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Le train où vont les choses

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L’été 1987 — il y aura donc bientôt vingt-six ans –, j’ai écrit, à la demande de Thierry Groensteen (pour un numéro hors série des Cahiers de la bande dessinée), une brève lecture du quinzième — et à ce jour avant-dernier — album des Aventures de Philémon. Le diable du peintre. Je me souviens avoir un peu hésité avant d’accepter ce petit travail «critique». Quelque chose m’inquiétait. Comme si, passé la première quatorzaine d’albums, toute série devait, sinon se déliter, du moins manifester des traces de fatigue. Comme si le labeur ne pouvait plus être gommé par l’auteur, condamné à se répéter et, pire, à se parodier, jusqu’à ruiner l’univers qu’il a créé. Mais, avec ce Diable du peintre, je n’avais pas été déçu, loin de là. Juste un peu contrarié par la nouvelle maquette imposée à la série (qui allait hélas contaminer toutes les rééditions à venir pour au moins deux décennies). Depuis, je prends encore plus soin qu’avant des éditions originales des quatorze premiers albums.

Depuis ma découverte du Petit cirque (quand j’avais à peine dix ans), et, dans la foulée, de Philémon dans Pilote (Le mystère de la clairière des trois hiboux), j’ai été quasi-intimement touché par l’univers de Fred. Pour en comprendre la raison, il m’a fallu retourner en tous sens ce mot «mélancolie» qui me travaillait le corps au moins autant que «l’esprit» depuis mon adolescence sans que je sache, durant de longues années, à quoi il se rapportait exactement (car ce mot est un vrai «faux ami». trop séduisant, malmené, dévoyé, abîmé par l’usage impropre qu’en ont fait de nombreux sagouins). Et puis, à force, allant prospecter dans le passé lointain (de l’Antiquité à la Renaissance) et prenant conscience à quel point la nostalgie devait être évacuée, j’ai fini par comprendre pourquoi cette histoire m’obsédait (et pour rester en plein dans le «sujet» : pourquoi, alors que j’abandonnais la lecture de bande dessinée pour un temps à la fin des années 80, je restais fidèle à Fred). Entre autres lectures, le «problème XXX» du «pseudo» Aristote m’avait frappé. Il s’ouvre par cette question : «Pourquoi tous ceux qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts, étaient-ils de toute évidence mélancoliques, certains au point de contracter des maladies causées par la bile noire, comme Héraclès dans les mythes héroïques ? Car lui-même semble avoir été mélancolique de nature, et c’est en référence à lui que les anciens appelaient ‘maladie sacrée’ la maladie des épileptiques.» Cette humeur propre aux mélancoliques, Fred en a peut-être donné l’expression écrite, dessinée, la plus incisive, la plus hantée. La plus «poétique», si on veut (sachant que la poésie, c’est d’abord un faire et non une accumulation de clichés : la poésie se joue toujours contre le poétisme).

Une fois encore, la mélancolie est au cœur de ce train où vont les choses (titre génial, soit dit en passant). Mais quand Fred commence à dessiner (dans le dernier quart des années 80) les premières planches de cet épisode, il ne sait pas encore qu’il s’approche dangereusement de la fin de son exploration du monde du «A». On peut raisonnablement penser qu’il s’accrochait alors à ce travail, de manière plus ou moins continue, parce qu’il n’avait aucune raison de l’arrêter : le moment du «grand» tournant n’était pas encore venu. Philémon, pour lui, c’était bien davantage que des heures de travail à accomplir pour gagner sa croûte : c’était sa vie (j’écris ceci à l’imparfait tout en sachant que Fred survit depuis plusieurs décennies à son héros de papier). Certes, il avait déjà l’habitude d’interrompre de temps en temps ce flux — couper le fil de ce récit sans fin — afin de produire des formes brèves (Pilote mensuel lui en avait donné de nombreuses occasions), inventer de nouveaux personnages (Cythère, l’apprentie sorcière, 1980) ou bâtir un nouvel espace-temps (Magic Palace Hôtel, 1978. «one shot» comme Le petit Cirque), etc. Mais dans sa tête Philémon — et par-delà ce personnage, le monde du «A» dans lequel il ne cesse de se transformer tout en restant lui-même — restait toujours en mouvement. C’était — c’est sans doute toujours — sa «voix intérieure», jamais en repos. Philémon est, depuis son tout début, une œuvre véritablement ouverte, exploratrice : un des très rares exemples (avec Le Concombre masqué de Mandryka) de série non figée.

