Balthazar

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Tobias Tycho Schalken est de ces auteurs rares pour qui la bande dessinée est un moyen d’expression qu’il choisit spécifiquement lorsqu’il en a besoin. Il entre alors dans une exploration du médium bien différente de ce que nous pouvons voir, nourrie de ses multiples pratiques et d’un besoin d’écriture intime dont l’expression ne prend jamais la même forme. De cet auteur hollandais, nous ne connaissons en France que peu de choses. Le FRMK a traduit en 2010 le cinquième volume de Eiland (magazine dont nous reparlerons plus tard), les éditions de la Cerise avaient publié en 2011 un court récit dans le quatrième numéro de Clafoutis, et sortent cette année son premier album personnel. Enfin, certains festivaliers avaient aussi pu contempler deux de ses peintures à l’huile pendant le festival Angoulême lors de l’exposition « Une autre histoire. Bande dessinée, l’œuvre peint ». En effet, si la bande dessinée reste son médium de prédilection, il se fait plutôt rare car il partage son temps avec la pratique de la vidéo et surtout de la sculpture.

Balthazar a tout d’abord été publié dans la revue Eiland (dans les quatre premiers numéros pour être précis) que Tobias Schalken réalise avec son ami Stefan Van Dinther, avec qui il a commencé ses premiers travaux et expériences de bande dessinée alors qu’ils étaient encore lycéens. Cette anthologie, dont le premier numéro sort en 1997, rassemble les travaux que les deux artistes produisent séparément, mais qui sont tout de même motivés par l’émulation générée par cette publication. A noter que la taille et la pagination varient suivant les numéros — c’est donc dans un temps de travail découpé et relativement long ainsi que pour des dimensions variables (et donc autant de contextes différents qu’il y a de parties prépubliées) que s’est construit ce récit autours du mythe de Balthazar.

De ce culte, on ne trouvera nulle trace sur Internet, aucun renseignement ni même une quelconque citation. Pourtant, l’auteur introduit son récit par un certain nombre de sources iconographiques qui font référence à cette secte, et dans lesquelles on retrouve cette fameuse étoile dont une des pointes est allongée et ondulée, faisant ainsi penser à une étoile filante. Outre ce symbole présent à de nombreuses reprises dans l’album, on y découvre aussi le culte de la divinité, incarnée ici par une jeune femme. C’est par cette accumulation d’indices que l’auteur introduit la théomancie de Balthazar : une certaine narration va alors se tresser à travers cette suite d’éléments présentés chronologiquement. Le doute demeure quant à savoir si l’auteur documentarise une fiction qu’il monte de toutes pièces, ou si ces éléments sont bien des preuves réelles de l’existence d’un groupe dont les premières manifestations visibles dateraient de la fin du XIIIe siècle. On se laisse tout de même porter par toutes ces explications qui prennent le ton d’un résumé d’enquête, introduit par cette rapide réutilisation d’un appareil iconographique préexistant pour en tirer une substance narrative, notamment dans les blancs qu’elle laisse et qui indiquent l’existence de quelque chose de mystique et énigmatique, dont on peut observer les traces sans pour autant en pouvoir clairement distinguer l’origine. Ce sentiment baignera cette histoire relativement courte, inachevée mais particulièrement riche.

Dans cette bande dessinée, Tobias Schalken n’use pas de parole ou de texte. Le sens des séquences émane des nombreux systèmes graphiques qu’il va développer tout au long de l’album. Entièrement muet, le récit est ainsi conduit par un découpage rigoureux et inventif, des mises en pages fouillées et dynamiques ou bien par la présence de différentes unités temporelles au sein d’un même dessin : c’est en explorant les possibilités de l’espace de la page que l’auteur construit sa narration. Cette décision de se passer du texte n’apparaît pas comme une contrainte pour l’auteur, mais bien plus comme une liberté prise afin d’aller vers une certaine pureté du médium. On est loin des nombreux albums muets qui reposent souvent sur une manipulation assez traditionnelle de la séquence (en utilisant par exemple un système de « gaufrier »), comme dans Là où vont nos pères de Shaun Tan ou Prosopopus de Nicolas de Crécy[1]. L’auteur tend presque ici à développer un autre langage, d’autres utilisations du médium. Leur réunion au sein de ce même univers leur donne cette cohérence — et l’on en oublie presque que l’album est muet.
Les procédés mis en place, ponctuels, prennent une fonction narrative presque aussi importante que le contenu iconique qui les incarne. Il y a alors quelque chose d’unique que renferme cet album, dans le déchiffrage et l’appropriation de ces systèmes qui, par l’adéquation avec son atmosphère et son déroulé, n’appartiennent qu’à cette histoire. A travers ce livre, Tobias Schalken écrit autant sur les possibilités du médium qu’à travers celui-ci.

