Le Manga en France

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La semaine dernière se tenait la treizième édition de Japan Expo, et l’on a pu observer dans la presse la célébration unanime de l’importance du manga dans le paysage éditorial français. L’enthousiasme aidant, c’est la même approximation que l’on a vu largement reprise — les manga représenteraient près de la moitié du marché[1] — accompagnée de l’affirmation implicite de la santé (forcément insolente en ces temps de crise) du segment.
La semaine dernière se tenait également la sixième Université d’Été de la Bande Dessinée, placée sous le thème de « mangaphilie, mangafolie ? », se proposant de faire « le bilan du phénomène qui a modifié le paysage de l’édition de la bande dessinée et établi un nouveau modèle économique, voire engendré une nouvelle culture. » Prolongeant certains sujets abordés dans la Numérologie 2011, ma contribution à ces trois journées de réflexion visait à faire un état des lieux du marché français, chiffres à l’appui. Avant le départ en vacances, voici donc une mise au point.

Si le manga a souvent été qualifié de « phénomène éditorial de la décennie », il faut bien reconnaître que la « success story » d’hier est bien moins séduisante aujourd’hui : après avoir plus que quadruplé entre 2001 et 2008, les ventes de manga en France marquent un recul de 15 % en volume entre 2008 et 2011.
Cette évolution se retrouve d’ailleurs dans les commentaires présents dans les dossiers bilanciels de Livres-Hebdo consacrés à la bande dessinée, qui paraissent chaque année à l’approche du Festival d’Angoulême. Si pour l’année 2006 on pouvait lire « Depuis deux ans, la croissance du secteur repose essentiellement sur le manga », la situation en 2007 était plus mesurée (« Certes, dans le domaine du manga, la croissance exponentielle qui a caractérisé les dernières années marque le pas ») mais 2008 gardait un certain optimisme : « « Le manga est l’un des seuls secteurs qui reste en progression », assure le président de Pika, Alain Kahn. » Alors que le marché commençait à reculer en 2009, le ton se faisait aussitôt grave (« Pour la première fois depuis le début de l’introduction de la BD japonaise en France il y a une quinzaine d’années, le marché témoigne d’une grosse fatigue. ») pour asséner un jugement sans détour l’année suivante : « C’est finalement le manga qui montre les signes de faiblesse les plus tangibles. « Après un effet de croissance accéléré, on assiste à un effet accéléré de pente descendante », remarque Guy Delcourt. » D’ailleurs, dès avril, dans les pages des Echos, il ne faisait aucun doute que les comics allaient bientôt remplacer les mangas dans les rayons des librairies. Une mode (forcément passagère) remplaçant l’autre…
Pourtant, contrairement à ce que pourraient laisser penser ces analyses, l’évolution du marché du manga en France n’a rien de surprenant, et tient en grande partie à la spécificité du format éditorial qu’il a introduit, à savoir le format périodique. Je vous propose donc d’examiner comment cette spécificité représente la principale force, mais également la principale faiblesse du manga.


 

Le format périodique

Tout commence aux origines de l’introduction du manga en France. En mars 1990, Glénat commence à publier Akira en kiosque sous la forme de petits fascicules. Néanmoins, il ne s’agit pas là d’une création, mais la seule traduction d’une version américaine[2]. La véritable création sera Dragon Ball, également publié en kiosque par Glénat en demi-volumes mensuels à partir de février 1993. Certes, une publication périodique en kiosque n’avait alors rien de novateur — c’était, depuis longtemps, le format adopté par l’ensemble des revues de bande dessinée. La véritable innovation est alors de transposer ce modèle à la librairie dès mai 1993, avec la publication bimestrielle régulière des volumes reliés de Dragon Ball.
Les années qui suivent (1994-1996) voient la plupart des éditeurs entrant sur le segment adopter ce format périodique. Sur les 21 séries que j’ai pu répertorier sur cette période, la moitié sont bimestrielles, le reste se répartissant entre mensuelles et trimestrielles[3]. Tous vont également largement piocher dans les manga dont les adaptations animées ont été diffusées à la télévision française, à l’exception de Tonkam, du fait de son historique lié à une librairie d’import. A l’époque, il ressort fortement que cette stratégie de publication vise avant tout profiter au maximum de ce qui n’est alors considéré que comme une mode éphémère.

