, la narration glisse d’un langage écrit à une représentation visuelle, dans un processus de transsémiotisation. Dans ce cas, la monstrateion est le résultat de la narration, et procède d’un narrateur intradiégétique.

Il est important de souligner que tout le texte qui figure dans une bande dessinée ne relève pas toujours de la narration (Lavanchy, 2007 : 46). Les retranscriptions de son (effets sonores, contenu des phylactères) ne sont pas de la narration, pas plus que les textes présents dans des bulles de pensées. Ces éléments textuels font partie de la monstration. En particulier, les bulles de pensée sont l’indication d’une focalisation interne en cation dans la monstration, et non pas de la narration. De plus, contrairement aux approches que l’on trouve dans la plupart de la littérature sur le sujet, je vais m’intéresser à des bandes dessinées issues des trois grandes familles culturelles : les comics américains, la bande dessinée franco-belge, et le manga.

Analyses d’œuvres

Tarzan #15 «Tarzan and the Cave Men»

Pour commencer, considérons un épisode de Tarzan de 1950, dessiné par Jesse Marsh. L’histoire suit Tarzan alors qu’il sauve une reine de la jungle déchue, combat des animaux et des hommes des cavernes, et rétablit la reine en question avec un nouveau groupe de sujets. La narration est limitée durant l’ensemble de l’histoire, puisque seules 12 cases présentent des récitatifs sur 23 pages (pour environ 5-6 cases par page). La narration relève principalement de la description objective, introduisant les scènes et leur temporalité ; par exemple, «Durant les douze heures qui suivent, le troupeau de grands pachydermes se déplace lentement, broutant en chemin» [Texte original: «For the next twelve hours, the herd of great pachyderms travels slowly, grazing as it moves.»] (155). Le narrateur se permet parfois des commentaires subjectifs, comme dans cette case montrant des hyènes qui observent Tarzan et sa compagne : «Mais il n’y a pas que Tantor qui s’intéresse aux étranges choses-hommes qui ont pénétré Pal-ul-don» [«But others than Tantor are interested in the strange man-things that have invaded Pal-ul-don.»] (161, je souligne) A une occasion, le narrateur semble même connaître les pensées intimes d’un éléphant : «Pensif, Tantor l’éléphant suit du regard ses amis qui s’éloignent.» [«Wistfully, Tantor, the elephant watches his friends out of sight.»] (161, je souligne) Cependant, à aucun moment le narrateur est identifiable ou présent dans l’histoire.

Tarzan est présent dans la quasi-totalité des cases de la monstration — les autres représentent toutes des évènements dont Tarzan est le spectateur, à l’exception de quelques cases où Tarzan est brièvement assommé et la reine est enlevée par un homme des cavernes. Il n’est jamais fait recours aux bulles de pensées, et on ne trouve aucune indication qui ne soit parlée ou visible d’un œil extérieur à propos des pensées ou des impressions d’un personnage. Du point de vue perceptuel, quelques-unes des cases dans lesquelles Tarzan ne figure pas pourraient être considérées comme de l’ocularisation interne secondaire. Ainsi, les troisième et quatrième cases de la page 161 (cf. Fig. 2) montrent tout d’abord deux hyènes, puis Tarzan et la reine qui les regardent. On pourrait lire cette première case comme faisant partie de ce que Branigan (1984) appellerait un point de vue rétrospectif, dans lequel l’objet vu est montré avant le sujet qui voit.

Ainsi, on peut affirmer que la narration appartient clairement à la catégorie hétéro-extradiégétique, et si l’on accepte qu’elle puisse relever de focalisation, il s’agit d’une focalisation libre et externe. La monstration relève, dans sa majorité, d’une focalisation fixe externe avec ocularisation externe.

Daredevil #239 «Bad Plumbing»

Dans une veine similaire, on trouve ce numéro de Daredevil datant de 1987, écrit par Ann Nocenti et illustré par Louis Williams. Bien qu’utilisant un style plutôt habituel des comics, le personnage de Daredevil qui bénéficie de super-sens permet à l’équipe créative d’introduire des effets subjets originaux. dans ce numéro, entre autres choses, Daredevil affronte Rotgut un personnage mentalement instable.

