Trois ouvrages singuliers

de

Peter Blegvad, Ruppert et Mulot, Gustave Doré

Il est plus facile d’écrire sur des livres «ordinaires», convenus, ou disons plutôt attendus (reconnus d’emblée par le locuteur qui a déjà sur le bout de la langue les mots en position de former des phrases «bien senties»), que sur ces livres si singuliers qu’ils peuvent nous laisser sans voix. Les découvrant, les ouvrant aussitôt dans un même geste, ils ont le don de nous sidérer proprement, interrompant provisoirement ce jeu d’échange plus ou moins dynamique que suppose l’écriture ou la conversation, nous mettant dans un état qu’aucun mot ne peut vraiment définir, mais qui est tout sauf triste (bien au contraire !), et sans autre pouvoir que d’en jouir au présent (ce qui n’est pas rien, avouons-le).

Sans voix… Vraiment ? Oui, du moins dans un premier temps : la langue, on la retrouve plus ou moins vite, mais il faut, pour cela, savoir attendre, prendre le temps de récupérer son souffle, donc avoir du retard sur l’information, ce que le journalisme, en principe, interdit ; et le commerce aussi, vu la faible durée de vie des livres aujourd’hui sur les tables des libraires, et en particulier ceux qui — trop singuliers, justement — ne trouvent d’emblée leur public. Il faut donc se préparer à ces retrouvailles avec la langue — une langue qui aurait la faculté de prononcer autre chose qu’un jugement de valeur (une assertion «définitive» — que son oubli quasi-immédiat rend d’autant plus définitive), quand bien même serait-il positif. S’il est vrai que pouvoir dire «j’aime» peut s’avérer plaisant (on se sent tout à coup traversé par la bonté, et ainsi réconcilié avec le monde), il est décevant d’en rester là : c’est comme devoir se taire aussitôt après avoir laissé s’échapper un petit bruit dont on se dit, si on est lucide : qui va l’entendre ? Et en tirer profit (vanité de la critique qui croit en ses bonnes «étoiles») ?

Mais, en même temps, cette difficulté de rendre compte, surtout avec précision, de ce qui nous touche singulièrement, est le principal moteur du désir de mettre ce grain de sel dans les échanges qu’il faut veiller à entretenir pour que le «feu sacré» — fruit de la guerre de l’expression, rageuse et chaque jour reprise avec plus ou moins de ferveur — ne s’éteigne pas. Alors, nourrissons ce feu, jusqu’à plus soif… Et c’est reparti (mais surtout pas comme en 14, ce centenaire nous sort déjà par les trous de nez…) : trois volumes à explorer en ce début d’hiver mélancoliquement automnal ; trois ouvrages qui m’ont paru, à divers titres et au premier regard, clairement singuliers. C’est d’ailleurs de cette clarté que peut surgir l’obscurité, la prise de conscience de se trouver soudain sans voix, tâtonnant dans le noir à la recherche, non de quoi dire, mais de comment dire ? Ce qui signifie aussi bien : comment taire ? Ou plutôt : quoi taire ? Ce silence né de la surprise, non de découvrir de tels livres (on peut régulièrement s’attendre à de telles découvertes), mais de les toucher du regard, puis de les pénétrer en déployant tous nos sens (pas de demi-mesure !), est le premier allié pour qui désire formuler des «commentaires». Il s’accorde singulièrement à ces volumes de papier imprimé, plié, massicoté, relié, soigneusement fabriqués.

Plaisir et retrait se conjuguent au présent de la lecture qui va doucement, précautionneusement parfois (quand on doit détacher des morceaux de pages sans les déchirer), et aussi, simultanément, va laisser des traces dans l’inconscient — traces qui vont rapidement nous revenir dans la tête, surtout la nuit. C’est ainsi que l’on commence à sentir se formuler intérieurement des bris de phrases énigmatiques (ce qu’est, pour moi, au départ, la «critique») que l’on va recopier au réveil et retravailler ensuite, plus ou moins revenu «sur terre», avec l’espoir de ne pas clore la question par tel ou tel jugement dont personne n’a cure.