Dix ans plus tard, ce format bimestriel est désormais un standard établi. Sur la période 2006-2011, un quart des sorties sont espacées de 8 à 10 semaines ; un autre quart sort avec moins de 8 semaines d’écart ; et un dernier quart sort avec un espace de 10 à 14 semaines (i.e., trois mois). L’ensemble du segment voit ainsi une durée médiane de 70 jours entre la parution de deux volumes d’une même série.

Il n’est pas surprenant que ce modèle se soit largement installé. Pour les éditeurs, il présente de nombreux avantages. Tout d’abord, on y retrouve les dynamiques connues de la série — en effet, à la différence de ce qui s’est passé aux États-Unis, ce sont les éditeurs en place (donc de séries de bande dessinée franco-belge) qui se sont installés très tôt sur le segment du manga. Sur un marché où les one-shots restent toujours difficiles à vendre, le format de la série est plus rassurant. De plus, le rythme bimestriel ou trimestriel permet quatre à six sorties annuelles, à comparer à une sortie annuelle (au mieux) pour les grandes séries franco-belge. Ainsi, pour la période 2006-2007, on note un seul nouvel album de Titeuf (autre phénomène éditorial du début des années 2000), qui réalise sur ces deux années des ventes de 680 000 exemplaires selon Ipsos. Sur la même période, ce sont 13 volumes de Naruto qui sont parus, pour des ventes cumulées de 1 540 000 exemplaires, toujours selon Ipsos.
Autre avantage de ce format périodique, un lissage des ventes au cours de l’année. Alors que le marché des albums de bande dessinée présente une saisonnalité très marquée autour de la période de Noël (signe d’une bande dessinée qui serait avant tout un cadeau que l’on offre), le marché du manga montre beaucoup moins de fluctuations tout au long de l’année, assurant des revenus plus constants.

Le cas Naruto permet d’observer plus en détail l’intérêt des dynamiques de série liées au format périodique, et plus encore au format feuilletonnant qui caractérise le manga. De 2002 à 2007, on observe une phase d’installation, durant laquelle les ventes des nouveaux volumes progressent année après année, correspondant au recrutement de nouveaux lecteurs (courbe rouge sur le graphique ci-contre). Cette phase bénéficie également du rattrapage de ces nouveaux lecteurs, marquée par des ventes importantes des volumes parus précédemment. A partir de 2007, on passe dans une phase de stabilisation, caractérisée par deux tendances : d’une part, les ventes des nouveaux volumes ne progressent plus ; d’autre part, on assiste à une forte baisse des ventes des volumes précédents, alors que les lecteurs encore actifs rattrapent progressivement le rythme de publication. Enfin, depuis 2010 on assiste à une phase de déclin, déclenchée principalement par la réduction du nombre de sorties annuelles : ayant rattrapé la publication japonaise, Naruto passe de six sorties annuelles[4] à trois. On le voit, la réaction est immédiate, avec des ventes des nouveautés divisées par deux. Par ailleurs, on notera les similitudes frappantes entre l’évolution de la courbe des ventes de Naruto et l’évolution du segment du manga en général.

A ces dynamiques d’installation et d’exploitation des séries se rajoutent des dynamiques d’érosion, liées à l’aspect feuilletonnant de la plupart des séries de manga. L’analyse des ventes des 151 nouvelles séries comptant 4 volumes ou plus sortis en 2011 (chiffres GfK) met en évidence un modèle d’érosion particulièrement cohérent. Selon ce modèle, les ventes du cinquième volume d’une série ne représentent que 42 % des ventes du premier.

Ces deux dynamiques encouragent chacune à sa manière une certaine inflation du nombre de nouveautés. D’une part, les éditeurs sont à la recherche des succès à venir, espérant renouveler les cas Dragon Ball ou Naruto. D’autre part, les dynamiques d’érosion entraînent une prime aux premiers volumes, un lancement étant plus intéressant que l’exploitation (forcément à la baisse) d’une série.
L’évolution du nombre de sorties (comptabilisé annuellement par Gilles Ratier dans les rapports de l’ACBD) laisse apparaître deux périodes distinctes. Sur 2000-2006, une phase d’installation, suivie depuis 2006 par une stabilisation qui laisserait entrevoir un marché arrivé à maturité. Cela se retrouve au niveau du nombre de nouvelles séries qui augmente en rapport sur 2000-2006, et une réduction progressive (à partir de 2008) du différentiel entre nouvelles séries et séries terminées — laissant néanmoins plus de 400 séries en cours à fin 2011[5].