Comme c’est le cas dans beaucoup de bandes dessinées «mainstream» et en particulier de l’exemple qui précède, le narrateur est une voix non-identifiée qui s’exprime en dehors de toute implication dans l’histoire, et qui n’est préset que par intermittence tout au long du récit : un narrateur hétéro-extradiégétique. La narration débute sur la première planche et décrit le repaire de celui qui (on le découvrira plus tard) s’appelle Rotgut. Trois pages plus loin, le narrateur se tourne vers Daredevil, décrivant non seulement ses pensées mais aussi ses sensations extraordinaires : «les voix étaient des accords, un concerto de notes et de frissons le long de sa colonne vertébrale» [Texte original: «The voices strike chords, a concerto of tones and chills rush his spine.»] (4). La narration à focalisation interne continue sur les deux pages qui suivent (6-7) avec Daredevil, puis disparaît. Sur le reste de l’épisode, le narrateur ne fournit plus que quelques indication de temps et de lieu : «Le monde de rotgut» [«The world of rotgut.»] (9), «A l’extérieur d’une salle de conférence» [«Outside a lecture hall»] (13), «Quelques minutes plus tard, sortant d’une ruelle…» [«Moments later emerging from the alley…»] (18). La focalisation est variable, et se déplace entre les deux personnages principaux de l’histoire, le héro et le méchant, mais, en choisissant une focalisation interne pour le premier et une focalisation externe sur le second, elle propose au lecteur un regard plus proche du héros.

La monstration varie également dans sa focalisation : le focalisateur primaire de l’histoire est Daredevil lui-même, avec une focalisation secondaire par le biais de Rotgut. Au début de l’histoire, on trouve également pour une durée limitée une focalisation externe supplémentaire sur une femme que Rotgut menace par téléphone. Le lecteur la voit au téléphone, réagissant à ses mots, une information qu’il n’aurait aucun moyen de connaître autrement. Dans une autre scène, quelques brèves bulles de pensées sont attribuées à un garçon que Daredevil rencontre, mais en dehors de ces occurrences toutes les bulles de pensée de ce livre sont le fait de Daredevil ou Rotgut.

Cependant, la raison pour laquelle j’ai choisi cet exemple porte sur l’ocularisation de l’histoire. A plusieurs moments, la monstration donne à voir des images subjectives tant du point de vue de Daredevil que de celui de Rotgut. Dans le cas de Daredevil, ce sont principalement des visualisation de son «sens radar» spécial auquel il a recours pour remplacer la perte de sa vue.

Ces cases tirées de la page 7 montrent différents types d’images subjectives (cf. Fig. 3). Dans la première, le lecteur voit Karen, la petite amie de Daredevil, au travers du filtre de ses sens altérés. Dans la troisième, on le voit (dans son identité non-constumée) qui l’embrasse sur un fond qui consiste en un monochrome bleu clair. Les deux utilisent une focalisation interne, mais le premier est surtout une ocularisation, alors que le dernier est plus simplement une image métaphorique de l’isolement du monde («enveloppant/enveloping») qu’il ressent dans ses bras. Le changement d’image que l’on voit ici est un procédé souvent utilisé en bande dessinée pour retranscrire un changement dasn la perception, le niveau narratif, ou la subjectivité.

Deux pages plus loin (et il s’agit certainement d’une manière pour la scénariste d’établir un parallèle entre le héros et le méchant), on trouve un échantillon comparable d’images pour Rotgut (cf. Fig. 4, 5). La première case montre ce que je suppose être sa vision du monde, déformée et grotesque, dans une ocularisation et une focalisation internes. Dans la sixième case, on trouve une ocularisation externe associée à une focalisation cognitive interne dans la représentation visuelle du «souffle pestilentiel des mourrants» [«foul hot breath of the dying»] qu’il imagine l’envelopper.

