Lire Mattotti

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En littérature, tout grand auteur modifie le mode de lecture. Pour entrer dans Proust ou dans Faulkner, il faut accepter de changer sa façon de lire. Cette vérité vaut-elle également pour la bande dessinée ? On pourrait croire que l’immédiateté des images et un code de lecture à peu près uniforme rendent la lecture moins dépendante des œuvres. Et pourtant… L’originalité et la force de certaines œuvres bousculent aussi notre lecture. Celle de Lorenzo Mattotti en est un excellent exemple.

Une lecture superficielle de Mattotti pourrait laisser croire que ses bandes dessinées se rattachent davantage à la tradition de l’illustration. L’importance du texte hors des bulles, le fait que Mattotti ait par ailleurs illustré des récits pourraient le laisser penser. Mais c’est, en fait, le contraire. Les images précèdent le texte. Mattotti l’explique lui-même((Dans le film de Ludovic Cantais, Le triomphe de la couleur, Ina Arte 2004.)) : dans la genèse de ses œuvres — par exemple pour Feux — au début, il n’y avait qu’un récit muet. Le texte est arrivé après, inspiré par les images. Chez Mattotti, c’est le texte qui illustre les images. Ou pour dire les choses autrement, la relation images/textes joue comme un couple de danseurs : parfois ils s’enlacent, parfois ils s’écartent, l’un gagnant en autonomie (l’image) pendant que l’autre se fait plus discret. La différence avec la danse est que le partenaire qui effectue le plus de figures est aussi celui qui mène. L’autre n’est qu’un faire-valoir, un contre-point. Chez Mattotti, l’image mène la danse. Et même l’orchestre.

Une fois ce contre-sens levé, le lecteur est donc obligé de modifier son mode de lecture. Il ne court plus d’une case à l’autre pour en tirer le sens et chercher le point d’appui suivant que serait la bulle ou l’encart de texte. Tout est dit dans et par l’image. La première modification de la lecture sera donc celle de la vitesse : Mattotti nous apprend la lenteur. Pour détourner un aphorisme célèbre de Michaux — «ne désespérez pas, laissez infuser davantage», on peut dire que chez Mattotti, en effet, il ne faut pas désespérer d’un texte qui nous livrerait le sens mais au contraire s’arrêter et laisser infuser pleinement la case en nous-même. Puis, alors que les couleurs, les formes s’insinuent en nous, passer à la case suivante qui va faire évoluer cette alchimie qui nous envahit.

On devine alors qu’elle est l’autre modification de la lecture qui se met en place : la narration ne consiste plus en une succession de situations identifiables, avec des acteurs dans un décor. Le récit chez Mattotti ne repose pas sur la représentation de la « réalité ». Il repose sur la présentation d’une réalité. Une réalité faite de couleurs, de formes sur laquelle viennent s’ajouter comme une troisième dimension, comme une profondeur discrète, quasi musicale, les mots. Mattotti le dit lui-même[1] : dans Feux, le pari a consisté à faire accepter au lecteur des planches abstraites sans que celui-ci s’en aperçoive. Et cela a été possible grâce au mode de lecture qu’il a imposé. Mais le mot «abstrait» est mal choisi. Non par Mattotti mais par la critique esthétique qui, depuis le XXe siècle, a choisi cette appellation. Or la peinture abstraite est, en fait, la peinture la plus concrète qui soit. Une couleur est une couleur, une forme est une forme. C’est la signification qui est abstraite. Dans la peinture «abstraite», ce qui est donné à voir, ce n’est pas un sens ou une image filtrée par une vision historiquement et socialement déterminée, c’est la réalité même de la peinture. La limite de cette peinture (à mon sens) est qu’elle peut tendre à une sorte de tautologie : ce carré est un carré et rien d’autre. Or qui dit image dit imaginaire : ce qui est intéressant, c’est l’écho, la vibration d’une forme qui résonne en nous. C’est la tension entre le concret de la forme et son écho en nous qui peut rester très confus, à mi-chemin entre le sens et la réminiscence d’une sensation primitive. Et Mattotti se situe exactement là. Son dessin donne à voir la matière même qui le constitue : le grain des crayons, la surface sensuelle du pastel gras. Il donne à voir aussi les couleurs  que l’on reçoit souvent avant même de percevoir la forme. Ce qui nous trouble, dans notre expérience de lecteur, c’est que le récit qui se met en place ne s’inscrit pas dans notre intelligence qui déchiffre, il la contourne pour s’adresser à une instance plus primitive où se sont déposées nos premières sensations d’être vivant, ce moment enfoui où le monde n’avait pas encore pris du recul derrière sa vitrine intelligible. D’ailleurs, avec cette lucidité inconsciente qui accompagne les grands auteurs, dans Feux, la voix off nous l’explique indirectement : «l’île nous accueillit de son vert frais»[2]. La couleur est première, la couleur est matière. La réalité ne se forme que dans et par la couleur.

Le récit ne va donc pas reposer sur une réalité représentée mais sur la réalité de ce qui constitue ses images : rendu des crayons, onctuosité des pastels et, bien sûr, intensité des couleurs. Cette base étant posée, alors la tension vers l’intelligible se met en place mais jamais complètement. Le dessin ne se clôture jamais sur un sens puisque une grande partie de la narration repose sur cette vibration de la matière en nous, de cette matière qui infuse en nous. Nous comprenons l’histoire qui se met en place mais nous ressentons en même temps ces autres voix du récit que sont les couleurs : ce rouge qui nous entraîne vers une violence indicible, ce bleu vers la nostalgie d’un bonheur absolu, ce vert amande vers une mélancolie doucereuse.  Et tous ces niveaux du dessin — pour profiter encore de cette lucidité de la voix off (cette fois, tirée de Caboto) — «…, comme les fibres d’une corde, se joignent, se nouent, s’entrelacent dans la vérité incertaine qu’est la trame de ce récit»[3]. Vérité d’autant plus incertaine que Mattoti, avec parfois la complicité de scénaristes, comme Kramsky ou Zentner, explore des zones de nous-mêmes où les mots ne suffisent plus : la folie, qu’elle soit hystérique (Dr Jekyll et Mr Hyde) ou profondément mélancolique (Après le déluge), est le thème majeur de son œuvre.

Si Mattotti a choisi la bande dessinée, c’est qu’elle était son meilleur medium dans sa tentative d’exploration. Medium en trois dimensions : celle de la peinture qui, par sa matérialité, s’adresse à nos sensations enfouies ; celle de mots qui, en s’adressant à notre intelligence, nous rassurent en nous fournissant une intelligibilité plus ou moins illusoire (non en ce qu’elle soit fausse mais en ce qu’elle reste partielle, incomplète) ; et enfin celle de la compartimentation qui introduit du temps et donc du récit. Le personnage, à la fin de Feux, nous dit qu’il peint par «légitime défense». Pour vivre avec son monde intérieur, Mattotti, lui-aussi, crée en légitime défense. Mais pour mieux se défendre, il a choisi la bande dessinée. Et son choix, parce qu’il est vécu dans toutes ses potentialités, parce qu’il saisit pleinement la matière même de la bande dessinée (concrétude du dessin/mots /compartimentation) légitime celle-ci comme un art majeur.

Au fond, les grands auteurs ne modifient pas le rapport à la lecture. Ils font plus que cela : en nous révélant des possibilités insoupçonnées de leur medium, ils nous apprennent tout simplement à lire.

Notes

  1. op. cit.
  2. Feux, Casterman, 2010, p.13.
  3. Caboto, Casterman, 2003, p.30.
Dossier de en novembre 2013