Le Domaine des Dieux

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Le Domaine des dieux, publié dans Pilote en 1971, présente un immense intérêt : il reprend le thème fondateur de la série, celui de la gallo-romanisation comme colonisation réelle. En prenant pour moteur de l’aventure la volonté romaine de faire disparaître les Gaulois en les entourant d’une ville nouvelle (dont le modèle est Parly II, aux portes de Paris), Goscinny se concentre sur le thème de la résistance du petit village autochtone contre la volonté d’extension spatiale des Romains, qui constitue le fond et le contexte historique de la série, mais qui est souvent estompé ou laissé à l’arrière-plan (ou neutralisé comme foyer de conflit).
Ici, cette opposition se met à fonctionner comme la coupure centrale, celle qui donne le sens général des aventures d’Astérix, ce qui n’est pas si fréquent : Le Tour de Gaule[1] ou Le Bouclier Arverne[2] jouent aussi sur ce thème, mais plus tôt, et de façon plus anecdotique, en se concentrant moins directement sur la colonisation au sens strict ; Obélix et Cie[3] en revanche reprendra franchement le thème. On peut même dire que le Domaine des Dieux comporte une séquence qui constitue une anticipation pure et simple de la trame d’Obélix et Cie, ce qui contribuerait à définir une «période» ou une inflexion conhérente de la série entre 1971 et 1976.

C’est bien une histoire de coupures et de divisions qui donne son sens à cette «période». Ces divisions sont présentes tout au long de la série, mais elles obéissent à un schéma narratif généralement plus simple : au tableau de l’unité initiale succède par contraste une crise, et l’aventure est proprement le moyen de résoudre cette crise, de sorte que l’album finit sur une réconciliation dont le banquet constitue l’emblème. Dans cette économie classique du récit d’Astérix, la force d’Obélix, l’unité des Gaulois, la sagesse mesurée de Panoramix sont des outils possibles ; l’enjeu et généralement de restaurer une mesure, un équilibre, de rappeler une frontière ou de réinstaurer des situations troublées. Mais le Domaine des Dieux va retravailler ce schéma, comme on va le voir.

C’est que les oppositions et les divisions sont multiples : elles se déplacent au cours du récit, elles jouent, et se répliquent sans cesse à l’intérieur de chacun des «camps». C’est ce qui rend l’album passionnant : au moment où l’on revient au principe fondamental de la série (la confrontation de l’ethos gaulois avec la domination romaine, ce qui signifie pour les auteurs la possibilité comique de se servir d’une civilisation antique pour lui faire jouer le rôle de la «modernité»), ce jeu permet à Goscinny et Uderzo de donner une image très articulée du problème, en pointant de façon éclatante le rapport que leur fiction des origines gauloises entretient avec l’idée de modernité (civilisationnelle, morale, économique).
Au-delà de la «résistance» gauloise à la «domination» romaine, cela met en jeu le problème du rapport du mythe gaulois à la marche de l’histoire — témoin de l’importance qu’il faut attacher à cet album, Goscinny le conclut sur une «moralité» de fabuliste, en faisant clore le récit par un commentaire sur son sens prononcé par Astérix et Panoramix. Rare didascalie, qui me semble constituer la preuve que le Domaine des Dieux doit être lu de très près pour qui veut saisir le travail de Goscinny sur Astérix comme une longue œuvre en vingt-quatre volumes, répartis sur vingt années.[4]

Pour structurer cette lecture, je distingue trois moments dans l’album : dans un premier temps, la culture romaine s’oppose — et s’impose — à une civilisation gauloise réduite à la sauvagerie naturelle (et l’on retrouve dans cette opposition le thème central de la série, ici exacerbé). Dans un second temps, les Gaulois dépassent cette opposition en important la division à l’intérieur du camp romain, ce qui rend bien plus riche et plus complexe l’image de la civilisation moderne et conquérante. Et dans un troisième temps, ce déplacement de coupure se retourne contre les Gaulois : ce sont les Romains qui à leur tour créent un clivage à l’intérieur du camp gaulois. L’issue de ce double déplacement n’est pas seulement une réconciliation classique, c’est aussi une réinstauration de l’opposition classique, Gaulois vs. Romains.