L’auteur évolue aussi graphiquement le long de l’album en variant les styles et les techniques. Le dessin envahit l’espace de la case, le transgresse parfois comme si ce monde incarné par l’ombre de Balthazar prenait corps et ne pouvait rester contenu — vers la fin du livre, il s’animera encore par les couches successives de papiers découpés qui donnent de la profondeur aux images. Il y a donc un véritable attachement à la création (ou la découverte) d’un univers habité plutôt qu’au développement d’une histoire, ou du moins l’attrait de cet univers est devenu plus fort que le travail sur l’évolution narrative.
On retrouvera, le long de l’album, des figures graphiques récurrentes. Outre l’étoile et la jeune fille mentionnées dans l’introduction (qui sont alors des occurrences qui ont plus trait au récit, faisant le lien avec la documentation du début du livre), une autre symbolique forte est présente dans ce livre, celle de l’animal. Loin d’être inquiétante, la présence de ces bêtes est intrigante, installe le lecteur dans une lecture plus sensible, régie  par le trouble que procure certaines planches (pour ne pas dire la plupart). Aussi, ponctuellement, une case représentant un animal (cheval, chien ou chat) vient s’insérer dans une séquence. Sans lien avec cette dernière, elle figure alors presque de case fantôme, comme un débordement d’émotion que la force sauvage et primitive de l’animal incarne.
Ces symboliques habitent le récit et sont le témoin de quelque chose de plus profond, peut-être de plus sensible qui se cache sous ces images ; un monde fantasmatique s’ouvre alors à nous. Ainsi, Tobias Schalkin tend plus ici plus à évoquer (ou invoquer) qu’à raconter. Ce livre se lit alors un peu comme une poésie, la dimension sensible de cette narration multiple se trouvant appuyée par la dernière page, hommage délicat au Here de Richard Mc Guire. Ces planches renferment donc une lecture en deux temps : une première, ludique dans la découverte des systèmes mis en place par l’auteur, et une deuxième, une fois ces systèmes assimilés,  essentiellement sensible, dans l’immersion de cet univers fort et habité.

On pourrait déplorer le caractère inachevé de l’album. Cette absence de conclusion rend difficile à cette œuvre de dépasser son caractère purement expérimental, et percer le mystère qui entoure ce livre ou la raison plus intime qui a poussé l’auteur à écrire ces pages devient alors impossible. Le lecteur devra alors s’affranchir d’une lecture purement intellectuelle pour se laisser embarquer dans ce voyage à travers l’univers fort de Balthazar, et s’abandonner dans le lyrisme des séquences, sans chercher à comprendre mais plutôt à ressentir.

Ce livre laisse dans un état de flottement, comme si l’on venait de traverser un monde étrange qui nous aurait aspiré (et inspiré) et aurait laissé une certaine trace en nous. Balthazar est un album rare, un concentré expérimental qui engage un certain discours sur la bande dessinée (et notamment l’espace de la page), d’un auteur aux multiples facettes dont la narration reste au cœur de son œuvre, quel que soit le média utilisé.

Notes

  1. Cette remarque n’est absolument pas réductrice, mais indique seulement la différence du travail de ces auteurs avec celui de Tobias Schalken.
Site officiel de Editions de la Cerise
Chroniqué par en juillet 2012

→ Aussi chroniqué par Jessie Bi en juin 2012 lire sa chronique