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Les Rêveries d’Hélène Georges

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Depuis quelques années les libraires déplorent la profusion de bandes dessinées, et même, de bonnes bandes dessinées. Cette abondance (plus de dix livres sortent chaque jour) empêcherait le lecteur de voir les nouveautés. Une offre que sa générosité aurait rendue illisible, invisible.

D’un premier abord, les livres publiés par Michel Lagarde sortent du lot. Chacun ressemble à un petit carnet, aux coins arrondis et au dos protégé d’une bande noire. La couverture est un aplat monochrome où un petit dessin découpé dans un cercle nous donne à la dérobée un aperçu du contenu de l’ouvrage (ici : deux filles qui s’embrassent — on ne saurait mieux résumer). Sans l’avoir ouvert, on pense être en présence d’un objet intime. J’ignore si tous les livres publiés par cet éditeur sont des livres «intimes», mais celui d’Hélène Georges l’est assurément.

Issue du monde de l’illustration pour enfants, Hélène Georges s’est laissée convaincre par Lisa Mandel de se mettre à la bande dessinée.[1] .
Avec ces «rêveries», l’auteur se met elle-même en scène dans sept histoires fantaisistes : capitaine des pirates travestie en homme, elle tombe amoureuse d’une naufragée qui a deviné son secret ; chef de guerre pendant la révolution mexicaine, elle résiste aux assauts de Pancho Villa et enlève la fille d’un aubergiste ; directrice d’une revue, elle se laisse séduire par une de ses danseuses ; patronne de casinos à Las Vegas, elle entretient une liaison avec son ennemie mortelle ; enfin, une princesse kurde l’enlève sans explications, elle abandonne toute résistance et accepte de la suivre, pour toujours.
Un récit se rapproche un peu plus du monde réel, de notre vie de tous les jours. Il raconte l’amour impossible qu’éprouve l’héroïne pour une mère au foyer encombrée de son compagnon et de son enfant et dont elle est l’hôte pour quelques jours. Sans en parler, les deux femmes s’éprennent l’une de l’autre tandis que les hommes (Hélène est venue avec son cousin) causent mégapixels, jeux vidéos et bricolage. Le portrait de l’homme moderne, obsédé par les accessoires et la performance, mais incapable de percevoir les liens sentimentaux qui se tissent autour de lui, est assez savoureux. Plus intéressant encore est l’attitude des deux femmes, chacune consciente de sa place ou de ses devoirs, qui n’oseront bouleverser l’équilibre de leurs vies et celui de leur entourage. Elles n’échangent d’ailleurs que des paroles plutôt triviales : bonjour, au revoir, j’ai mis du papier aluminium pour emballer la gâteaux. Par petites touches, frôlements, gestes ébauchés, les deux jeunes femmes se désirent, s’aiment chastement et se quittent chacune avec le regret de l’autre. Du Jane Austen, quoi, la raison triomphe des sentiments mais pas des remords.

Ces histoires, publiées précédemment dans le fanzine gay et lesbien Hercule et la toison d’or (mais redessinées pour l’occasion) sont donc des fantasmes. Sans chichis, sans prétention, sans tentation racoleuse particulière (on ne peut pas parler de récits érotiques), écrites et dessinées avec une très grande fraicheur, les nouvelles d’Hélène Georges nous parlent de ce que chacun de nous connait : l’esprit qui se laisse aller à inventer des histoires plaisantes à seule fin de délectation, la rêverie, donc. Et cela fonctionne impeccablement. On croise ici ou là d’agréables clins d’œils à d’autres dessinateurs : Hokusaï, Diego Rivera, peut-être aussi Hergé — pour la scène d’enlèvement. Le tout est servi par un trait élégant qui rappellera, si l’on doit comparer, Loustal ou encore Marjane Satrapi.
La lecture d’un tel ouvrage nous rappelle, au passage, les progrès faits par le public — nous — vis à vis de l’homosexualité : le livre ne maudit pas ses héroïnes, il ne nous mendie ni jugement, ni pitié, ni sentiment de culpabilité, ni sympathie forcée, ni rien de ce qu’on trouve dans de nombreux récits estampillés «gai et lesbien», il ne veut pas nous convaincre de ceci ou de cela, il existe sans s’excuser. Et lorsqu’Hélène est victime du machisme de Pancho Villa, qui la fait fusiller, elle toise fièrement le peloton, cigare au bec.

Sans complexes, sans provoc’, sans étalage, Les Rêveries d’Hélène Georges est un livre qui semble s’adresser à l’auteur seule, c’est à dire à tout le monde.

Notes

  1. Lisa Mandel et Hélène Georges ont fréquenté l’école des arts-décoratifs de Strasbourg, elles ont, un temps, partagé un atelier à Marseille, et Hélène Georges est la coloriste de Eddy Milveux
Chroniqué par en février 2007