1. La Nature forestière et la culture urbaine

C’est d’abord de la nature (la forêt) que la civilisation (Rome) promet la domestication (c’est la vieille mythologie du bois et de la forêt[5] ).
La déclaration de César p.5 est à ce titre fondamentale, parce qu’elle met en place le jeu d’équivalences sur lequel l’aventure se construit : protection magique et forêt nourricière, civilisation imposée de force et parc naturel : «Les gaulois, aidés par une potion magique qui leur donne une force surhumaine, protégés par une forêt qui les nourrit, refusent la civilisation romaine… J’ai décidé de les forcer à accepter cette civilisation ! La forêt sera détruite pour laisser place à un parc naturel !».
Ainsi la forêt est placée sur le même plan que la potion magique. La tournure de César en fait un personnage, et presque une divinité nourricière. Asservir les Gaulois, c’est donc d’abord les identifier à leur forêt (on est en Armorique, dans ce que les Romains appelaient la «Gaule chevelue», ce qui ne signifiait pas que les habitants y portaient le cheveu long, mais qu’elle était couverte de forêts : le César de Goscinny utilise une vision de la Gaule armoricaine probablement assez conforme à celle qu’entretenaient les légions du César historique) ; puis asservir cette forêt elle-même en en faisant un «parc naturel» — charmant anachronisme qui met d’emblée en place la référence à l’aménagement de l’espace par la technocratie des années Pompidou.

Dans cette manœuvre les Gaulois sont donc ramenés à la pure naturalité de la forêt (p.7 : «C’est notre forêt, après tout !», dit Obélix ; puis p.8 : «Place à la civilisation ! Nous allons commencer à déboiser !» clame Anglaigus, l’architecte romain «Faudra dégauloiser d’abord», prophétise Oursenplus, le centurion : déboiser, dégauloiser, c’est la même opération). Ainsi, vus par les Romains, les Gaulois sont immergés dans la nature pure ; image incompréhensible aux Gaulois eux-mêmes, qui à leur propres yeux disposent d’une forme de civilité instituée (dont différents personnages entretiennent la structure tout au long des aventures d’Astérix[6] ). Ainsi l’opposition se développe d’abord dans un véritable aveuglement réciproque : pendant toute la première séquence de l’album, les Gaulois et les Romains agissent et réagissent de façon mutuellement incompréhensible.

La «nature» réagit en effet de façon «magique» aux yeux des Romains, lorsqu’Obélix ou Panoramix replantent le jour les arbres qu’ils font arracher par leurs esclaves la nuit ; et cette opération magique, celle du semeur auguste (c’est Panoramix qui souligne la référence agricole et républicaine), dépasse les raisonnements des «civilisés». Mais symétriquement les opérations de la culture romaine sont des manigances, des artefacts que les Gaulois n’arrivent pas à interpréter.
Un signe marginal de cette inscription de Rome dans le stratagème mécanique : le médecin qui soigne Anglaigus, p.9, dispose d’un attirail technique très impressionnant, au milieu duquel trône un alambic : outre que c’est là le modèle même de la machine — elle dégage même un peu de vapeur — cet alambic est le strict correspondant du chaudron de Panoramix (l’un travaille les éléments naturels «à ciel ouvert», l’autre a enfermé et cerclé de métal la puissance de la nature, mais la forme ronde de leur ustensile leur est commune, et souligne une étrange proximité, maîtrise magique et maîtrise technique se rejoignant).

Bien que les Gaulois défassent le jour ce que les Romains font la nuit (ou plutôt, bien qu’ils refassent ce que les Romains défont), l’opération technique de contrôle et de destruction de la «nature gauloise» semble d’une certaine façon fonctionner : ainsi, les rythmes mêmes du temps sont modifiés (d’abord les Romains, en réveillant le coq, perturbent l’alternance jour-nuit, puis le jeu de l’arrachage et de la repousse perturbe le cycle de la naissance et de la mort des plantes[7] ).
Ainsi les Romains ne sont pas les seuls à paniquer : Abraracourcix met le doigt sur le problème, p.11, en nommant l’inquiétude des Gaulois : «Ça y est ! Fallait s’y attendre ! Le ciel nous est tombé sur la tête !». Ainsi Gaulois et Romains s’opposent en chiasme, et d’un côté comme de l’autre les logiques de l’adversaire sont opaques et relèvent du surnaturel. Astérix demande à Panoramix «Quel est ce prodige, ô druide ?» (p.12), et de son côté le centurion Oursenplus se met en colère : «Mes légionnaires ne peuvent pas lutter contre la magie !» (p.14).