1. Peter Blegvad, Le livre de Leviathan (L’Apocalypse).

Pour commencer, se demander qui est Peter Blegvad, dont le nom a priori ne nous dit rien (et quelque chose, pourtant, semble remuer dans des recoins un peu négligés de la mémoire, comme un chapeau ou un parapluie accroché sur une patère que le vent fait légèrement trembler). Il est né, nous dit-on, en août 1951, soit 13 ans avant que ne vienne au monde Jean-Christophe Menu, son futur éditeur. On apprend que ce livre, pour la première fois rendu en français (très beau travail du traducteur, Claro), a été publié en Angleterre entre 1992 et 1999 dans le journal The Independant, à raison d’une page par semaine. Et surtout (c’est peut-être ce qui nous faisait signe) qu’il est musicien. Chanteur, guitariste, songwriter, Américain installé à Londres, il a collaboré à plusieurs projets collectifs, notamment Slapp Happy, formation juvénile, qui a fusionné brièvement en 1974 avec Henry Cow, le groupe de Fred Frith. Ou ce disque très curieux et plutôt réussi, paru en 1977, Kew Rhone, en collaboration avec John Greaves (avec notamment la chanteuse Lisa Herman, le trompettiste Michael Mantler et le drummer Andrew Cyrille) qui fait parfois penser aux expériences de Carla Bley ou de Robert Wyatt, tout en gardant constamment l’allure d’une comédie musicale élégante. Il s’est ensuite consacré à la réalisation de projets personnels (quelques vinyles plus ou moins remarqués dans les années 80 ; notamment le «so british» The Naked Shakespeare qui contient quelques belles et étranges chansons). Pour ma part, ces années-là, je suis passé à côté de ces productions, certes subtiles, mais un peu trop lisses, trop rondes, trop sages — mon oreille ayant été attirée par d’autres mondes musicaux, plus anciens, plus lointains, plus prospectifs, en recherche d’écriture et de son. C’est pourquoi (alors que, tout en écrivant ces lignes, j’écoute en boucle Kew Rhone avec plaisir) il me semble que c’est d’abord ce bel objet livre que vient de faire paraître L’Apocalypse qui contient la quintessence de l’art de Blegvad.

Plus musical que ses chansons (qui le sont pourtant, de manière incontestable), d’une inventivité folle, d’une classe absolue, Le livre de Léviathan est quasiment un modèle d’œuvre ouverte et fermée — simultanément : close et pourtant trouée, aérée, semée de trappes, de brèches, de failles, proposant, page après page, des variations, toujours inattendues, sur un thème difficilement réductible en quelques mots (même si quelques signes balisent, à chaque page ou quasiment, la cartographie de l’ouvrage).

Procédons dans l’ordre (ou le désordre plus ou moins «logique») des réflexions qui me sont venues au fur et à mesure de la lecture d’abord linéaire, puis en zigzag, de cet opus. Ce qui m’a frappé au premier regard, c’est le jeu avec les couleurs, à commencer par celui qui rend si percutante (si dissonante, si étrange, bien que paradoxalement assez «classique») la couverture cartonnée, épaisse, solide. Deux roses, deux verts, et un bleu nuit, tirant un peu sur le violet (plus le titre en lettres dorées ; et le blanc correspondant au visage du personnage principal, un bébé, Léviathan ou Lévi, le plus souvent vu de dos, sans yeux ni nez ni bouche, mais avec pyjama, doudou-lapin et deux oreilles bien dessinées). Puis, par reprises et variations, des premières pages de garde (rose lapin) aux dernières (vert pyjama), le livre déploie sa force colorée. Ainsi, tout au long du parcours de lecture, ces couleurs, dans leur vivacité (parfois), dans leur pâleur (le plus souvent), vont rythmer l’espace, l’ordonner, en organiser quasi-sériellement les repères. Et, peu à peu, leurs rapports vont se complexifier : non seulement entre les dominantes — vert et rose –, mais en se frottant à l’apparition de nouvelles teintes — rouge, jaune, bleu et finalement l’essentiel de la gamme — qui ne cesseront de s’ajouter les unes aux autres, mine de rien, sans nécessairement fusionner, avec retenue (pas de bariolage, pas de bavardage coloré ; tonalités, sinon «pastel», disons discrètes : nul dégueulis esthétisant, nul vain cri, tape-à-l’œil ; quelques rares exceptions renforceront cette règle).