J’en reviens à cette histoire de mélancolie. On sait que Fred a vécu une grave dépression à la fin des années 80, suite à une série de déceptions, sentimentales entre autres, et qu’il a cherché  inlassablement à en finir, se mettant en danger pour forcer le sort et qu’il a fini, à force de survivre à tous ses plans suicidaires, par consulter un psy et se résigner faire un assez long séjour en clinique pour suivre des soins (notamment une désintoxication de l’alcool)[1]. Où en était-il de ce seizième épisode au moment où cette dépression s’est accentuée et ses forces sont tombées ? À la page 24, paraît-il. Avec peut-être l’amorce des pages 25 à 27 (où la main ne semble pas aussi assurée : on est là à la limite de l’impossibilité de dessiner). Personnellement, je  ne possède pas la réponse, mais c’est fort possible. Quoi qu’il en soit, ce train (où vont les choses qui font, planche après planche, la bande dessinée) s’est arrêté et il n’a jamais pu repartir. On sait qu’une fois rentré de son séjour en clinique, Fred a réalisé L’histoire du corbac aux baskets (plus facile à faire que d’achever ce Philémon en suspens) en hommage ironique à son psy — histoire très réussie, malgré un coloriage trahissant parfois la beauté du noir et blanc originel, et qui mériterait d’être refait (par Isa Cochet, par exemple, qui a magnifiquement œuvré sur ce dernier opus). Et puis, il a continué, lentement mais sûrement. Composé quelques autres livres (dont une adaptation du Journal de Jules Renard). Sa dernière production aboutie en bande dessinée porte ce titre presque crépusculaire : L’histoire de la dernière image. Pendant toutes ces années 90, suivies des treize premières années (à ce jour) du nouveau millénaire (période de désœuvrement plus ou moins forcé), Fred a contemplé (ou plutôt montré à ses amis de passage — j’ai eu la chance d’en faire partie) quelques planches de ce Philémon inachevé, se disant (nous disant) à chaque fois : «ça vient, j’ai plein d’idées, je suis un peu fatigué en ce moment, mais, dès que ça ira mieux, je le finis, vous allez voir !»

Personnellement je n’ai jamais cru à cette légende de la reprise, même si on désirait plus que tout qu’elle soit mise en acte le plus rapidement possible. J’ai toujours vu ces planches, sans oser les examiner de trop près, comme abandonnées par leur créateur pour toujours. Comme des vestiges. les ruines d’un projet. Je me disais : l’œuvre ouverte s’abîme (et c’est bien normal) dans l’inachevé qui en est sans doute la forme la plus pure, la plus authentique. Kafka est bien un des maîtres de l’auteur du Corbac et du Petit cirque ! Et puis voilà… Plusieurs rumeurs ont circulé : Le train où vont les choses devait effectivement paraître — mais dans quel état ? Et à quel prix ? Puisque Fred ne pouvait plus reprendre ses outils de dessinateur, le nom de Larcenet a été un temps évoqué pour l’épauler, redonnant ainsi un corps vaillant — une prothèse amicale — à son imagination fertile. Mais, cela ne s’est pas fait. Fred restera pour toujours seul maître à bord de son vaisseau trans-atlantique — son propre bateau ivre.

Après avoir publié il y a deux ans une Intégrale Philémon en trois tomes accompagnée d’un livre d’entretiens (recueillis et rédigés par Marie-Ange Guillaume qui a eu le tort de se faire passer pour le jeune «héros» de Fred, comme si ce personnage de papier avait une âme de journaliste…) intitulé L’histoire d’un conteur éclectique, puis réédité (avec une belle qualité de reproduction des originaux) cet opus majeur qu’est Le petit cirque, Dargaud publie (enfin) cette ultime virée dans le monde des lettres de l’Océan Atlantique qui se passe pour l’essentiel dans la campagne où vivent Philémon et ses proches et s’achève à l’instant précis du passage dans le monde du «A», comme suspendu : en attente d’un récit à venir qui se trouvera être un retour aux sources. Je n’en dirai pas plus[2], il faut lire les yeux grands ouverts (ce qui ne nous empêchera nullement de vivre un rêve éveillé) pour sentir que ce qui se passe là est de première importance. Fred ne pouvait mieux boucler en beauté sa «série» car ainsi, il lui redonne un élan, l’ouvre à de nouvelles lectures, au lieu de clore stupidement le sens en trouvant une porte de sortie raisonnable. Il n’y aura pas de mot de la fin. Il n’y aura, à chaque lecture, que d’éternels recommencements : re/tours de manège qui sont aussi des tours de passe-passe si l’on veut… Mais qui impriment quelque chose de profond sur la mélancolie, singulière et universelle, de l’auteur et en quoi elle s’avère créative, une fois le frein dépressif débloqué. Peut-être que pour vraiment en apprécier la subtilité, il faut être soi-même passé par ce chemin au bord du gouffre (où l’on peut croiser «l’ange des chus» qui a le don de précipiter le promeneur dans la vallée de larmes[3]…).