Comment sortir de ce double aveuglement ? Ce que font les Gaulois et ce que font les Romains n’a rien à voir ; ils s’opposent sans même comprendre leur opposition. On a une idée de cette symétrie aveugle dans la dissociation du «bois», qui laisse entrevoir l’inépuisabilité littérale de la puissance naturelle dont les Gaulois sont les «bergers» : d’un côté le bois déraciné (le matériau technique) s’entasse dans le camp romain, sans que de l’autre côté le bois enraciné (la matière vivante) n’en soit diminué. Cela signale la magie de la surabondance, et montre Panoramix en pasteur des êtres et des rythmes naturels. Mais ces deux modèles, très clairs, du rapport à la forêt comme emblème naturel (les pasteurs des arbres contre les exploitants) peuvent-ils se contenter de s’opposer ?

2. La mesure et les mesures.

Imposer la culture à la nature, c’est d’abord en prendre la mesure. Les scènes de mesure, dès les premières planches, sont importantes, et ce sont elles qui attirent l’attention de Panoramix : «Des mesures… Ils prennent des mesures… On ne mesure pas des forêts pour le plaisir… Que manigancent-ils ?» (p.9). N. Rouvière, dans les passages auxquels j’ai renvoyé plus haut, montre qu’un des rôles fondamentaux de Panoramix est d’imposer à chacun sa limite et sa mesure ; c’est parce qu’il est le «gardien de la mesure» que les mesures de l’architecte romain l’intriguent : comme ci-dessus avec le chaudron, l’un est un reflet déformé de l’autre ; Panoramix veille sur la mesure comme équilibre, Anglaigus pratique la mesure comme dimension.
Or, comme on l’a vu, c’est là que le bât blesse : si les deux magies (l’activité technique inintelligible des Romains et de leurs esclaves, l’activité nocturne initelligible des Gaulois et de leur druide) s’équilibrent en restant mutuellement opaques, illisibles, alors le livre s’arrête dans cette stase absurde (cette piste est envisagée par Goscinny p.16-17, dans l’absurdité du travail des esclaves, et le tout est résumé par un esclave ibère : «Homme, je n’ai pas l’impression que nous faisons là un travail bien utile… Nous ne sommes pas payés pour le faire, mais tout de même !» : ainsi chaque camp annule les efforts de l’autre sans en comprendre la logique).

Cependant un élément de la logique civilisationnelle va devenir intelligible pour les Gaulois : les Romains vont faire payer les esclaves (Anglaigus, épuisé, promet de «faire mourir les esclaves à la tâche», p.18). Il y a là un clivage intérieur du «camp» de la civilisation qui devient perceptible pour Astérix («Il ne faudrait tout de même pas que les esclaves paient pour les bêtises des Romains», id.) et sur lequel il va jouer : il va produire un déplacement d’opposition, en découvrant une division, une inégalité efficace, dans le camp adverse, et en la rendant brûlante.
Lorsqu’il propose la révolte au chef des esclaves, Duplicatha, ce dernier lui répond «Ils sont plus forts que nous» (p.19), décrivant objectivement le clivage[8]  : ainsi il y a aussi un «eux» et un «nous» dans le camp romain. Astérix lui offre alors la potion magique : c’est en introduisant la magie dans le camp adverse pour durcir une de ses divisions que le Gaulois entend briser la «machine» romaine ; cette stratégie et ses variantes se retrouvent dans d’autres albums — mais ici, la ruse va tourner court, car en proposant cette aide à Duplicatha les Gaulois ont mis le doigt dans un engrenage qu’ils ne comprennent pas encore totalement.