D’aucuns se demanderont pourquoi commencer par parler des couleurs plutôt que du trait, ou (surtout) du «contenu» ? Sans doute parce ce que ce fameux contenu demande du temps, de la distance, pour être apprivoisé : rien ici de commun. Et, comme il faut toujours se méfier des clichés associés à ce que l’on peut entendre par le «non commun» (autre nom du singulier), évitons de parler d’emblée de poésie, d’absurde, de fantaisie (même si tout cela y est, surtout si l’on songe à ce qui demeure de l’esprit anglais de l’époque élisabéthaine). Il y a du sens en action dans cette cartographie où le nonsense circule tout autant. Et ce sens, on tentera de le mettre à nu d’abord par la caresse du regard — un regard non déconnecté au cerveau, irrigué par, et irriguant, la pensée, nous interdisant de traduire la sensation en prêt à critiquer : ces phrases toutes faites qui conduisent à recommander tel ou tel ouvrage sous le signe, par exemple, du surréalisme (cette vieille chose agonisante) ou de l’enfance retrouvée que permet parfois la bande dessinée (mais n’est pas baudelairien qui veut). Ce regard sur les couleurs, ce faible, mais réel, pouvoir de les nommer, a au moins le mérite de rompre le silence (la narration demande bien plus de temps pour être saisie ; et il n’est pas sûr qu’une fois le projet de l’auteur «compris», on trouve les mots pour en faire passer, sinon la «profondeur», du moins le charme). Et surtout parce que les couleurs contribuent fortement à la réussite de l’ouvrage : elles ne sont jamais le résultat d’un coloriage pragmatique, professionnel ; il y a de la recherche, comme on dit, du tâtonnement, et non du savoir-faire appliqué (même s’il y a des règles : le rose et le vert sont codés une fois pour toutes). Et surtout ce n’est jamais figé, ça bouge sans cesse ; c’est d’ailleurs ce qui caractérise en premier lieu ce livre incomparable (ou, si l’on veut, comparable à si peu d’autres, créations d’un autre temps). Il se métamorphose, page après page : impossible de savoir par avance vers où il se dirige, tout en s’affirmant, dès le premier signe, unique, reconnaissable à chaque image — donc précisément signé.

La question essentielle que pose Le Livre de Léviathan est donc celle du ton. De la couleur, mais aussi de la tonalité (ou plutôt des tonalités, ce mot devant être compris de manière étendue : avec toutes transgressions aux règles convenues, ce merveilleux ouvrage étant ouvert à toutes sortes de dissonances ou d’écarts) ; et aussi, du côté du langage, au sens où l’entendait par exemple l’écrivain Robert Pinget qui affirmait que la réussite d’un livre tenait au fait d’avoir trouvé son ton : propre, parfaitement identifiable, singulier (et ajoutons que son trait — sa multitude de traits — est aussi de l’ordre du ton).

