La nuit fantastique de Macherot

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Il est important de souligner d’emblée que le Grand Récit Fantastique est en majeure partie inédit en album. Il est donc normal que la plupart des lecteurs ignorent ou minimisent son existence. Sur les 468 pages que j’ai additionnées comme faisant partie de cette œuvre de longue haleine, il en existe, je l’ai dit, pas moins de 260 qui n’ont paru que dans Spirou. Comprenons bien également que ce Grand Récit Fantastique ne correspond pas à un projet annoncé explicitement par l’auteur et qu’il n’a fort probablement jamais été prévu comme tel : c’est une œuvre après-coup, si vous voulez.

Simplement voilà, en mettant bout à bout tous ces récits dans l’ordre chronologique, le lecteur découvre un ambitieux projet poétique à la cohérence interne exemplaire, narrativement autant qu’esthétiquement. Pour moi cette révélation fut stupéfiante et je ne saurais insister assez sur l’importance d’aborder cette œuvre de la manière la plus globale possible, avant de s’attarder aux détails — détails qui sont aussi nombreux que délicieux : on ne manquera ni de vivres ni d’ivresse.

Avant tout, revenons en 1980. Macherot se remet lentement : son épisode dépressif est derrière lui, il a repris les crayons. Preuve qu’il est guéri : il sait dessiner de nouveau. Déjà, trois ans plus tôt, il a réalisé une histoire courte, «Élixir le maléfique»,[1] et ça s’est très bien passé en bout de compte. Mettre en scène un nouveau méchant — le fourbe Élixir du titre — le sied très bien, il s’en rend sûrement compte. Alors il remet ça avec un nouvel épisode, «Burokratz le vampire».[2] Encore un méchant dans le rôle-titre. Celui-ci, quoique inquiétant, n’est au final pas si dangereux : c’est un vampire «tartophage», c’est à dire que plutôt que de sang, c’est de tartes qu’il tire sa subsistance. N’empêche, on sent une atmosphère véritablement angoissante tout au long de ce livre, en plus d’un léger vertige devant l’inconnu. Aussi, ce récit est singulièrement lent. Sibylline et Taboum ne prennent que tangentiellement part à cette aventure : c’est le corbeau Flouzemaker qui résoudra l’énigme et ce très, très lentement. Lentement au point qu’il s’adresse au lecteur pour s’excuser de la lenteur du récit. En laissant pointer une certaine lassitude aussi : l’oiseau, dans ses moments de perplexité, ne pense plus à rien. C’est d’ailleurs ce que dessine Macherot : une bulle de pensée bien nuageuse, et dedans, entre parenthèses, le mot «Rien». Nouveau vertige.

«La Puce fatale» (1981)[3] et «le Buffet hanté» (1981)[4] suivent immédiatement. Ces récits remettent en scène un personnage rencontré dans quelques aventures passées[5] : le magicien Pistolard qui, à l’instar du rat Anathème, était un de ces méchants qui, une fois repris en main par nos héros, passaient dans le camp des gentils. Sauf que depuis, Pistolard était devenu la victime d’une malédiction et le voilà transformé en puce, redevenu vilain, semant la zizanie partout où il passe. Flouzemaker règle la question en écrasant sans façon l’insecte sous une pierre. Malheur ! Ce meurtre ne sera pas sans conséquence et un démon mystérieux, le Grand Troubadoule, incarné dans la fumée, promet à nos amis sa vengeance prochaine.

