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Charonne – Bou Kadir

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Faire émerger la mémoire d’un lieu, lire ce livre de pierre et autres matériaux à haute voix à ceux qui sont dans l’analphabétisme de l’oubli, du présent trop présent, d’une mémoire absente car non vécue ou non enseignée.
Faire du lieu un carrefour où se confrontent la mémoire individuelle, celle de l’Histoire, mais aussi celle d’une neuvième chose puisant justement ses assises dans le mnésique travaillé, créant la latence d’un moment pour mieux le développer.
Ce livre réussit cette osmose, en faisant partie justement d’une collection intitulée « Lieu EST mémoire », dont il est curieusement la seule bande dessinée. Oui curieusement, car cette phrase ne qualifie-t-elle pas une des attentions de la bande dessinée en vers les lieux, que l’on songe à A Short History of America de Robert Crumb, à Here de Richard Mc Guire, ou bien plus récemment aux Building Stories de Chris Ware ?

Jeanne Puchol déchiffre, fait lecture de l’affaire de la station Charonne du 8 février 1962. Habitant pas loin, en enfance alors, elle redécouvre ce qu’elle avait vécu dans les lumières fugace des bas âges. C’est de cette bougie de conscience, éclairant moins que fabriquant des ombres, qu’elle porte aujourd’hui la lucidité de son pinceau, qu’elle dialogue pour interroger son histoire à côté de drames historiques coloniaux portant leur morbidité sur les marches d’une banale bouche de métro.
C’est dans cette tension entre l’exceptionnel et l’anodin, entre les oublis de parents doublement acteurs[1] et les précisions des historiens, entre un langage qui s’apprenait[2] et la polysémie de mots redécouverts par l’image, que l’auteure navigue avec clarté pour exposer les fracas de l’OAS dans les derniers mois du conflit franco-algérien. Passeuse d’âmes à sa manière dans la mesure où ceux passés vivent en mémoire dans ceux vivants,[3] l’auteure de bande dessinée regarde l’heureuse vie persistant dans celles toujours incarnées malgré le demi-siècle écoulé. Autour d’une table autant qu’autour d’une bouche de métro, ce sont alors moins les affres du temps que l’intérêt de l’oubli qui surgit, fait poser les bonnes questions pour comprendre un passé autant que nuancer ou questionner un présent au sens large.

A ces distances, échelles, révélant les tensions de l’Histoire dans l’un de ses événements, nous pourrions ajouter celle de styles, entre les Mauvaises gens d’Etienne Davodeau et le travail de Frédéric Pajak par exemple, ou bien entre un trait au classicisme fin des années 70 et un rapport documentaire évoquant parfois Fabrice Neaud dans son Journal. A cela s’ajoute un album qui n’en est pas un, puisqu’il est publié de la même manière qu’un texte dans la collection qui l’accueille, sans nécessité de distinction par une couverture cartonnée et ses éventuelles surenchères suggestives pour mieux se vendre. Par le format, le papier, l’éditeur fait de ce livre un livre comme les autres. En cela Charonne – Bou Kadir résonne comme une double interrogation du présent, à la fois comme déroulé limpide sur la fin d’un conflit fondateur de bien d’autres tensions toujours actuelles, et l’état d’un médium dans ses usages et perceptions, dans ce qui semble aujourd’hui ces acquis faisant l’actualité.

Notes

  1. Ils sont de gauche, manifestent régulièrement et ont vécus en Algérie. Ils étaient revenus en France avant que l’on parle des « pieds noirs », donc bien avant 1962.
  2. Enfant, par définition elle ne pouvait s’exprimer par la parole, ouvrir la bouche. Symboliquement, celle du métro avale, recrache mais n’articule pas elle non plus.
  3. La dessinatrice serait une « charonne », un Charon au féminin puisqu’elle-même joue symboliquement et sur un autre registre de la proximité du nom de la station de métro avec celui du nocher des âmes dans la mythologie grecque.
Chroniqué par en juin 2012