En effet, les esclaves vont se révolter, mais ils vont le faire sous la forme du conflit professionnel. Panoramix et Astérix ont introduit la magie dans l’entreprise romaine, or l’équivalent technocratique de la magie libératrice, c’est la négociation syndicale (ressort permanent du comique de Goscinny : imposer à un événement une traduction délibérément anachronique, qui comme la référence à Parly II signale au lecteur l’axe interprétatif «moderne»[9] ).
Panoramix impose donc la discussion, le compromis. Il est malin (il est druide) : il joue sa mesure-équilibre contre leurs mesures-dimensions. A partir de ce moment-là Anglaigus et Oursenplus passeront un temps considérable en «commission permanente», et Goscinny ne se tient plus de joie à chaque invention («Eh bien, nous allons nous y mettre à cinq sesterces de l’heure», annonce le chef des esclaves p.22, tandis que p.26 les légionnaires obtiennent que l’appel à la soupe se fasse à la lyre — la satire de l’autogestion des légionnaires installés dans les immeubles du Domaine, à la fin de la dernière séquence, est littéralement une séquelle narrative de ce passage).

Mais les Gaulois n’ont pour autant pas gagné la partie : en effet les esclaves sont aussitôt repris par la machine technocratique, et ce en raison même de l’efficacité technique dans laquelle s’est introduit la magie gauloise. Le langage que Duplicatha tient à Astérix p.23 en témoigne («Ne restez pas ici, le chantier est interdit aux visiteurs […] Contremaîtres ! Faites votre travail ! Je me sens un peu las ; venez me donner quelques coups de fouet !»), et c’est là une relecture de la servitude volontaire au travail que Goscinny avait déjà exploitée dans Astérix et Cléopâtre.[10]
Obélix ne comprend pas du tout («Je croyais qu’ils allaient se révolter contre les Romains et ne plus travailler», id.) : il entrevoit la logique de l’aliénation, qui excède celle de la baffe ; ainsi en entrant dans l’univers civil et en y ménageant des mesures et des négociations on a aussi préparé la diffusion du modèle «doux», ou vicieux, de la domination. Et Anglaigus coince les esclaves par l’interprétation technique de leur contrat, en vrai casuiste : ils acceptent sa règle. Ils ne peuvent en effet faire autrement, et c’est d’ailleurs le véritable sens de l’étonnement d’Obélix : les esclaves, eux, ne disposent plus de la liberté naturelle des Gaulois, ils ne peuvent la récupérer que par le travail, c’est la loi du monde moderne.

Sur ce point le discours de Duplicatha à Abraracourcix est tout à fait éloquent : «vous nous empêchez de devenir des hommes libres, en nous empêchant d’achever le travail» (p.25). C’est désormais le camp Gaulois qui devient l’oppresseur des esclaves, et plus le maître romain immédiat : encore une coupure retournée, et c’est aussi la limite des stratagèmes de Panoramix — «c’est un problème cornélien, entre autres» avoue-t-il, montrant bien, ironiquement, le problème. Panoramix, pris à son propre piège, doit donc par humanité naturelle aller au bout du processus de mesure qu’il a enclenché, et laisser les esclaves travailler pour que par leur travail ils gagnent leur liberté. Il croit ainsi «donner une leçon» aux Romains (p.25), mais en réalité il ouvre la porte au vrai ferment de la dénaturation : les intérêts particuliers.

3. Les intérêts particuliers.

http ://du9.org/IMG/dom5.jpgEn effet, comme les esclaves travaillent désormais sans que les Gaulois les en empêchent, ils achèvent la construction d’un immeuble. Reste alors à le peupler, ce qui donne à Goscinny l’occasion d’une satire féroce des jeux télévisés, à travers l’épisode de l’allocation des logements. La brutalité immense de «Guilus» qui réalise le tirage au sort au milieu des gladiateurs qui se sont massacrés (fait remarquable dans Astérix : c’est une des rares images où l’on voit ce qui pourrait bien être des cadavres) a été bien analysée par Nicolas Rouvière.[11]
On note en particulier l’étonnante double-page prospectus (p.28-29) ; on y trouve, entre autres choses, la prolongation de l’idée de mesure : le prospectus calcule, même si le résultat est comique, la distance entre le Domaine et «le centre de Rome» ou «le centre de Lutèce», restituant ainsi une continuité territoriale, une dimension spatiale commune (là où traditionnellement, dans tous les albums, la loupe de la page 3 isole le village). Sur ce, les esclaves libérés deviennent les pirates (c’est une pirouette de Goscinny sur l’émancipation par le travail, et presqu’un clin d’œil anar : «c’est un résultat», dit Panoramix, mais le résultat échappe à la logique de civilisation), et les locataires romains s’installent. Or la conversion des esclaves affranchis à la piraterie était un avertissement : désormais, les passions individuelles, les intérêts particuliers, règnent ; et les Romains entreprennent alors littéralement d’acheter le village.