Cependant, une analyse plus fine de la production laisse apparaître au contraire une concentration nette du marché autour de quelques acteurs. Tout d’abord, un trio de tête GlénatKanaPika bien installé dont la production continue de progresser, avec un renforcement marqué en 2008 (+33 % par rapport à la période 2005-2007). Fin 2011, ce trio GlénatKanaPika représentait 30 % des nouveautés et 62 % des ventes. Derrière, on trouve un quintet de nouveaux arrivants (Asuka, Taifu, Ki-oon en 2004 ; Kurokawa en 2005 ; Doki-Doki en 2006) avec une production en progression constante depuis 2003, qui représentait fin 2011 32 % des nouveautés et 21 % des ventes. Hors ces deux groupes, le reste du marché[6] montre une diminution marquée de la production post-2006, avec le retrait de plusieurs éditeurs qui s’étaient lancés dans l’aventure lors du boom du début de la décennie : Kami, Xiao Pan, Les Humanos, Paquet, Akiléos, et bien sûr la disparition de SEEBD en 2008. Ainsi, la stabilisation de la production n’apparaît pas comme le signe d’un marché arrivé à maturité, mais bien celui d’une concentration qui voit l’équilibrage fortuit entre le renforcement des éditeurs bien installés, et le désengagement d’une partie des acteurs.

Du côté de la chaîne de distribution, l’équation est simple : une périodicité élevée combinée à l’inflation du nombre de sortie entraîne une situation de flux tendu en librairie. Très rapidement, les éditeurs se sont adaptés à cette situation, en se focalisant progressivement sur la nouveauté. Afin de faire vivre dans la durée les best-sellers, on opère à du repackaging qui, en créant une nouvelle référence, permet de les réinjecter dans le circuit de vente. La gestion de Dragon Ball par Glénat est un cas d’école du genre : première édition en 1993, version intégrale en 2001, nouvelle version en 2003 (sens de lecture japonais) puis version deluxe en 2009. Il faut noter que Glénat ne fait que reproduire une pratique de ses homologues japonais, allant jusqu’à recopier leurs éditions pour les plus récentes. Cette pratique est de plus en plus répandue, et l’on peut citer les cas de Monster, Death Note, Yu-Gi-Oh, Saint Seiya, Dr. Slump, Kenshin, etc.

La question du lectorat

On a souvent évoqué le manga comme lecture générationnelle, et en effet, les résultats de l’étude conduite en 2011 sur le lectorat de la bande dessinée confirment cette impression. C’est en effet sur la tranche des 11-14 ans que l’on observe les taux les plus élevés de lecteurs. On retrouve cette importance des 11-14 ans lorsque l’on considère les populations de lecteurs, mais on observe également un lectorat du manga essentiellement en dessous de 40 ans — une caractéristique liée à l’introduction historique des manga en France.

Cependant, malgré ces chiffres encourageants, on peut légitimement se demander si le segment du manga représente bien un marché, ou s’il s’agit seulement d’une niche. En effet, sur les dernières années, les trois premières séries (NarutoOne PieceFairy Tail) représentent un quart des ventes totales, et l’on constate la forte dépendance de leurs éditeurs respectifs à leurs ventes : 45 % des ventes de Kana, 43 % des ventes de Glénat, 36 % des ventes de Pika.[7] Au-delà de ces best-sellers indéniables, on trouve fort peu de succès grand-public. En 2011, GfK ne relevait que huit séries dont les nouveautés vendaient plus de 30 000 exemplaires.