Le ton est donné : désormais, Sibylline sera fantastique ou ne sera pas. Ce n’était pourtant pas le projet initial. C’est ainsi que la première apparition de Pistolard, dans l’épisode du «Petit cirque» (1970), provoquait le malaise : cette série très naturaliste laissait soudain entrer un vent d’irrationnel, d’arbitraire. Une contradiction s’amorçait. Dans un récit naturaliste, l’arrivée intempestive de la magie modifie nécessairement la lecture : il est risqué pour un auteur de s’y appuyer parce qu’il lui devient alors tentant de mettre toutes les incohérences du récit sur le compte du merveilleux qui «excuse» toutes les fantaisies. Un coup de baguette et le tour est joué…
L’intrigue se dégonfle, le lecteur arrête de compter sur une illusoire logique des enchaînements, il n’admire plus le respect de contraintes de réalisme, il cesse de rechercher l’imitation de la nature ; il a soudain peur d’être déçu à ce sujet. Le lecteur impatient perdra confiance, ira peut-être voir ailleurs. Celui qui voudra magnanimement accorder à l’auteur le bénéfice du doute gardera en lui cette méfiance, comme le souvenir d’une trahison furtive. Je souligne tout ceci pour qu’on prenne la mesure du changement opéré graduellement par Macherot, en qui tout le monde s’entendait pour voir le naturaliste par excellence, du moins pour ce qui a trait à l’animalier. C’est comme s’il remplaçait un univers par un autre, tout en gardant ses personnages en place. D’ailleurs, Macherot donne même un nom à son nouveau terrain : la lande de Gutaperka.[6]

Gutaperka ne connaît pas l’espèce animale que l’on appelle homo sapiens.[7] On n’y trouve que souris, corbeau, lapin, belette, luciole… ainsi que d’autres dont on ne saurait plus dire à quelle espèce ils appartiennent. Mais avant de rencontrer ces êtres étranges, voici Croque-Monsieur le furet, personnage irrésistiblement angoissant, marchant toujours un couteau en main, prêt à tuer. Il apparaît dans le récit «le Violon de Zagabor» (1984).[8] C’est le retour du carnivore mais cette fois, la magie se mettra en-travers de son chemin, sous la forme d’un violon enchanté. Contrairement à ses prédécesseurs mangeurs de viande, Croque-Monsieur ne sera pas châtié : il continuera à hanter la lande, il en sera le bonhomme-sept-heures[9] de service. La magie introduite par Macherot se met à agir. Pourquoi ? Parce qu’elle provoque autre chose qu’un spectacle ou qu’une intrigue : elle joue avec les nerfs du lecteur. Parce que si Croque-Monsieur est indéniablement effrayant, la magie mise en œuvre pour le contrer n’est pas moins inquiétante.

Sibylline et le Kulgude (1985) est, je l’ai dit, le dernier album paru dans la série Sibylline. C’est ici qu’arrêtent la plupart des analyses critiques de la série : avec un haussement d’épaules. C’est pourtant ici que ça devient intéressant. Dans cet excellent tome apparaissent quelques personnages qui, à l’instar de Croque-Monsieur, seront appelés à revenir au cours des récits suivants, tel l’étonnant Trougnou, sorcier malfaisant mais débonnaire, inventeur farfelu à l’humeur changeante, qui se fera éventuellement passer pour le «Prince de Schnapsbol», mettant à son service une petite bande de malfrats, dont Burokratz. Ce récit originellement paru en 1983[10] est immédiatement suivi, la même année, d’un autre, qui lui, restera inédit : «la Nuit fantastique».[11] De nouveaux personnages surnaturels sont introduits : le Zéladon noir, fleur mystérieuse, quasi omnipotente, sise au fond d’un lac ; Mirmy Popcorn, mutante venue des profondeurs, à l’élocution si particulière. Puis c’est «la Dame en noir» (1984),[12] et l’arrivée en douce de l’érotisme, avec une prostituée dans le rôle-titre chargée de séduire le violoniste Zabagor.