Voilà la coupure retournée : après qu’Astérix ait fait éclater l’unité du camp romain par la potion magique, cet éclatement se propage jusqu’au camp gaulois, qui éclate à son tour sous l’effet de l’argent et des intérêts. On a alors, p.32-35, un épisode strictement parallèle à Obélix et Cie (qui cinq ans plus tard, sous Chirac,[12] et après la crise, fera une critique plus fouillée et plus hargneuse de la technocratie économique et du marketing subvertissant l’institution) : les Gaulois sont prisonniers de leur propre naturalité, leurs affects sont instantanément détournables et corruptibles.
La corruption, pour eux, c’est à la fois le passage de la bagarre à l’anomie totale, le déploiement effréné des intérêts privés, et aussi le sentiment brutal de leur propre archaïsme et de la nécessité effrénée de se moderniser[13]  : ainsi Ordralfabétix avoue que «En ce qui concerne le poisson, les Romains, c’est le progrès» et Cétautomatix confirme, en précisant le jugement «J’étais forgeron et maintenant, grâce à eux, je suis antiquaire !» (p.35).

La corruption de l’ethos gaulois par la civilisation urbaine est donc littéralement irrésistible, parce que les Gaulois ne vivent pas dans l’ignorance totale de ces choses, parce qu’ils ne sont littéralement pas des sauvages (ironie qui baigne tout le livre : César veut forcer les Gaulois à adopter la civilisation en tant qu’ils ne sont que des barbares «forestiers», mais c’est en réalité parce qu’ils sont déjà civilisés qu’il peut y parvenir).
Ainsi la femme d’Agecanonix affirme «ils vont nous aider à sortir de la barbarie» (toujours p 35) parce qu’elle aime les beaux habits, qu’elle sait ce qu’est un magasin ; de même que Iélosubmarine engueule Ordralfabétix p.32 parce que la comparaison du prix du poisson à Rome et au village a un sens pour elle (il y a une mesure commune, qu’elle comprend et adopte). La leçon est rude : Astérix est allé montrer qu’en pleine civilisation romaine il y a avait encore une sauvagerie à dompter (l’esclavage), Rome lui répond qu’il y a déjà en Gaule les passions qui préparent la civilisation matérielle.

Ainsi la corruption, c’est l’intégration dans le système marchand romain, c’est-à-dire (et c’est là qu’on anticipe sur Obélix et Cie) la libération des passions et des intérêts particuliers de chacun. De sorte que la corruption, c’est la perte de la «communauté civile» (la koinonia politikè d’Aristote) : «la belle entente qui régnait parmi nous n’existe plus», déplore Astérix p.36 devant le spectacle de ses concitoyens en train de se battre (et la bagarre n’a pas le même sens que d’habitude : ce n’est plus un auto-bizutage joyeux et débridé, mais une vraie lutte, de chacun contre chacun).

Comment sortir de cette crise ? L’argent a neutralisé la potion, magie contre magie, les deux camps sont clivés, et c’est la modernité de Rome qui semble s’en tirer le mieux. Il faut donc à nouveau renverser l’opposition, et porter le fer en face : la crise, pour chaque côté, se résoud dans l’autre côté. Pour cela, d’une part, la «naturalité» à laquelle César voulait réduire les Gaulois va se trouver surjouée, et portée à un plan plus profond : Obélix joue la bête sauvage pour terroriser un couple de Romains qui déguerpit.