Un autre élément remarquable de cet épisode est l’utilisation probable d’une narration transsémiotisée : à la première case de la page 11 débute une séquence de deux planches, dans lesquelles Rotgu devient un narrateur intradiégétique qui raconte son enfance avec sa mère. Ce deuxième niveau de narration est indiqué de plusieurs manières : les première et dernière cases qui le constituent présentent une bordure (respectivement gauche et droite) qui, au lieu d’être tracée d’une ligne droite comme dans le reste du numéro, sont inégales comme du papier déchiré. Les bordures de case sont souvent utilisées dans les bandes dessinées pour indiquer des changements dans les niveau de narration, entre le récit primaire et une séquence onirique ou fantastique, ou, comme dans le cas présent, pour un flashback. Les cases de cette séquence présentent également un arrière-plan jaune qui établit une forte rupture avec le reste de l’épisode. Plus important encore sont les cadres des récitatifs qui débutent et concluent cette séquence, qui relèvent clairement d’une narration par Rotgut plutôt que par le narrateur extradiégétique inconnu qui s’exprime dans les récitatifs du reste du numéro. On peut également souligner que le premier récitatif de cette séquence se termine, et comment le dernier commence : tous deux avec des ellipses.

Ainsi, comme dans le cas de l’épisode de Tarzan, ce récit présente un narrateur hétéro-extradiégétique, mais on y trouve également dans la narration une focalisation plus interne. De même, la monstration est principalement une ocularisation externe, mais inclut une ocularisation et une focalisation internes autour des deux personnages principaux.

Paradise Kiss

Avec Paradise Kiss de Yazawa Ai, nous nous trouvons devant un exemple bien différent. Bien que cette série en manga compte cinq volumes, je me limiterai à discuter des éléments qui apparaissent dans le premier chapitre du premier volume. Au cours de cette section de vingt-quatre pages seulement, plusieurs niveaux de narration et plusieurs changements de focalisation sont présents. La premier page débute avec une série de cadres récitatifs qui sont clairement rétrospectifs (évoquand le passé) et en focalisation interne : «C’était comme un repaire secret. Ils l’appelaient leur studio» (7). Le ton est presque pensif, et le lecteur comprend rapidement que le narrateur de ce texte n’est autre que Yukari, le personnage principal, qui parle à un moment situé dans le futur. Ce narrateur ouvre le début du récit, et conclut la fin du chapitre (ainsi que d’autres chapitres plus tard).

Une fois passé une illustration de titre sur une double-page, on trouve à la page suivante un nouveau narrateur s’exprimant en dehors de cadres récitatifs et utilisant le présent : «Ca me rend malade de voir comment ces gens grouillent dans les rues comme des cafards» (10). Il s’agit ici du monologue intérieur de Yukari en réaction aux évènements de l’histoire. On retrouve ce monologue intérieur de Yukari au présent beaucoup plus souvent au cours du récit que la narration rétrospective. Le recours à deux narrateurs qui sont la même personne, mais qui s’exprimeent à des époques différentes est une approche intéressante de la part de Yazama. Elle alterne un narrateur homo-extradiégétique qui sait ce qui va se produire dans le futur, et un narrateur homo-intradiégétique qui ne connait que le présent. Les deux relèvent par contre d’une focalisation fixe interne systématique.

Par contre, la monstration se montre moins systématique dans sa focalisation : alors que Yukari est, en particulier à ce mmoment de l’histoire, le focalisateur principal du récit, une scène de ce chapitre se déroule en dehors de son champ de perception, alors que d’autres personnages parlent entre eux, un changement de focalisation qui n’est pas limité à ce chapitre.