Ici, le ton — le la — est donné dès la première histoire (qui forme le premier des dix-sept chapitres — ou sections) intitulée perdu, trouvé où il est question d’un manque bien connu, si on se place côté nourrisson : celui des parents, partis brièvement dîner dehors, mais, pour le bébé, partis pour toujours, car pour lui le temps n’existe pas, ou n’existe que dans l’instant où telle ou telle chose a lieu. Le chat (comment ne pourrait-il ne pas y avoir de chat ?) apparaît dès la première case. Il a le premier mot (mais ce sera l’objet petit a, le lapin rose, doudou vivant, qui aura le dernier : art, soit les trois dernières lettres du mot départ ; on quitte élégamment la bande avec art, en affirmant que cela en a été, ajoutant aussitôt un point d’interrogation pour manifester une forme d’humilité et de doute : classe ultime !). Mais, voyez, alors que je commence à raconter, je saute aussitôt du coq à l’âne, ou plutôt de chat en lapin. Je n’y arriverai donc pas… Ou alors, je me métamorphoserai trop vite en bavard impénitent qui peut, certes, avoir son charme, mais qui plombe trop vite tout «compte-rendu» de lecture. Donc, si vous voulez comprendre (ou ne pas comprendre) pourquoi le bébé porte ce nom, Léviathan, il vous faudra aller voir par vous-même. La «critique», ou plutôt toute tentative d’»essai critique», a pour premier dessein de mettre le lecteur en appétit, et non de lui prémâcher la lecture. Évitons la «glose», surtout produite à toute allure. «Ça glose !» pourrait ironiser Lacan, s’il revenait parmi nous. Préférons-lui la tautologie : Leviathan est Leviathan. C’est comme ça et pas autrement (encore qu’autrement soit aussi un mot clef dans le sens où «ça varie» : bande dessinée instable, en apparence, et pourtant d’une logique à toute épreuve).

Certains râlent au sujet du prix à payer pour acquérir les livres publiés par L’Apocalypse. Pourtant 29 € pour tant d’heures passées à pénétrer un monde si singulier, si ouvert, si cohérent dans son tremblement, c’est fort peu payé…

Le Livre de Léviathan de Peter Blegvad : singularité d’une parenthèse de quelques années où, contre toute attente, le plus qu’estimable songwriter a créé une bande dessinée qui ne ressemble à rien d’autre qu’à elle-même, tout en travaillant avec finesse, rigueur et liberté ce qui définit (ou fait) le «genre» — parenthèse enchantée, bien entendu, parce que Blegvad est un chaman.

2. Ruppert et Mulot, Un cadeau (L’Association).

Là, tout à coup, commenter devient (un peu) plus facile… Car, pour une fois, la singularité de ce livre est claire : c’est celle d’une forme, ou plutôt d’un processus, jamais vu(e). Une première qui est aussi, sans aucun doute, une dernière (une pièce d’hantologie). Beau cadeau, pour le coup : celui de nous offrir la possibilité de découvrir activement le livre comme organisme (et non en tant qu’objet inerte). Corps mort vivant, non fini, et pourtant clos, imprimé, voire scellé (impossible d’en changer quoi que ce soit), à disséquer, pour en explorer les entrailles.

Reprenons (une fois n’est pas coutume !) la présentation de l’éditeur : Encore une fois, Ruppert & Mulot nous surprennent avec un livre inclassable, qui constitue sans doute l’un des livres-objets les plus atypiques que l’on puisse trouver au catalogue d’une maison d’édition. Un Cadeau est un livre dont il faudra découper les pages au fur et à mesure de la lecture, à l’image de l’étudiant en médecine qui découpe un cadavre à la recherche de son cadeau.
Ruppert & Mulot nous racontent l’histoire d’un cadeau, offert à Noël dans la morgue d’un hôpital parisien. Face à cette situation simple, le lecteur réagira comme il peut, découpant son livre pour, lui aussi, tourner la dernière page avec un cadavre sur les bras.
On retrouve le goût pour l’humour noir des deux auteurs, dans cette plaisanterie potache qui ne laissera personne indifférent.

Les étudiants en médecine découperaient donc certaines nuits les cadavres parce qu’ils seraient à la recherche d’un cadeau… Belle idée ! Quoi de plus répugnant pour le commun des mortels que la médecine légiste ? Ou de plus troublant que l’embaumement ? Cela peut constituer la matière d’une série (Six Feet Under par exemple). Mais ça fait peu rêver. Le corps fait peur, déjà non ouvert, alors quand le scalpel opère… La force d’Un cadeau est d’avoir proposé une poétique de sa lecture. À travers un jeu singulier, comme il se doit. Lire, c’est devoir tailler dans le vif. Dans le prédécoupé parfois. C’est aussi, nous disent Ruppert et Mulot, se trouver au bord de détruire le livre et ainsi le rendre, si on fait la moindre faute d’inattention, bon à fiche à la poubelle. Car qu’est-ce qu’un livre en charpie ? Et peut-on, de cette charpie, fabriquer des bandelettes pour soigner les maux des lectrices et des lecteurs ? Pas sûr.

