En vésanie

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Pendant longtemps, en neuvième chose, la folie s’attrapait par un poison, lui-même distillé par des hommes, ennemis cachés et trafiquants de stupéfiants. Il n’y avait pas vraiment d’autres explications que le radjaïdjah. Autrement dit le fou était simplement fou. Il était ce qu’il était, c’est-à-dire dans son rôle. Il s’échappait de l’asile. Il se prenait pour Napoléon, annonçait parfois la fin du monde ou voulait attenter de diverses manières aux vies héroïques et raisonnables. L’aventure était de faire retourner à l’asile cet échappé ou bien de n’être pas confondu avec lui et ses congénères à cause de hasards malheureux et circonstanciels, ou plus généralement de volontés mal intentionnées.
A l’ampleur de certains héros, il y avait aussi cette démesure de certains méchants qui les faisait volontiers qualifier de fous. Savants officiels ou pas, ceux-ci une fois capturés se devaient d’être soignés. Être aussi dément et aussi intelligent, il y avait forcément une explication que les sciences aux préfixes en «psy» étaient justement en train de commencer à étudier pour tenter de soigner. L’hôpital psychiatrique comme celui d’Arkham était préférable aux murs asilaires.
Certes, pour le héros, il pouvait aussi y avoir égarement de l’esprit, mais la folie était généralement passagère. Usages hasardeux de substances psycho-actives, coup sur la tête (avec un menhir par exemple), tempêtes hormonales, tempéraments lunaires ou mélancoliques, etc. les explications tenaient à si peu, se confondaient ensuite à une forme d’ivresse à raconter pour en rire le plus souvent dans la normalité enfin retrouvée.
Les héros comme les fous étaient de genre masculin. La perversité des derniers s’accordait au degré de «réalisme» des scénarii et de l’âge des lecteurs envisagés dans les libertés accordée par la censure. Dans tous les cas et malgré les avancées médicales contemporaines, les auteurs envisageaient la figure de celui qualifié de fou comme un être insoignable, irraisonnable, infréquentable uniquement bon pour l’enfermement. Les «psys», quelle que soit leur spécialité, n’étaient au mieux que des idéalistes, mettant en danger la communauté dans leur volonté de changer des choses qui ne pouvaient l’être.

Avec l’émergence d’une bande dessinée adulte se confrontant au réel, les créateurs se mettent au diapason de leur époque, voire de leur génération. La folie devient une maladie mentale avec symptômes et origines. On cherche à la comprendre et à la déterminer. On parle alors souvent d’aliénation. Trouver la source faisait remonter à la famille, à la société, aux coercitions politico-économiques ou à une dépendance artificielle. De Binky Brown de Justin Green, à Les rêves du fou de Chantal Montellier, on dissèque, on montre et on essaye de démontrer. Hallucinations, psychoses, conditions d’enfermement ou de traitement, tout cela est représenté, exposé, donné à voir et donc à comprendre. La bande dessinée devient à la fois langage d’analyse[1] et langage de dénonciation. Comme souvent à cette époque, l’environnement est plus déterminant qu’un éventuel problème d’origine physique, voire génétique.
Dans les décennies qui suivent, la tendance s’inverse exactement, avec peut-être, pour certains, d’autres crédos en impasse qui oscilleraient entre l’explication par le tout génétique et les médicaments psychotropes perçus comme unique solution[2]. Reste que l’on parle désormais d’handicaps mentaux, et que l’on fait avec ces gènes fautifs, avec la gêne qu’ils provoquent et on la raconte, et on en témoigne. Faire un peu comme tout le monde finalement, mais avec cet écart de degré et d’atteinte dans les troubles psychologiques qui fait toute la différence, surtout au (ou dans le) regard de la déclarée normalité.

Cette deuxième phase se développerait actuellement sur deux champs que l’on pourrait associer à l’émergence des éditeurs alternatifs majeurs que sont L’Association, et Amok, devenu aujourd’hui le FRMK.