La focalisation interne est souvent utilisée, et est indiquée de diverses manières. Des bulles de pensée sont des points d’entrée dans les pensées de Yukari ainsi que des autres personnages. Un certain nombre d’emanata sont également utilisés, en particulier pour Yukari : par exemple, des lignes en zigzag qui émanent de la tête de Yukari (cf. Fig. 7) ou une petite larme placée devant sa tête. On retrouve également beaucoup des effets visuels subjectifs, qui sont très fréquents dans les shôjo manga. Comme exemple, il y a cette scène où Yukari rencontre pour la première fois les étudiants en mode aux looks inhabituels qui deviendront par la suite ses amis ; le grand travesti embrasse alors Yukari, qui pense qu’il s’intéresse à elle pour quelque raison sulfureuse. La narration interne de Yukari évoque l’«ange de la mort», et ce texte est entouré d’un cercle de fleurs épineuses, renforçant sa peur (cf. Fig. 6). Ces effets ne sont pas d’ailleurs limité à Yukari, mais à ce moment de l’histoire, ils sont plus souvent utilisés pour elle.[6]

Yazawa a aussi recours à plusieurs reprises à une ocularisation interne secondaire dans ce chapitre. Ces cases présentent plusieurs personnages et correspondent aux moments où la narration porte son attention vers des personnages autres que Yukari elle-même. Cela est souligné dès le début, lorsque la narration (jusqu’alors centrée sur Yukari) utilise l’ocularisation spectatorielle pour nous montrer Arashi, l’étudiant en mode punk rock, qui la regarde (cf. Fig. 7). Yukari est montrée alors qu’elle marche plongée dans un livre, mais nous voyons Arashi de dos dans une case de «vision avec», dans ce qui semble être une scène classique d’horreur/rôdeur que Yazawa développe dans les cases évoquées plus haut. Mais ces personnages autre que Yukari, qui sont introduits comme des étranges, deviennent également des personnages primaires avec qui le lecteur va pouvoir s’identifier, en commençant par l’utilisation de cette image de «vision avec» qui nous montre Yukari de l’extérieur.

Si j’en avais le temps, l’étude des variations de focalisation dans Paradise Kiss serait riche en nouvelles explorations. A l’inverse des exemples précédents, ce manga met en jeu de nombreux effets de focalisation et d’ocularisation pour un plus grand nombre de personnages, mais l’ensemble est englobé dans la narration de Yukari elle-même, une narration rétrospective à focalisation interne.

«Life Through Whispers»

«Life Through Whispers» de Jaime Hernandez présente un récit de six pages plus subjectif, raconté par le personnage Ray Dominguez. Le récit de Ray figure en haut de chacune des cases de l’histoire, écrit à la première personne (en utilisant le pronom «je»). Ray est un narrateur homo-extradiégétique, racontant sa propre histoire — Genette appelle ce type de narrateur homodiégétique un narrateur autodiégétique. Il n’y a pas de passage de l’histoire où Ray ne soit pas présent, et le lecteur n’apprend rien que Ray ne connaisse. Mais l’histoire ne se limite pas à le suivre, le lecteur a également accès à ses pensées, dans une narration qui relève de la focalisation fixe interne.

Cependant, les images sont pratiquement toutes en ocularisation externe. Dans les trente-et-unes cases dans lesquelles Ray figure, il n’y a aucune indication qu’il est vu par un personnage ou un objet quelconque. Parmi les quatre cases qui restent, trois cases pourraient être vues comme une ocularisation interne secondaire, mais à cause du contexte des cases qui les entourent et la narration qui les accompagnent, je les vois plutôt commme occularisées au travers de Ray. Par exemple, l’une de ces cases montre Doyle (un ami de Ray) debout au premier plan, et masquant deux hommes qui font quelque chose entre deux voitures (cf. Fig. 8). La narration qui l’accompagne indique sans hésitation que cela représente ce que Ray voit : «… avant que je ne puisse en voir plus, Doyle s’interposa …» [«…before I could see more, Doyle blocked my view…»] (58)

La dernière case parmi les quatre qui ne figurent pas Ray, et qui se trouve être la dernière du récit, est une image mentale tirée de l’imagination de de Ray, une sorte de bulle de pensée qui occuperait toute la case. Bien que je sais que cette case fait partie de la focalisation interne de la narration, il ne m’est pas possible en me basant sur les indications données par la case (y compris la narration) and dans les cases qui précèdent, de dire si cette image est ocularisée au travers de Ray et qu’il s’agit donc de quelque chose de réel qu’il regarde. La seule hypothèse qui demeure est qu’il s’agit de son imagination.