Dans un de ses livres de Petits traités (Rhétorique spéculative) Pascal Quignard a écrit : «Il n’y a qu’un homme tout à fait déprimé qui voit clair, et les bras lui en tombent ; découvrant la nudité du monde, la langueur du temps, la froideur de l’espace et le vide de son âme, il s’abandonne à l’envie de mourir. Pour lui, le sommeil est la nuit de l’Hades, c’est-à-dire l’Invisible. Mais il rêve et tout devient visible. Même cette envie de se donner la mort est un désir.» Quignard ajoutait qu’après avoir vécu ce terrible moment (immesurable en terme de chronométrie) où dépression se conjugue avec lucidité (nul n’est plus lucide que le ou la mélancolique — le film Melancholia de Lars von Trier, par exemple, le montre très bien), il ne faut pas écrire de romans, mais des essais. Proposons que Le train où vont les choses est quasiment — de manière intuitive, sans intellection excessive — un «traité de mélancolie» qui en concentre l’essentiel : le dérèglement de l’espace et du temps (les pendules décrochent !), le jeu avec les mots (l’inconscient en toute liberté), la dialectique du piège (la toile d’araignée) et du passage, de l’obscurcissement (le tunnel) et de la lumière ardente (les deux soleils). Fred a ça dans la peau, dans les nerfs, dans le sang… «Sa» maladie de «l’âme», il la vit avec cette terrifiante lucidité qui, quand il a la force d’aller au combat, lui accorde la possibilité d’être simultanément léger et profond, humoriste et tragédien (sans pathos — comme Shakespeare) et ainsi de se retrouver, sans le moindre calcul, à une des premières places des innovateurs du 9e art.

Il faut saluer la réussite de cet épisode final. Qui est aussi celle de sa publication : d’une grande justesse dans sa réalisation technique. Le fait d’avoir intelligemment clos ce qui n’en finit pas — n’aurait jamais pu en finir… On ressent un frisson quand la planche 29 approche. La mort rode, mais n’aura pas le dernier mot[4]. Soulagés, on peut se demander qui a trouvé l’astuce permettant de «boucler cette boucle» sans attenter à ce projet (inconscient ?) de laisser cette œuvre réellement ouverte (l’auteur ? L’éditeur — Fred remercie François Le Bescond à la toute fin de l’ouvrage ? Un ou une ami (e) ?) Mais, au fond, peu importe. La lokoapattes, qui carbure comme il se doit (bien que nul n’y ait songé avant Fred) à la vapeur d’imagination, nous a transportés là où les frontières entre le jour et la nuit, la parole et le silence, le réel et l’imaginaire, la raison et la folie, la puissance en actes et l’arrêt de toutes choses, la vitesse et l’immobilité, la froideur lunaire des couleurs du souvenir terrestre et la violence lumineuse des soleils levant sur le «A», la jeunesse et la vieillesse (…), ne sont plus tracées qu’en pointillés.

Cat City, 21/23 février 2013

Notes

  1. Pour ceux qui désirent en savoir davantage, se rapporter à Mélancolie des bandes, chapitre 12 de mon livre Avis d’orage en fin de journée (L’Association, 2008).
  2. Même s’il y aurait beaucoup à dire, notamment sur la manière dont les premières planches du Naufragé du «A» ont été reprises, avec quelques légères modifications (quelques traits, une case inédite), et surtout une quasi-extinction des couleurs (les couleurs vives de l’album originel devenant valeurs de gris, rouille et vert, sans doute pour marquer le fait qu’il s’agit d’une histoire ancienne ; mais, ancienne, l’est-elle vraiment, vu que les «héros», comme dans Tintin, n’ont pris que quelques années en plusieurs décennies ? Ou alors, il faudrait parler de «monde ancien», voire antéarchaïque).
  3. Lire La mémémoire.
  4. Quoique… Les deux dernières doubles pages qui sont des fragments de cases agrandies sur la totalité de la surface, dont la première reprend, inversée, celle où Philémon demande «de l’air, de l’air !» et la seconde représente les deux soleils sur la mer démontée, retrouvant soudain de la couleur, mais vide de personnage, peuvent laisser supposer que Philémon est, cette fois, mort noyé. Selon son degré de pessimisme et son addiction à la mélancolie, le lecteur tranchera. fin ? Ou : il est temps de faire une relecture de l’ensemble des volumes de la série (car en effet «Il est utile et conseillé de…» nous dit l’éditeur sur la page réservée au copyright). On notera aussi l’apparition d’un «fantôme terrestre» dans cet ultime épisode : fantôme auquel même — ou peut-être. seul — l’incrédule peut croire. La vapeur d’imagination est une drogue qui métamorphose la forme des cerveaux de ceux qui en abusent au quotidien. Humeur et humour sont le même mot chez les mélancoliques…
Site officiel de Dargaud
Chroniqué par en mars 2013