«Et ça continue comme ça…» serait-on tenté de dire, sauf que ça donnerait l’impression que le reste est du pareil au même. Il est vrai que Macherot, à partir d’ici, ne quitte plus le système qu’il a conçu pour donner vie à ses démons, système qu’il appelle Gutaperka. Mais c’est qu’il y a tant de choses à y dénicher. L’auteur ne se contente pas de routine : il introduit constamment de nouveaux personnages fantastiques et ceux-ci déjouent par leur présence l’ordre laissé à la fin de l’épisode précédent. Dans «le Vase enchanté» (1985),[13] Croque-Monsieur vainqueur sera mis hors-jeu par Mirmy Popcorn. Dans «Mystère et frimas» (1986),[14] la voyante Godetia sera forcée à l’exil par une sorcière plus forte qu’elle, Zinnia ; mais celle-ci apprendra (dans «Smiling Emyle», 1987[15] ) qu’elle non plus n’est pas la plus forte. Même le Zéladon noir devra admettre son incapacité à dénouer certaine intrigue…

Ce n’est pas tout : Macherot transforme sans vergogne ses personnages existants, y compris les plus fameux. Anathème (en exil depuis l’épisode «Burokratz») revient sous sa forme normale de rat mais sera transformé en «florquet des épilobes» au cours d’épisodes subséquents. Un long épisode particulièrement délicieux, «Sibylline et Tanauzère» (1985),[16] verra un personnage se transformer successivement en mite, en tarte, en démon de minuit (chevauchant une vache dont il vend le lait, parce que bon), puis encore en mite avant de retrouver sa forme originale de rat. D’autres connaîtront des transformations définitives, tel Arsène, que l’on rencontre la première fois («le Retour d’Anathème», 1985[17] ) sous la forme d’un lapin invisible, avant de le retrouver («Mystère et frimas») comme florquet (en compagnie d’Anathème) puis une dernière fois («le Feu follet», 1987[18] ) transformé en feu follet, à la suite d’un sort qui a mal tourné.

Il est vrai que les deux derniers récits («Sibylline déménage», 1989[19] ; «Sibylline et le Murmuhr», 1990[20] ), sans être dépourvus d’intérêt, sont comparativement plus faibles que les précédents, plus fatigués en tout cas : c’est à dire qu’ils traînent en longueur. On y suppose une certaine lassitude de la part d’un créateur qui se sent progressivement abandonné de son éditeur et de ses lecteurs. Il n’est donc pas surprenant que la série se conclue là, sur des points de suspension que l’on sait maintenant définitifs.

Avec tout ça, on aura peut-être compris que chez Macherot ce n’est pas le grand dessein qui prime mais plutôt chaque scène prise séparément. De même qu’au lieu du grand dessin (sans e) on trouve une science consommée de la composition : chaque élément dans la case est à sa place et la mise en scène se fait de plus en plus théâtrale, bidimensionnelle. Les personnages surjouent avec entrain, surtout les méchants : mais pourquoi s’en étonner ? Anthracite surjoue ; le gouverneur Crunchblott surjoue ; Anathème surjoue : c’est la constante chez Macherot, une manière d’atténuer certaine vilenie, de la rendre bénigne, mais seulement lorsque vue de l’extérieur du récit.
Cet auteur, quand on le lit en entrevue, quand on observe son œuvre, on voit bien que ses intentions ne sont en rien belliqueuses, qu’il voulait tout sauf choquer son lecteur. Pas qu’il cherche à l’épargner de quelque vérité trop grave ou embarrassante ; non, juste une forme de connivence entre auteur et lecteur, façon d’assumer cette trop rare attitude qu’est la lucidité naïve (ou est-ce l’inverse ?), de s’avouer mutuellement qu’on sait bien ce qu’il y a derrière les simagrées, nul besoin de faire trop vrai.
C’est ce contrat implicite que certains lecteurs feignent d’ignorer, boudant leur plaisir à exiger telle pirouette naturalisante sans objet, choqué par chaque léger glissement, chaque fissure du récit — alors que ces fissures, ces glissements devraient au contraire provoquer une émotion bien réelle. Lire Macherot, c’est en quelque sorte perpétrer sciemment un forfait : ou bien on devient pleinement complice, ou bien on refuse l’aventure et on rentre chez soi.