«Life Through Whispers» — en tant que bande dessinée avec une narration «je» et une focalisation interne stricte tant dans la narration que dans la monstration — est beaucoup plus proche de l’expérience d’un seul personnage que nos exemples précédents, qui faisaient preuvent d’une distance plus grande. Un grand nombre de bandes dessinées autobiographiques sont écrits/dessinés de cette façon, ce qui n’est pas surprenant puisque les bandes dessinées se sont toujours attachées (historiquement, mais aujourd’hui encore) aux personnages, un trait renforce dans l’autobiographie autour du créateur/narrateur/personnage. Mais il serait erronné de croire que toutes les bandes dessinées présentent une telle attention portée au narrateur/personnage.

L’Epinard de Yukiko

L’Epinard de Yukiko de Frédéric Boilet est une récit autobiographique ambigu qui raconte la brève aventure du narrateur/personnage principal, que j’appellerai «Boilet», avec Yukiko, une jeune femme japonaise. A la différence de «Life Through Whispers», L’Epinard de Yukiko n’a pas recours au texte narratif habituel, c’est un travail uniquement basé sur la monstration. Même sans la narration, un lecteur de cet ouvrage comprend rapidement que le récit est entièrement limité à ce que «Boilet» voit et vit. Rien de ce qui échappe à la perception de «Boilet» n’est mentionné, mais cette restriction à «Boilet» n’est pas comparable à celle que l’on a pu voir dans «Life Through Whispers». Le lecteur n’est jamais vraiment dans la tête de «Boilet», rien n’est dit de ses pensées et ses sentiments et le lecteur demeure en dehors de son point de vue cognitif. C’est un example de focalisation fixe externe, mais Boilet n’écarte pas complètement le lecteur de «Boilet» : le récit est presque complètement en ocularisation interne au traver de «Boilet», ce qui fait que le lecteur ne connait rien des pensées de «Boilet», mais il voit par ses yeux.

La séquence de sept pages qui ouvrent ce livre montre une série de bâtiments et de panneaux le long d’une rue. Il n’y a aucun personnage, ni d’indications d’ocularisation interne primaire. Le texte qui accompagne cette séquence, et qui se trouve dans des cadres de récitatif en bas des cases, est, au premier abord, facile à prendre pour de la narration, mais il s’agit en fait de la première des quelques paralepses de ce livre. Après avoir progressé un peu plus dans le livre, le lecteur réalise que ces cadres de récitatif en bas des cases retranscrivent en fait les dialogues de «Boilet». Plus loin encore, on retrouve les mêmes mots répétés dans une autre scène. Ma lecture de ces sept premières pages, avec leurs images d’une rue japonaise et cette scène d’hôtel centrale avec son dialogue parallèle, est qu’elles se situent bien après le déroulement du reste de l’histoire. Nous suivons là «Boilet» qui descend cette rue et se souvient ; les mots ne sont pas de la narration, ce sont les souvenirs qui déclenchent le reste de l’histoire, tirée de sa mémoire. Cette scène présente une focalisation interne qui n’est compréhensible qu’à la seconde lecture. De même, il faut une seconde lecture pour identifier que ces sept pages utilisent une ocularisation interne secondaire. En réalité, la majeure partie des cases de ce livre nécessitent le contexte des images qui les entoures pour créer l’impression du point de vue de «Boilet».