L’humour noir, expression rendue fameuse, pertinente et même incontournable, par André Breton, au début de la seconde guerre mondiale, est peut-être l’humour par excellence : celui qui a le pouvoir de rendre muet, de clouer le bec (une fois de plus, nous en sommes là !). Et le soin pris au découpage des languettes, triangles, rectangles et autres morceaux de pages d’Un cadeau, l’attention portée au placement/déplacement de ces pré-découpages afin de pouvoir les ranger dans l’ordre quand on referme le livre (ce qui permet notamment de le relire sans dommage), donne liberté de prendre peu à peu distance avec l’anecdote, légère et troublante, amusante et choquante, selon l’humeur de qui lit. Un téléphone (portable) dissimulé (excellent joke !) entre foie et pancréas (par exemple) : pourquoi pas ? C’est une prothèse, presque un organe, moquons-nous, ou révoltons-nous (c’est la même chose). Cadeau empoisonné. La communication, la surprise, la fête, ne fonctionnent plus. Époque des ratés, des faux-semblants. Le livre est réussi, non seulement parce que singulier, mais surtout parce que bien pensé. Et bien réalisé (louée soit la fabrication à L’Association).

Les échanges entre les personnages que l’on découvre selon le rythme plutôt lent de la découpe du livre, de son entaille prévue par ces auteurs farceurs, sont, certes, dérisoires (mais pas davantage que ce qui s’échange dans la «vraie» vie). Et ça marche du feu de dieu : manière de contrôler la lecture, non de la censurer, et encore moins de la sensurer, mais de lui donner le temps de le prendre. Tempo partagé, dirait Nietzsche, entre l’auteur et le lecteur. Douce violence… Ralentir. Poursuivre. Reprendre… Trajet réglé autant qu’ouvert à la surprise : d’un projet (abstrait) à son partage (concret).

Un cadeau ? Beau comme la rencontre sur une table de dissection…

3. Gustave Doré, Des-agréments d’un voyage d’agrément, éditions 2024.

Là, c’est tout autre chose… Doré, on connaît — du moins, c’est ce que l’on croit. Singulier ? Oui, sans doute, mais pas plus que ça (se dit-on, car nous pensons tout savoir, avoir déjà tout assimilé de ce passé encore proche dont la mémoire n’a cessé d’être entretenue). Que les Éditions 2024 publient un livre de Gustave Doré, réalisé en 1851 alors qu’il n’a que dix-neuf ans, est, sans doute, sujet d’étonnement. Mais quand on y songe, une fois la surprise passée, on se dit que non… pas tant que ça… 2024 a démarré son activité éditoriale en 2010. C’est donc une très jeune maison d’édition. Elle a publié jusqu’à présent des auteurs, eux aussi au plus trentenaires (on peut parler d’eux et de leurs éditeurs en terme de génération), pour la plupart fraîchement diplômés des Arts Décoratifs de Strasbourg. Un soin maniaque porté à la fabrication des ouvrages qu’ils publient les caractérise. Ils ont clairement formulé le pari de faire apparaître au grand jour, en s’appliquant à trouver le meilleur mode matériel de présentation, des projets, pour le coup singuliers, d’auteurs qui (selon eux — c’est là leur pari) vont vite compter dans le paysage de la bande dessinée (ou de l’illustration). Ce parcours, sans faute à l’heure où le jeune Doré s’inscrit à leur catalogue, est cohérent à plus d’un titre. Alors pourquoi ce brillant auteur du siècle avant-dernier trouve-t-il si aisément sa place dans ce dispositif éditorial ? Eh bien pas seulement parce que les mondes naissants d’une (plus ou moins) nouvelle bande dessinée dans la deuxième décennie du XXIe siècle se devaient de tisser des liens avec cette part du patrimoine qui les concerne. Doré, on ne le sait que trop, a déjà influencé plus d’un auteur des générations précédentes. Mais c’était, pour l’essentiel, le Doré «arrivé» : l’illustre illustrateur de Verne dont tout le monde à en tête au moins quelques images. Ce que révèle avant tout ces Des-agréments d’un voyage d’agrément, c’est le caractère gamin, le côté génie précoce, travaillé — c’est là sa vraie jeunesse — par le présent, même si on sent déjà un fort désir de marquer son temps de son empreinte (donc de prendre une option pour le futur). Ceux qui rêvent de mondes nouveaux peuvent aisément s’identifier à cette jeunesse dont ils peuvent retrouver à volonté la part d’enfance, en lisant ce livre de Gustave Doré, ne serait-ce (et surtout) qu’en entrant, physiquement, dans son dessin déjà très ingénieux, parfaitement au point et pourtant encore malléable, transformable — souple, dynamique. Le futur «conservateur» (oui Doré n’a pas toujours été enflammé par la prospective) est, en 1951, plein de fougue pour tirer profit des forces de son époque — forces antagonistes, bien entendu, comme toujours : 1851 ouvrira aussi bien les portes du pompiérisme que celles de la modernité (c’est par exemple l’année où Gustave Flaubert commence à écrire Madame Bovary).