* * *

Il faudrait revenir un jour sur les véritables raisons ayant mené Dupuis à confiner Macherot aux seules pages de son journal, la réalité est que l’auteur y a commis une œuvre extrêmement subtile, une fantaisie hautement personnelle, un moment d’intimité et de proximité avec un monde intérieur dont n’étaient auparavant montrées que des traces.[21]

Dans ce monde, Sibylline, Taboum et Flouzemaker ne sont plus que des passants. C’est à leur insu que se déroule la majeure partie des événements, et pourtant leur présence sert à ancrer l’histoire, à lui donner le prétexte nécessaire à partir en vrille. Dans ce monde magique, les personnages «secondaires» ont une existence bornée mais souvent précaire : quand ils ne meurent pas (et parfois violemment), c’est qu’ils se transforment. Quant aux «intrigues», disons-le, elles sont inexistantes : l’histoire suit sa propre logique imprévisible où primauté est donné au mystère. Dans certains cas, on croirait que Macherot fait pour ainsi dire du mystère pour le simple plaisir du mystère. Ce n’est pas un reproche : pour entretenir le mystère et garder son lecteur captif, Macherot est bien obligé d’inventer les scènes et les personnages les plus étonnants, si bien que le lecteur se retrouve projeté de surprise en surprise.

Et le mystère, chez Macherot, est total : tout au plus trouvera-t-on dans «la Nuit fantastique» une «explication» de l’apparence étrangement humaine de certains nouveaux personnages. Le reste des phénomènes est simplement montré de manière brute, sans excuses. Lors de conflits, les «héros» étant réduits à l’état de décor, ce sont d’autres êtres fantastiques qui mèneront l’aventure à son terme, remettront les choses en place, non sans avoir transformé tel personnage, tel élément de la scène.

Un tel degré de fantaisie évoque en fait davantage Philémon, Popeye, Hypocrite ou M le magicien que ce à quoi on s’attendrait du Journal de Spirou. Mais dans sa liberté merveilleuse, dans son sens du poétique, et surtout dans sa sublime étrangeté, c’est de Krazy Kat que cette période de Macherot se rapproche le plus. Sans bien sûr «copier» d’aucune manière Krazy Kat (qu’il n’est même pas certain que Macherot connaissait ou appréciait) le dernier Macherot suit une courbe très similaire à celle du dernier Herriman, celui de la couleur. Même lenteur, mêmes silences, même épure, même propension au non-dit, même perplexité devant l’étrange, même obstination à creuser son sillon, même efficacité du crayon, même évidence de la mise en scène, même «oubli du lecteur» chez le Macherot de «Mystère et frimas» et du «Feu follet» que chez l’Herriman des dernières années. (Sans parler de l’étonnante ressemblance de ces deux avatars du gendarme de Guignol : Offissa Pup et le brigadier Verboten…)

Et, comme l’œuvre d’Herriman, celle de Macherot est en grande partie cachée : difficile à éditer, aussi, car elle est vaste. Plus que jamais dans ce Grand Récit Fantastique, Macherot fonctionne sur le mode du feuilletonniste et le jeu des combinaisons peut donner l’impression de redites. Considérer le Grand Récit Fantastique dans son ensemble permet au contraire d’apprécier autant l’ampleur du projet que l’étendue et l’originalité des variations, découvrant ainsi ce qui m’apparaît aujourd’hui comme un véritable chef-d’œuvre caché qui empêche de cantonner Macherot dans le seuls registres animalier et moraliste : il y a bien deux Macherot, et si le premier nous a donné une grande méditation comique sur le rapport prédateur/proie, le second a apprivoisé par la «magie du dessin» des nuits fantastiques peuplées de démons qu’il était seul à connaître.