Le premier avec L’Ascension du Haut-mal de David B. puis plus tard avec H.P. de Lisa Mandel offriraient les limites de ce premier champ. Surgeon de l’autofiction, ces ouvrages fonctionnent sur le témoignage indirect. L’un raconte le handicap de son frère, l’autre le quotidien des employés d’un hôpital psychiatrique et de leurs patients dans les années 70. Depuis, les livres abordant des thématiques semblables ce sont multipliés : Journal d’une bipolaire[3], Sous l’entonnoir[4], Des belles années, Un amour simple[5], Colo Bray-Dunes[6], The Next Day[7] ou encore plus récemment Cachés[8], etc.
Tous ont en commun d’évoquer des psychopathologies plus ou moins sévères d’une façon indirecte, soit en tant qu’observateur ou à travers des observateurs ; soit par le biais d’auteurs[9] permettant de mettre en bande un témoignage direct[10].

L’autre éditeur, celui ayant eu ici de ce côté de la frontière franco-belge le nom d’une démence meurtrière et qui est aujourd’hui cristallisé en l’européen FRMK par les grâces d’un Fréon frigorigène, a inauguré avec l’atelier S du CEC de la Hesse une étape supplémentaire dans la prise en compte du handicap mental en neuvième chose.
Dans ce second champ initié par Anne-Françoise Rouche, directrice de cette structure sise dans une ancienne caserne à Vielsalm (Belgique), le discours par la bande se fait entre artistes avec et sans handicap. Une histoire à quatre mains, un dialogue et une véritable compétition artistique ou un compromis expressif et de sens se cherche avec alacrité une forme d’équilibre.
Avec le recul, FMRK semblait l’éditeur évident, à la fois depuis toujours impliqué socialement[11] et à l’avant-garde graphique[12]. Une curiosité sociale et exploratoire moins centripète, moins uniquement focalisée sur l’univers de la bande dessinée.
Ce travail avec les artistes de Vielsalm détermine aussi cette bande dessinée dans ses limites : celles de son champ historique, de son registre éditorial et surtout des ses fonctions expressives, d’un langage souvent (voire follement) perçu accessible à tous, voire universel. La neuvième chose apparaît comme manière de penser, comme une normalité établie et donc à bousculer par ce qu’elle rejette ou a rejeté.

Notes

  1. Notons pour autre exemple que Mandryka s’intéressait à la psychanalyse et suivait une analyse. Autre point, un album comme Tintin au Tibet pourrait aussi et d’une autre manière être interprété comme une forme «d’auto art-thérapie».
  2. Soignent-ils ou enferment-ils ? Sont-ils de camisoles chimiques ?
  3. Patrice Guillon et Sébastien Samson, éd. La boîte à bulles.
  4. Sybilline & Natacha Sicaud, éd. Delcourt.
  5. Bernard Grandjean, éd. La boîte à bulles.
  6. Dav Guedin et Craoman, éd. Delcourt.
  7. John Porcellino, Jason Gilmore et Paul Peterson, éd. Popsandox.
  8. Miranda Burton, éd. La boîte à bulles, prix du meilleur roman graphique australien, Aurealis Awards 2011. Ouvrage, ainsi que ceux précédemment cités du même éditeur, regroupé dans la collection «Contre-cœur». Notons aussi que ces témoignages de patients mise en bande semblent majoritairement féminin.
  9. Dessinateurs et scénaristes.
  10. Seule exception notable, le livre de Darryl Cunningham, Fables psychiatriques, aux éditions Cà & là, où l’auteur/dessinateur parle de son expérience d’aide-soignant dans un service psychiatrique, mais aussi d’une grave dépression dont il a été la victime.
  11. Voir certains numéros de la revue Cheval sans tête par exemple. Ou encore le fait que l’un des fondateurs d’Amok, Olivier Marboeuf, dirige actuellement L’espace Khiasma dans le 93.
  12. Le côté Fréon, une bande dessinée d’atelier pourrait-on dire, atelier au sens d’école, au sens Beaux-arts si l’on veut, avec ses ateliers d’impression, de sérigraphie, de photographie, etc.
Dossier de en juin 2013