En revenant sur les données de l’étude sur le lectorat de la bande dessinée en 2011, on observe une double fracture éditoriale au sein du lectorat du manga. D’une part, un clivage fort entre les lecteurs et les non-lecteurs, qui met en évidence l’implication forte que demande un rythme bimestriel — et qu’une large partie des lecteurs de bande dessinée n’est pas en mesure de fournir. D’autre part, la présence d’un noyau de gros et de très gros lecteurs très réduit mais très actif. Là encore, on observe que le reste du lectorat se retrouve rapidement à saturation en termes de capacité de consommation. En schématisant, on aurait les très gros lecteurs à plus de 120 volumes annuels (ou une vingtaine de séries) ; des gros lecteurs à 48 volumes annuels (ou huit séries) ; et le reste des lecteurs autour de 12 à 20 volumes (deux ou trois séries).
Ces données mettent en lumière un marché d’environ 3,5 millions de lecteurs[8] pour 100 millions de volumes lus dans l’année. Sur ce lectorat du manga global, un quart des lecteurs de manga réalisent 61 % des lectures.[9]

Face à cette cible très concentrée, les éditeurs se retrouvent dans une position difficile. Ces gros lecteurs (qui forment le noyau dur du marché) sont très impliqués, mais également très bien renseignés et vont chercher leurs informations à la source japonaise — allant même jusqu’à prendre les pratiques des éditeurs japonais comme référence, ignorant bien souvent les différences (tant économiques, structurelles ou culturelles) des deux marchés. Les éditeurs français se retrouvent alors dans l’obligation d’une reproduction à l’identique des éditions japonaises, et tenus de respecter scrupuleusement le rythme bimestriel. Qu’un éditeur vienne à ralentir la parution d’une série sans excuse valable en provenance du Japon (rattrapage du rythme de publication ou interruption liée à des raisons diverses), il s’expose à une perte de confiance de ces lecteurs capables d’arrêter en masse leur investissement dans la série en question.[10]
Afin de répondre à une demande forte, on a vu émerger autour de certains auteurs des stratégies éditoriales d’exploitation intensive de certains auteurs, dont résultent des calendriers de parution des plus encombrés. Ainsi, le seul Adachi Mitsuru a vu en 2007 la parution de pas moins de 20 volumes en 12 mois[11], avec des moments particulièrement difficiles, comme en mai où trois volumes de trois séries différentes sortaient le même jour. Si l’on pourrait excuser (dans une certaine mesure) cette situation du fait de l’implication de trois éditeurs différents[12], d’autres exemples laissent plutôt entrevoir une gestion éditoriale tournée vers l’exploitation intensive. Ainsi, en 2010 chez Glénat, ce sont pas moins de 17 volumes signés Toriyama Akira qui paraissent sur trois séries, les volumes de Dragon Ball Perfect Edition et de Dr. Slump Ultimate Edition sortant le même jour, en alternance un mois sur deux avec les volumes de Dragon Ball Z cycle 3. On pourrait encore citer le cas de Fujisawa Tôru en 2008 avec 13 volumes sur trois séries chez Pika (Rose Hip Rose, Tokkô, Young GTO), ou celui des CLAMP en 2009 : pas moins de 26 volumes pour huit séries, avec 15 volumes à mettre au compte de Pika (X double, Card Captor Sakura double, Trèfle, Kobato, Tsubasa Reservoir Chronicles) et 11 au crédit de Tonkam (XXX Holic, Tokyo Babylon, RG Veda).

A l’inverse, il faut reconnaître les difficultés d’un manga différent des standards shônen/shôjo à s’installer sur le marché. Qu’il s’agisse des productions alternatives ou des démarches patrimoniales, ces initiatives suscitent peu d’intérêt auprès du noyau dur de lecteurs, qui rejettent souvent d’emblée des approches graphiques trop datées ou différentes, et rechignent face à des prix plus élevés que ceux des best-sellers. On notera de plus que les médias s’en font rarement les relais (à l’exception de quelques noms connus ayant accédé au statut d’auteur, Tezuka et Taniguchi en tête), et que la situation de flux tendu en librairie limite fortement la visibilité de titres dont le succès se construit généralement sur la durée. La distribution des ventes reflète cet état de fait, et met en évidence un plafond de verre d’environ 7000 exemplaires (en étant généreux) pour la plupart des séries.[13]

Enfin, malgré tous leurs efforts pour satisfaire ce cœur de marché exigeant (toujours plus, plus vite, moins cher), les éditeurs sont condamnés à l’échec. S’ils ont profité un temps de cette « addiction » au manga, ils paient aujourd’hui le prix de ne pouvoir continuer à y répondre — voyant ces lecteurs se tourner vers le côté obscur du scantrad, avec ses publications au plus proche du rythme japonais. Dans un tel cadre, la meilleure réponse serait la mise en place d’une offre légale en ligne, mais celle-ci reste assujettie au positionnement des éditeurs japonais eux-mêmes, qui conservent bien souvent les droits d’exploitation numérique de leurs séries.