Et si ces histoires provoquent la perplexité, c’est que cette perplexité est le prélude à un changement dans notre propre mode de lecture ; Macherot fait des «chemins qui ne mènent nulle part»,[22] en l’occurence c’est ce «nulle part» qui devient le sujet de lecture. Pour parler sans ambages : c’est le propre du poétique que d’être «sans but», cette oeuvre l’est, complètement. Et c’est pour cela qu’elle est difficile et c’est sans doute pour cela que Dupuis s’en tenait à un soutien de principe dans le Journal de Spirou.

Car soudain ce sont des forces élémentaires qui mènent le bal. Des forces qui s’appellent la Nuit, la Faim, le Froid, la Mort et l’Inquiétude.

* * *

Trouvons maintenant une fin heureuse à cette histoire triste. Ce qui suit est un exercice critique rarement tenté, dont les chances de succès sont faibles mais pas inexistantes. Il s’agit de déterminer, éditorialement parlant, la forme idéale que prendrait une réédition complète de l’œuvre de Macherot et plus particulièrement du Grand Récit Fantastique. Cette réédition se fera éventuellement, c’est presque certain, mais, voyant la manière dont l’auteur a été traité par ses éditeurs historiques jusqu’à maintenant, on me pardonnera si j’avoue garder quelque réserve quant à la qualité de son éventuelle exécution.

Ce qui est d’abord certain, c’est qu’il faut reprendre le travail depuis le début : le faux fac-similé «millésimé» des Rats noirs, basé comme on le sait sur les films déficients de la «collection verte», doit être mis aux poubelles une fois pour toutes. Rappelons gentiment aux éditeurs et aux actionnaires que nous sommes en 2009 et que la technologie permet de restaurer proprement une œuvre à partir des imprimés d’époque. Ce travail a été accompli de manière impeccable par des éditeurs suffisamment consciencieux (voyez par exemple M le magicien) ; rien n’empêche donc Le Lombard de se retrousser les manches, de s’affairer enfin à redonner du lustre à des pages qui le méritent mille fois. On l’a dit et répété et c’est toujours aussi vrai aujourd’hui.

Outre cet essentiel chantier de restauration, Chlorophylle ne posera pas de problèmes particuliers à la réédition,[23] pas plus que Chaminou et le Khrompire (qui mériterait amplement d’être réédité en l’état). Idéalement, les récits seront présentées dans l’ordre chronologique de parution, qui chez Macherot est souvent le plus logique du simple point de vue de la lecture. Il faut, en bref, mettre de l’ordre dans l’inexplicable pêle-mêle de la «collection verte» : minimalement, cette réédition ressemblera à celle, récente, d’Isabelle en trois volumineux tomes correspondants aux albums originaux, plus quelques inédits. On peut aussi rêver que, comme pour les intégrales Krazy & Ignatz parues chez Fantagraphics, on puisse trouver en préface de véritables essais critiques de bonne tenue, et pas seulement le commentaire hagiographique habituel (exercice critique amusant : tenter d’écrire un essai sur Macherot sans jamais utiliser les mots «joyeux», «champêtre» ou «naïf»).

Pour ce qui est de Sibylline, une réédition idéale tiendrait compte de l’évolution naturelle de la série. Deux volumes pourraient d’abord être constitués, le premier à partir du contenu des trois premiers albums[24] et le second couvrant la période 1970-76, y compris les récits en collaboration avec Deliège, dont certains sont restés inédits en album.[25] La période «classique» de Sibylline, celle qui ressemble le plus à l’œuvre qui précéde, serait ainsi contenue en deux volumes grand format, respectant la chronologie originale et permettant sans doute de mieux apprécier les récits de la période dite «dépressive» — contenus dans le second volume –, récits certes mineurs par rapport au reste, mais mieux tournés qu’on les imagine souvent. L’émotion supplémentaire qu’on y trouvera proviendra peut-être du fait que l’on soit présent au chevet d’un auteur retrouvant progressivement ses facultés.