Dans le contexte d’une séquence de cases, Boilet retranscrit souvent l’impression du regard mouvant de «Boilet». Des images que l’on pourrait voir comme des images «normales» et non ocularisées si elles étaient isolées deviennent les champs de vision successifs du personnage quand elles sont en séquence. Dans une scène, «Boilet» et Yukiko mangent ensemble (cf. Fig. 9), et en quelques cases, le lecteur voit le visage de Yukiko quand elle parle, puis sa poitrine, retour à son visage, puis sur le côté avec les jambes d’une femme assise à la table voisine. En utilisant l’ocularisation, Boilet nous révéle beaucoup plus sur son personnage, et plus subtilement qu’il ne le pourrait autrement. Il faut également rappeler que le texte en bas des cases, représenté comme l’est habituellement la narration (dans des cadres de récitatifs), est en fait la retranscription des paroles de «Boilet», placée en bas des cases pour être plus proche métaphoriquement du personnage. Cette indication est beaucoup plus subtile que l’embrayeur de phylactère que nous avons vu plus haut dans l’exemple de Ware.

La majeur partie du livre est étalbie dans cette ocularisation interne secondaire au travers de «Boilet», même si un certain nombre de cases utilisent une partie des indications de Jost pour signaler une ocularisation interne primaire, comme l’utilisation de parties du corps au premier plan et une déformation visuelle de l’image. Dans la scène du repas, le lecteur voit la main de «Boilet» tendue pour se servir dans une petite assiette (cf. Fig. 10), dans d’autres on voit son carnet au premier plan avec un stylo dans la main en train de dessiner. Il utilise également un effet visuel subjectif lorsqu’il montre un cycliste flou qui passe devant lui (cf. Fig. 11).

Boilet ne conserve pas cette ocularisation pour toutes les cases du livres — à quelques occasions, «Boilet» est vue de l’extérieur. Les deux scènes les plus longues où cela se produit relèvent pourtant encore d’ocularisation interne : l’une se passe dans un photomaton où «Boilet» et Yukiko sont visibles dans l’écran vidéo, alors que l’autre se passe devant un grand mirroir dans une chambre d’hôtel. Les autres occasions ne proposent pas ce genre d’indication visuelle, et semblent déplacées dans un ouvrage qui est par ailleurs très systématique dans son ocularisation interne (une autre paralepse). Elles servent cependant à distancier le lecteur et à eviter une identification trop complète avec le personnage, et peut-être est-ce un choix délibéré de Boilet.

En comparant avec le travail d’Hernandez dans «Life Between Whispers», l’utilisation de l’ocularisation et de la focalisation par Boilet déplace l’attention du personnage au regard. Boilet semble moins intéressé par raonctre une histoire sur son personnage que de montrer des images de Yukiko. En effaçant persque complètement le personnage/spectateur de son récit, cette attention devient encore plus évidente. Cette bande dessinée traite finalement principalement du regard, une approche que Boilet renforce dans sa manière de séquencer et de composer ses cases pour souligner le mouvement du regard du spectateur (comme dans les exemples vus plus haut).

Daybreak

Si l’approche de Boilet déplace l’attention du personnage au regard, Brian Ralph, dans sa série Daybreak, essaye de déplacer l’attention vers le lecteur et son identification avec le spectateur.

La première case de Daybreak montre un personnage manchot disant «hello» et regardant le lecteur. Il continue à le regarder en l’interpellant. Le lecteur de Daybreak comprend rapidement à partir du contexte que le manchot s’adresse à un spectateur invisible, mais contrairement à L’Epinard de Yukiko, Ralph ne propose aucune indication de ce spectateur — pas de bras, pas d’ombre, pas même du dialogue. Le livre se tient à une ocularisation interne secondaire pour l’ensemble du livre. Le spectateur invisible n’est jamais montré, même si l’on peut supposer à partir du contexte que quelque chose/quelqu’un existe à cette position d’observation : en premier lieu la conversation soutenue du manchot en direction de (il n’est pas possible de dire «avec», puisque l’on ne voit pas de réponse) ce spectateur, mais d’autres scènes laissent voir des effets sur ce spectateur, et ses actions.