Des lendemains difficiles

Tous ces facteurs laissent augurer de lendemains difficiles. L’évolution du marché au global et son recul des trois dernières années montre que l’on a atteint les limites du modèle en place, un modèle fondé sur deux leviers pour alimenter la machine : d’une part, le recrutement de nouveaux lecteurs ; et d’autre part, la sortie de nouveaux volumes. En cela, le cas Naruto considéré précédemment apporte des conclusions inéluctables. La fin du recrutement de nouveaux lecteurs sur 2007-2010 a vu les ventes reculer de 30 %. Le ralentissement du nombre de sorties à partir de l’année 2011 (avec passage de 6 nouveautés annuelles à 3) laisse entrevoir un nouveau recul des ventes de 50 % à l’horizon 2013. Soit en l’espace de sept ans, la division par trois des ventes de ce best-seller.
Cette situation risque d’ailleurs de se généraliser et de bientôt toucher l’ensemble des meilleures ventes du marché. En effet, sur les 50 séries les plus vendeuses au Japon en 2011, 34 sont déjà publiées en Français. 70 % de ces séries en cours avaient moins de 8 volumes « en réserve » à fin 2011, avec une médiane de 6 volumes — soit une seule année d’exploitation « standard » sur le marché français. Peu d’espoir quant aux titres encore non traduits, puisque sur les 16 séries restantes, on compte 6 shôjo/josei et 4 séries de sport, deux genres notoirement mauvais vendeurs en France[14] ; 3 séries de « coming of age » et 1 série de shôgi (échecs japonais), une série de vie d’école/comédie (Sket Dance), et un seul candidat possible au succès, Shingeki no Kyôjin, titre de science-fiction déjà traduit aux États-Unis.

En l’absence de changement, le scénario catastrophe qui se dessine est le suivant. Les éditeurs continuent leur exploitation industrielle soutenue du segment, limitant par là-même le recrutement de nouveaux lecteurs, et devant faire face aux effets combinés de l’érosion progressive des marques installées et de l’épuisement des réserves japonaises. A court terme, cela occasionnera une contraction significative du marché, face à laquelle les éditeurs réagiront en se désengageant fortement et en réduisant le nombre de sorties pour se focaliser sur les meilleurs vendeurs. Par un effet mécanique, le marché se contractera à nouveau, entraînant une austérité encore plus marquée des éditeurs, qui, à son tour… Bref, l’installation d’une spirale négative, à l’instar de ce qui se produit déjà aux États-Unis : deux années de recul très net, autour de -20 %… en réponse à une diminution du nombre des sorties du même ordre.

Les enjeux

Afin d’éviter cette évolution, l’enjeu principal des années à venir va être de transformer le segment du manga en un véritable marché. Cela passe par le recrutement de nouveaux lecteurs, via le développement d’un discours adapté et la mise en place de formats éditoriaux diversifiés. Cela passe également par un élargissement de l’assise des éditeurs, afin de réduire leur dépendance aux best-sellers.
Dans ces circonstances, la position qu’adopteront les éditeurs japonais qui se sont installés ces dernières années en France demeure un point d’interrogation majeur. Si les perspectives du numérique se trouvent certainement dans leur camp, il reste à savoir comment ils réussiront à concilier le fait d’être à la fois les partenaires commerciaux (via la cession de droits) et les principaux concurrents de leurs homologues français. L’annonce de Shûeisha de priviliégier Kaze pour ses prochaines licences ne fait qu’illustrer ces relations complexes.