Reste donc la période fantastique qui, je l’ai dit, s’étale sur 468 pages.[26] Faudrait-il la découper elle aussi en trois ou quatre volumes ? Il me semble que ce serait justement la chose à ne pas faire. Je propose à la place un volume unique aux dimensions réduites et à la couverture souple mais assez solide pour tenir le coup des années. Dimensions réduites afin de rendre plus pratique la lecture d’une telle brique, mais aussi parce que le dessin de Macherot, à cette époque, présente des compositions simplifiées qui s’accommoderaient sans peine d’une telle réduction de format. Le contraste d’avec le reste des rééditions aurait l’avantage d’évoquer à peu de frais la cruciale différence constitutive entre le Grand Récit Fantastique et tout ce qui le précède.

En bref, pour tout ce qui a trait au Grand Récit Fantastique,il s’agit d’oublier un instant cette notion d’album, étrangère au fond à la manière Macherot (dont les meilleurs récits font typiquement entre vingt et trente pages) et d’imaginer plutôt cet objet éditorial moins improbable aujourd’hui qu’en 1990 : le livre de bande dessinée : un espace jamais interrompu avant sa véritable fin, dans lequel le lecteur prend le temps de s’installer : un repaire secret, une porte grande ouverte sur un univers de poche infiniment dépliable, en l’occurrence incomparable. Il s’agit d’accommoder cette partie si unique du travail de l’auteur, de s’empêcher de la traiter comme une bande dessinée franco-belge ordinaire.

En outre, il me semble aujourd’hui évident que faire du Grand Récit Fantastique une sorte de «roman graphique» est dans la logique des choses : cela accentue la contemporanéité de l’œuvre et son détachement de la tradition, rend celle-ci plus proche de nous, plus délibérée, alors qu’on la croyait perdue, aléatoire. Voilà ce qu’il fallait dire : le Grand Récit Fantastique est précisément ce que cherchait Macherot et tout ce qui nous reste à faire, c’est de le présenter comme tel, d’un trait et sans ambages, comme n’importe quel grand texte assemblé à coup d’années de labeur.

* * *

Quand j’ai commencé ce texte, il y a de ça plusieurs mois, Macherot était toujours des nôtres et je caressais le projet un peu inconscient de le rencontrer pour lui demander son avis : y avait-il, oui ou non, caché dans son œuvre, ce Grand Récit Fantastique que je ne peux m’empêcher d’y voir ? Ce papier aurait pris une direction bien différente, qui m’aurait amené, intimidé, jusqu’à Verviers, bafouillant mes questions entre deux gorgées de thé. Peut-être aurions-nous eu quelques éclaircissements sur un pan de son travail que les critiques ont longtemps choisi de ne pas aprofondir. Hélas, Macherot nous a quittés le 26 septembre 2008. Il n’a pas vu son œuvre rééditée comme elle le mériterait, croyait peut-être d’ailleurs que ça n’intéressait plus grand-monde.

Mais il est inutile de cultiver ce genre de ressentiment. Ce qui me semble remarquable, au fond, chez Macherot, ce pourquoi j’ai tant d’admiration pour son travail, c’est que voilà un auteur qui, tout au long de sa vie, n’a cessé de prendre de l’avance sur son lecteur. Je l’ai dit : déjà, avec les Croquillards, Macherot choquait son éditeur et, on s’en doute, une partie de son lectorat. Être obligé de revenir à la «normale», en réprimant une partie de la violence qu’il souhaitait — fort candidement — mettre en scène, n’a pas dû lui plaire beaucoup, et on ne peut s’étonner qu’il soit rapidement passé à Spirou tout de suite après Chloro à la rescousse. Rappelons que l’épisode Chaminou, aussi incroyable que ça puisse paraître aujourd’hui, fut également un échec cuisant, et il est difficile de ne pas voir l’épisode dépressif des années 1970 comme un contrecoup tardif de cet échec.

