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Moi, René Tardi prisonnier de guerre au Stalag IIB

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Si Nestor Burma n’était resté qu’un an au stalag XB, René Tardi resta quatre ans et huit mois au stalag IIB. Si Jacques Tardi a adapté 120 rue de la gare il y a 25 ans, il aura fallu tout ce temps pour qu’enfin il réalise ce livre que beaucoup attendaient depuis cette époque.

Pourquoi toutes ces années ? Peut-être pour cette relecture d’une œuvre que ce livre peut susciter : son père cet anti-héros, ce soldat inconnu bien vivant jusque dans ça défaite, ce brin d’avoine (fétu de paille) dans l’Histoire, cet enfant de l’époque d’Adèle Blanc-Sec (peut-être elle-même fille de parents communards, qui sait), ce père fils d’un vainqueur qui ne racontera qu’a son petit-fils les horreur de la grande guerre, à ce petit-fils de la génération des soixante-huitards où le conflit générationnel fût une pierre de touche.

A tout ce retranché, à cette guerre de position entre trois générations d’hommes, s’ajouterait la pudeur d’un auteur, lui-même tiraillé entre son goût pour l’Histoire et ses exactitudes, et son intérêt pour un expressionnisme pictural se jouant de la précision. Adapter tous ces romans de genre ou dit «populaires»  depuis tant d’années, parler à nouveau du premier conflit mondial avec Jean-Pierre Verney[1], tout cela, de la commune aux années 80 déjà fin de siècle de Manchette, devient comme une quête, un chemin où tout s’organise et se rassemble autour d’une figure que l’on n’osait pas aborder.

Si à certains égards Tardi renait avec ce livre, René Tardi n’est pas Tardi dans ce sens classique et flaubertien qui en neuvième chose a donné «Tintin c’est moi !». Ce «Moi» qui inaugure le titre c’est l’autre, ce n’est pas celui qui dessine. Ce pronom personnel recentre et affirme, donne une valeur de témoignage et de dénonciation de ce qui n’avait pas été dit ou si peu. Tardi est là mais dessiné en Jacques de dix ans, dans l’enfance de ses jacqueries à venir. Il est la distance médiane d’une enfance projetée quasi à équidistance avant sa naissance. C’est aussi une échelle de grandeur ou de valeur pour le père, l’Histoire et celui qui est devenu Tardi aux yeux de tous[2].

Au rythme ternaire de trois cases panoramiques stables comme un regard assuré d’observateur indécelable, l’album se révèle un carrefour et un aboutissement. Il est à la croisée des chemins, il est fait en famille[3], il est un roman familial[4], il est un témoignage historique, voire parfois une œuvre d’historien par son souci du détail, une sorte de «micro histoire» ou «histoire des sensibilités» au langage visuel. Enfin, il est une biographie intellectuelle d’un auteur, celle des débuts et de l’émergence dont l’évidence ou le dévoilement n’aura buté que sur une époque, un grand père et l’engagement du père dans une carrière militaire.

Notons pour finir que certains commentateurs ont volontiers rapproché cet album de Maus, pour des raisons peut-être trop évidentes de relation père-fils, de période historique semblable et de survie dans un camp. Une comparaison qui, si elle n’est pas en soi inintéressante, aurait pu se porter aussi sinon plus sur La guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert. D’une manière plus générale, Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB, pourrait être inscrit dans une tendance qui irrigue la bande dessinée actuelle, avec des récits de la vie d’un ou de plusieurs ascendants d’auteurs dans un contexte historique donné.[5] Tardi se distingue ici largement par l’importance de son œuvre, faisant de son album un double témoignage passionnant.

Notes

  1. De manière moins subjective ?
  2. Au point que l’on peut entendre dire «une ambiance à la Tardi», «une gueule à la Tardi», etc.
  3. Mise en couleur de la fille de Tardi, recherches documentaires par son fils, préface de sa femme.
  4. Pas seulement au sens psychanalytique, mais aussi dans la manière où l’auteur fait se croiser son père et celui de celle qui sera sa femme.
  5. Citons pour exemples : Davodeau, Bruno Loth, Clément Baloup, Antonio Altarriba, etc.
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Chroniqué par en novembre 2012