Nicolas Rouvière montre très bien de quelle manière Obélix illustre ici un effet possible de l’imposition brutale de la modernité, tel que le redoute et l’anticipe Goscinny : c’est dans ce jeu de la sauvagerie que résident les violences à venir. Mais dans l’immédiat ce n’est encore qu’une comédie (Obélix joue un rôle, et imite Idéfix, comme souvent — il le fait déjà dans Astérix et le Chaudron, précisément pour gagner de l’argent). On est donc non seulement dans le registre de l’excès de nature, mais aussi dans celui du calcul : la bestialité d’Obélix est un stratagème, une ruse calculée par son copain.
Il y a alors quelque chose d’Ulysse chez Astérix (Ulysse dont la grande qualité est la mètis, à la fois ruse et mesure en grec), lorsqu’il récupère ainsi un logement, puis y installe Assurancetourix. Il réinstaure en effet la mesure par un geste démesuré («Oh, dis ! Là, franchement, on exagère !», glousse Obélix p.39). C’est en effet ici Assurancetourix qui joue le rôle de gadget magique pour accomplir le stratagème — parce que la magie blanche de Panoramix a été contrée, on passe à la «magie noire» du chant du barde (comme en témoignent les réactions des Romains qui occupent les autres logements : «- Les Dieux sont en colère ! – Les Gaulois attaquent ! – L’immeuble s’écroule !», p.40).

Ensuite, tout va très vite : les Romains fuient, remplacés par les légionnaires qui tâchent de mimer la civilisation mais sont incapables de se donner leur propre mesure (parodie d’autogestion, dit N. Rouvière : j’y vois aussi une satire à la Tati, satire des râleurs embourgeoisés — les légionnaires sont des Romains parfois presque devenus gaulois ; il y en a même un qui dit «té !», p.20). En se faisant copropriétaires de Parly II ils sont eux aussi à contre-emploi, il y a entre eux et Rome la même coupure qu’entre eux et les esclaves, ou entre eux et les Gaulois, de sorte qu’ils sont empêtrés dans la négociation syndicale (ainsi la ruse de Panoramix n’a pas totalement raté).
De toutes façons Astérix a obtenu le casus belli qu’il voulait pour ressouder la communauté en lui rendant visible son adversaire, qu’elle avait cessé de percevoir — réinstaurer la mesure, ça n’est donc pas cette fois restaurer l’équilibre et la paix, c’est d’abord restaurer les conditions d’un déséquilibre fécond : rappeler qui est l’adversaire. L’aventure peut alors finir dans la catharsis des baffes, qui réimpose l’ordre gaulois contre l’architecture urbaine (le centurion est scandalisé par cette irruption de la «belle nature» gauloise dans les formes géométriques de la civilisation des villes : «Mais ?… Mais ! On ne se bat pas dans un immeuble ! ! !», p.44, et ce scandale est le ressort comique des deux pages 44-45). Les arbres sont alors replantés, et les architectures de la civilisation technique ruinées («je ne dis pas, mais ces constructions modernes, ce n’est pas solide…», p.46), les deux clans sont ressoudés et remis en ordre ; et Anglaigus s’en va, comme Tullius Detritus à la fin de la Zizanie. Cette fois pourtat ce n’est pas simplement une passion qu’il fallait évacuer : c’est la marche du siècle elle-même, comme en témoigne le final.

En effet la moralité qui clôt le récit montre qu’on a bien touché au cœur du drame d’Astérix : le village gaulois est une figuration mythique de l’origine de la civilisation, qui est en réalité condamnée à perdre le combat contre la modernité («crois-tu vraiment que nous pouvons arrêter le cours des choses ?» demande Astérix, et le narrateur souligne en écho, dans la dernière case, que toute l’aventure était «une victoire sur les romains, une victoire sur le temps qui passe, inexorablement», p.47).
Ainsi à travers le rythme classique (unité des Gaulois, crise, dénouement de la crise et restauration de l’unité), c’est cette fois une victoire tragique qui est mise en scène, une victoire dans laquelle la vérité du petit village Gaulois éclate : c’est une bulle littéraire, un mythe des origines qui sait, en réalité, qu’il est condamné par l’histoire, et que la civilisation a triomphé — et qui ne peut donc que nous mettre en garde contre ce qu’il faut combattre en elle aussi.
Le jeu de la nature et de la dénaturation ne cesse de se jouer : dans le village même (dont on sait désormais qu’il n’est plus du côté de la pure nature, mais déjà pénétré de production culturelle et d’institution) ; mais aussi à Rome ; et aussi pour nous.