Pourtant, dans les deux cas, le temps a donné raison à Macherot : tous les critiques, tous les lecteurs sérieux s’entendent pour nommer aujourd’hui chef-d’œuvre ce qui autrefois paraissait trop audacieux, trop choquant. À chaque fois, Macherot s’était détaché de manière significative de la tradition franco-belge pour y apporter un élément nouveau, en apparence incongru, mais en l’assimilant de sorte que le résultat reste aussi homogène que possible. Sans jamais se départir de sa manière, il parle de la guerre comme d’une bien pénible farce ; il fait de la loi du plus fort une métaphore politique ; il met en scène des travers bien modernes dans un petit théâtre fortement explicite ; et à la fin, il laisse aller son imagination au fin fond d’une contrée de plus en plus détachée du monde connu. Et ce qui est constant dans tout ça, c’est que Macherot demande à chaque fois à son lecteur de laisser tomber certains repères, imposés artificiellement par une bande dessinée trop sage pour réellement refléter le monde. (Combien d’auteurs jeunesse d’aujourd’hui n’ont jamais eu à s’attaquer à ces verrous si durablement laissés ouverts par Macherot ?)

Et le Grand Récit Fantastique ? C’est là où Macherot va le plus loin. C’est là où il laisse le lecteur derrière lui. Mais le lecteur, tout largué qu’il est, pantois, perdu dans ce fatras narratif, en profite pour se ressourcer, pour grandir un peu : il lit autre chose, il vit, il se cultive, il mûrit. Et puis le voilà changé sans possibilité de retour : la vie vous a fait rire jaune et pleurer sèchement, vous êtes soudain moins naïf que vous l’étiez, vous connaissez maintenant assez l’amertume pour savoir en apprécier les qualités gustatives, vous en êtes à tu et à toi avec ce petit vent froid et humide qui s’engouffre sous votre manteau. Vous n’y pensez plus, vous levez les yeux et c’est un vieil homme moustachu, cigare au bec, qui vous toise sans mot dire. Son sourire en coin, c’est parce qu’il savait bien que vous ne pourriez le suivre là où il allait. Peut-être bien aussi qu’il est content, après tout, de vous revoir là, tout largué que vous fûtes. Et cette nuit-là, au sein d’une chaumière réconfortée par un feu bienveillant, sous l’œil complice d’une dame aux rides rieuses, sortant des fournaux une tarte fumante, dans cette odeur mêlée de tabac, de sucre et de pâte, toutes ces histoires étranges, celles-là mêmes qui vous dépassaient autrefois, celles-là mêmes vous sembleront soudain les plus habitables, les plus familières qui soient.