Enfin, au-delà des considérations économiques, c’est sans doute la richesse éditoriale de l’offre disponible en français qui constitue l’enjeu principal pour les années à venir. La période dorée de la décennie passée, surfant sur les années d’installation du manga, a permis la mise en place de toute une chaîne d’intervenants (éditeurs, traducteurs, journalistes et libraires) qui fait du marché français un véritable Eldorado en comparaison des autres pays. L’avènement d’une crise du manga remettrait en question ce fragile équilibre, et réduirait d’autant la richesse du panorama de la bande dessinée japonaise qui nous est proposé aujourd’hui.

Notes

  1. Rappelons qu’il n’en est rien. En 2011, le manga représentait 40 % des sorties, un gros tiers (35 %) des ventes en volume et un petit quart (24 %) du chiffre d’affaire du marché de la bande dessinée en France. Au mieux de sa forme, le manga a représenté 44 % des sorties en 2006 (source : Gilles Ratier/rapport ACBD), 37 % des ventes en volume et 26 % du chiffre d’affaire en 2008 (source : Ipsos). Comme on peut le constater, les journalistes peuvent avoir l’arrondi généreux.
  2. Cette version colorisée par Steve Oliff et publiée en sens de lecture occidental par Marvel par le biais de son label Epic sera interrompue au 31e numéro, ce qui occasionnera en février 1992 l’interruption de la parution de la version française. Les recueils cartonnés paraissent à partir de la fin 1990 avec une périodicité irrégulière proche du trimestriel, mais connaîtront aussi une interruption. Il faudra attendre fin 1994 (et la mise en place d’une traduction à partir du Japonais) pour voir paraître, avec un rythme annuel, les trois derniers volumes reliés complétant la saga.
  3. Appleseed (Glénat) et Asatte Danse ! (Tonkam) étant les deux exceptions semestrielles. Notons également que les débuts de Casterman en 1995 ont mélangé des titres tirés des expériences de Kôdansha avec des auteurs occidentaux (comme L’autoroute du soleil de Baru), et de véritables productions japonaises (dont L’homme qui marche de Taniguchi Jirô). La faible périodicité des séries comme Gon ou L’habitant de l’infini résulte plus d’une faible implication de l’éditeur que d’une véritable volonté éditoriale.
  4. Depuis 2004, à l’exception d’une année 2007 bénéficiant de 7 sorties.
  5. Comptage des séries réalisé par mes soins.
  6. Incluant Delcourt (AkataTonkam), qui maintient sa production pour une part de marché à peu près stable, autour de 8-10 %.
  7. Soulignons ici l’importance du positionnemenet de la grande distribution sur le manga, qui vient renforcer encore les résultats de ces best-sellers en ce concentrant sur un faible nombre de références.
  8. Sur la base d’une couverture de 95 % des lectures.
  9. On notera que le lectorat du manga est nettement plus concentré que le lectorat de la bande dessinée. Avec la même méthodologie, on compte 10,5 millions de lecteurs de bande dessinée, soit trois fois plus que de manga. Un tiers des lectures de la bande dessinée sont réalisée par 2,1 millions de gros lecteurs, soit sept fois plus que la population des gros lecteurs de manga.
  10. Il faut souligner que les éditeurs payent sans doute ici la gestion passée de leurs catalogues.
  11. Chez trois éditeurs différents : Tonkam (H2, Cross Game), Pika (Katsu !) et Glénat (Touch).
  12. Takahashi Rumiko connaissant en 2007 une situation similaire, avec 15 volumes parus sur trois séries : Inu Yasha chez Kana, Urusei Yatsura chez Glénat, et Maison Ikkoku chez Tonkam.
  13. En se basant sur les ventes du premier volume des 197 nouvelles séries de l’année 2011, chiffres GfK.
  14. Pour les séries de sports, Eyeshield 21 est le seul présent dans le Top 100 des nouveautés 2011 (avec 2 volumes aux rangs #89 et #97, autour de 12 000 exemplaires). Beaucoup plus loin, on peut trouver Inazuma Eleven à 9000 exemplaires pour le vol.1, Ippo autour de 5000 exemplaires, Tsubasa à 4000 exemplaires, Prince du Tennis à 2000 exemplaires, H2 à tout juste 900 exemplaires…
Dossier de en juillet 2012