A un moment, le manchot dit «Derrière vous», et la case suivante montre un passage sombre : le spectateur s’est tourné pour regarder derrière lui (cf. Fig. 12). Dans une autre scène, on assiste à l’effondrement d’un tunnel : deux cases montrent la cute de pierres et de poutres, suivies par une case entièrement noire (ou plutôt, sepia). Je suppose que le spectateur vient d’être assommé.

Même s’il semble facile d’associer cette ocularisation stricte avec un «point de vue à la première personne», l’utilisation de la focalisation de Ralph affirme le contraire. Il n’y a pas de narration dans ce récit, le personnage invisible ne parle jamais, et le lecteur n’a aucune indication quant à ses pensées. La narration avec ocularisation interne stricte est également stricte dans sa focalisation externe. Cette combinasion de focalisation et ocularisation est d’ailleurs tellement stricte et systématique qu’il est difficile de savoir s’il y a même réellement un personnage.

Etrangement, à cause de cela, le manchot devient le véritable personnage central de Daybreak. Il figure dans la quasi-totalité des cases du premier volume, à l’exception d’une courte scène dans laquelle on le croit perdu. En dépit de l’approche narrative inhabituelle choisie, Ralph se conforme à la plupart des bandes dessinées en organisant ses cases autour d’un personnage. Quand le manchot disparaît, un autre homme apparaît pour le remplacer temporairement comme centre d’attention des cases.

Daybreak devient alors un récit à la suite du manchot. Le spectateur invisible disparaît dans le décor (le premier plan) et le lecteur en est réduit à considérer un personnage qui a une tendance étrange à raconter ses propres actions à la deuxième personne. Les rares fois où sont montrées des actions du spectateur invisible (comme dans l’exemple plus haut) ne suffisent pas à établir ni la présence avérée de ce spectateur, pas plus qu’une impression d’implication chez le lecteur.

Conclusion

Comme j’ai essayé de le montré dans l’étude qui précède, les intéractions entre narration et monstration, focalisation et ocularisation peuvent créer une riche gamme d’approches narratives avec des résultats variables. J’espère que la diversité des possibles pour les «points de vue» et les «perspectives» dans la bande dessinée s’en est trouvée clarifiée, et que mes tentatives d’adapter les terminologies issues de la narratologie littéraire et cinématographique à la bande dessinée ont permis d’enrichir les outils pour aborder, décrire et analyser ses œuvres. Il est certain qu’il reste encore beaucoup à dire sur le sujet, en particulier sur les genres d’imagerie subjectives que l’on trouve en bande dessinée, et la manière dont d’autres éléments formels peuvent participer à indiquer la focalisation.

Références

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[Traduit de l’anglais par Xavier Guilbert. Article paru originellement sous le titre «Talking, Thinking, and Seeing in Pictures: Narration, Focalization, and Ocularization in Comics Narratives» dans l’International Journal of Comic Art 12.2/3 (Fall 2010).]

Notes

  1. J’utilise ici le terme de «bande dessinée» comme appellation générale de la forme et du média (ce qui pourrait être l’objet d’une discussion en soi) qui englobe les productions américaine (comic books et strips), européenne, japonaise (manga) et autres formes culturelles, ainsi que ce qui est couvert par le terme marketing de «roman graphique».
  2. Cette problématique n’est pas limitée à cet article en particulier. Trop souvent les universitaires rédigent des articles sur de vastes sujets concernant la bande dessinée en s’appuyant sur un corups de travaux très limité et insuffisant par rapport à l’ambition de l’étude.
  3. Texte original : «[The image] allows us, without relying on context, to identify a character not present in the image.»
  4. Sur la notion de tressage, se reporter à Groensteen, 1999.
  5. Un résumé des types de points de vue proposés par Branigan est disponible dans ce texte sur mon blog (en anglais).
  6. On pourrait même soutenir que la forme, la taille et la composition des cases peuvent être utilisés pour une focalisation interne, mais l’exploration de ce sujet nécessiterait une étude plus approfondie. Pour un premier aperçu, le lecteur pourra se référer à Driest, 2008.
Dossier de en décembre 2010