Notes

  1. Album Élixir le maléfique (Sibylline tome 7) ; Spirou 2067 à 2078 ; Album Spirou 147 et 148. Notons qu’on peut trouver les références pour chacun des épisodes individuels dans le «Guide de lecture» que j’ai consacré au Grand Récit Fantastique au courant de l’été 2008 sur mon blogue. Il vous est ainsi possible, avec un peu de patience et à un coût raisonnable, de retrouver peu à peu comme moi tous les épisodes.
  2. Album Burokratz le vampire (Sibylline tome 8) ; Spirou 2181 à 2186 ; Album Spirou 156.
  3. Album Burokratz le vampire (Sibylline tome 8) ; Spirou 2234 et 2235 ; Album Spirou 160.
  4. Album Burokratz le vampire (Sibylline tome 8) ; Spirou 2240 et 2241 ; Album Spirou 160.
  5. On peut lire ces aventures dans (si vous parvenez à le trouver) l’album Dupuis Sibylline et le petit cirque (Sibylline tome 4, 1974), dont l’histoire principale a été rééditée récemment par Flouzemaker sous le titre La lande aux sortilèges, qui en aurait été le titre originellement voulu par l’auteur. Je sais..
  6. Tant qu’on y est, proposons sans attendre aux autorités concernées un jumelage entre Gutaperka et Coconino.
  7. Sauf très brièvement, dans «Flouzemaker et Patakès» (1981) et plus tard, encore plus furtivement, dans «Sibylline déménage» (1989).
  8. Album Le Violon de Zagabor (Sibylline tome 10) ; Spirou 2283 à 2286 ; Album Spirou 164.
  9. Ou croque-mitaine, pour nos lecteurs n’habitant pas la Belle Province.
  10. Album Sibylline et le Kulgude (Sibylline tome 11) ; Spirou 2350 à 2355 ; Album Spirou 169.
  11. Spirou 2367 à 2371 ; Album Spirou 170.
  12. Album Sibylline et le Kulgude (Sibylline tome 11) ; Spirou 2408 ; Album Spirou 174.
  13. Spirou 2440 ; Album Spirou 177.
  14. Spirou 2533 et 2534 ; Album Spirou 186.
  15. Spirou 2544 ; Album Spirou 187.
  16. Spirou 2463 à 2466 ; Album Spirou 179 et 180. Par sa longueur (44 planches), «Sibylline et Tanauzère» semble avoir été conçu expressément pour une publication album, à l’instar de «Sibylline déménage» (44 planches) et «Sibylline et le Murmuhr» (46 planches), également inédits.
  17. Spirou 2489 et 2490 ; Album Spirou 182.
  18. Spirou 2567 ; Album Spirou 190.
  19. Spirou 2668 à 2678 ; Album Spirou 200 et 201.
  20. Spirou 2726 à 2735 ; Album Spirou 206.
  21. Cette section est reprise en partie de mon article «La Nuit fantastique de Macherot».
  22. C’est le titre français des Holzwege d’Heidegger.
  23. On peut imaginer une réédition de Chlorophylle allant comme suit :
    – Tome 1 : «Chlorophylle contre les rats noirs» (1954) ; «Chlorophylle et les conspirateurs» (1955) ; «Pas de salami pour Célimène» (1956) ; «Le bosquet hanté» (1956).
    – Tome 2 : «Les Croquillards» (1957) ; «Zizanion le terrible» (1958) ; «Le retour de Chlorophylle» (1959) ; «Attention à la peinture !» (1961) ; «La revanche d’Anthracite» (1961).
    – Tome 3 : «Chlorophylle joue et gagne !» (1962) ; «Le furet gastronome» (1962) ; «Chloro à la rescousse» (1963) ; «Chlorophylle et le klaxon de la vérité» (1966) ; à compléter sans doute avec croquis, couvertures, dessins inédits, etc.
  24. Ce premier tome contiendrait, dans l’ordre, les histoires : «Sibylline» (1965) ; «Sibylline et cie.» (1965) ; «Sibylline et la betterave» (1966) ; «Sibylline et l’imposteur» (1966) ; «Sibylline en danger» (1967) ; «Un sapin pour Sibylline» (1967, inédit) ; «Sibylline contre-attaque» (1968) ; «Sibylline et les abeilles» (1969) ; «La soirée de Noël de Sibylline» (1969, inédit) ; «Sibylline et le gâteau d’anniversaire» (1970, inédit).
  25. Ce second tome contiendrait, toujours dans l’ordre : «Sibylline et le petit cirque» (1970) ; «Sibylline et la baguette rose» (1971) ; «Ça, c’est du gâteau» (1972) ; «Sibylline contre les pirates» (1973, inédit) ; «Gudu s’évade» (1973, inédit) ; «Sibylline s’envole» (1974) ; «Sibylline et le coucou» (1974) ; «Sibylline et les cravates noires» (1976) ; «Sibylline et la veillée de Noël» (1976, inédit).
  26. Pour la liste complète des récits constituant le Grand Récit Fantastique, je renvoie encore une fois à mon «Guide de lecture».
Dossier de en février 2009