Note : ce texte est issu d’une séance de séminaire «bande dessinée» tenu sur le même sujet à l’Ecole Normale Supérieure en Avril 2007.

Notes

  1. Prépublié en 1963, paru en album en 1965.
  2. Prépublié en 1967, paru en album en 1968.
  3. Prépublié en 1976 (dans le Nouvel Obs) et paru la même année.
  4. Précision liminaire : toute cette analyse s’appuie, parfois pour la contourner ou la compléter, sur l’analyse proposée par Nicolas Rouvière, Astérix et les lumières de la civilisation, PUF, 2006, et tout particulièrement sur le chapitre 3 de la 2e partie, qui fait l’hypothèse que les albums des années 1965-1975 constituent aussi l’interprétation d’une profonde modification du statut de l’individu et du sens de la modernité qui affecte la France.
  5. Le mot «hylé» désigne en effet en grec aussi bien le bois que la matière brute en général. Au Moyen âge, on passe de l’idée de matière brute à l’idée de nature sauvage et confuse, pré-historique ou pré-civique : ainsi la quête de Dante dans la Divine Comédie commence par ce vers : «Au milieu du chemin de ma vie / Je me retrouvai dans une forêt obscure / Car la voie droite était perdue» (Divine Comédie, Enfer, I, v. 1). Au Moyen âge la forêt et la «silve» désignent la nature sauvage à dompter (le «beau» XIIIe siècle est le siècle des déboisements, et je ne vais pas recenser toutes les légendes et tous les contes dans lesquels la forêt est assimilée à la nature sauvage).
  6. Je renvoie là encore à N. Rouvière, et spécifiquement à l’étude des figures de Panoramix, d’Abraracourcix et d’Idéfix dans son premier chapitre.
  7. On note d’ailleurs à cette occasion qu’Obélix et Astérix, bien qu’appartenant au même «camp», sont différenciés eux aussi. Ainsi, si Astérix s’étonne de la vitesse à laquelle repousse l’arbre (il a une idée de la norme naturelle, elle est transgressée sous ses yeux), ce n’est pas le cas d’Obélix, totalement immanent à l’événement naturel («- Prodigieux ! – Pourquoi ? C’est un chêne comme les autres.», p.15) — d’ailleurs, lorsqu’il fait pousser un arbre au milieu de la maison, c’est la maison qu’il faut reconstruire, et pas l’arbre qu’il faut arracher, p.16.
  8. Astérix se souviendra de cette découverte lorsqu’il s’agira de faire fuir les locataires romains : quand Panoramix souligne que les locataires ne sont pas dans le coup, c’est-à-dire pas conscients eux non plus de l’entreprise réelle de Rome, Astérix complète sa phrase en concluant : «il faut donc les écarter… j’ai une idée», p.36.
  9. Axe perçu, avec une assez grande netteté : ainsi en 1977, dans un article de Schtroumpf ! Les Cahiers de la Bande Dessinée, Numa Sadoul cite le Domaine des Dieux parmi les albums qui prouvent qu’Astérix est «gauchiste», et qu’au fond ses auteurs critiquent l’argent, le capitalisme, le goût du profit, l’oppression armée quelle que soit sa nature.
  10. Prépublié en 1963-1964 mais adapté en dessin animé en 1968 par les auteurs ; on y trouvait le même jeu sur les coups de fouet volontaires des Egyptiens — libres, eux ! — qui travaillent au chantier de la pyramide.
  11. Astérix et les lumières de la civilisation, p.205-207 : Rouvière montre en particulier très bien que ce n’est pas seulement la culture développée qui s’oppose à la culture primitive, mais qu’il s’agit d’une involution qui joue à l’intérieur même de la société moderne et qui la pervertit profondément.
  12. Jacques Chirac, alors jeune premier ministre de Giscard, est caricaturé sous les traits de Saugrenus, qui sort de la «Nouvelle Ecole d’Affranchis».
  13. Désir létal, et volontaire : ainsi Ordralfabétix et Cétautomatix témoignent déjà de leur manque de résistance, et c’est le même duo qui sera au centre d’Obélix et Cie.
Dossier de en juin 2007