On ne va pas raconter ici sa vie, mais il faut quand même noter que Gustave Doré est né à Strasbourg, siège des éditions 2024 et ville d’apprentissage, sinon de naissance, de quelques-uns de ses auteurs. Mais le soutien de la ville et de ses musées ne suffit pas à justifier cette publication (une aide conjointe des Musées de la Ville et du Ministère de la Culture a sans doute été nécessaire, mais 2024 a déjà plus d’une fois fait preuve d’un vrai goût du risque : ce n’est pas une maison d’édition, comme il y en a déjà tant, qui attend des aides pour chacune de ses publications). Il y a aussi autre chose de plus viscéral : le désir d’inscrire le travail du jeune Gustave dans le champ des premiers défrichages de ce qui donnera, à force de labours, ce que nous entendons aujourd’hui sous le nom de neuvième art.

Dans le droit fil de Töpffer, l’inventeur de la bande dessinée selon Thierry Groensteen (qui consacre à l’auteur genevois un copieux essai, très fouillé, très utile donc, aux Impressions Nouvelles, où il est d’ailleurs question de notre «génie précoce», entre autres à travers une longue présentation de ces Des-agréments d’un voyage d’agrément) que Doré adolescent s’amuse à redessiner, cet opus de jeunesse offre, dès le milieu du dix-neuvième siècle, un état des possibles de la bande dessinée naissante proprement sidérant. Il n’y a pas encore «tout», mais beaucoup de signes spécifiques, quand même : question découpage, relation texte/dessin, jeu sur la tourne des pages, dynamisme tant sur le plan narratif que sur sa projection en images pas si sages, pleines de trouvailles expressives, etc. La caricature de la bourgeoisie, actes et pensées, surtout quand elle se croit chez elle alors qu’elle envahit le territoire des autres, n’est sans doute plus aujourd’hui ce qui nous attire le plus ; on sourit, on apprécie la débauche d’énergie de l’auteur, mais ça s’arrête là. C’est surtout de son graphisme et de son inventivité formelle dont il faut se réjouir : comme tout cela n’a pris que peu de rides ! Groensteen a eu raison de choisir, en illustration de son livre M. Töpffer invente la bande dessinée, la page 16 de ces Dés-agréménts : «ce que Vestasie Plumet pouvait voir à travers sa lunette» (le couple Plumet, bourgeois sans cervelle, est sujet et objet de cette satire) : planche presque abstraite, six cercles la composent, mettant en évidence diverses observations (ossements, détritus, pas dans la neige, fragments de corps et divers vêtements enneigés, moucheron, nuit tombante, gris-noir, restes carbonisés d’un feu, etc.). On est sidéré par tant d’audace et d’inventivité, de drôlerie et de mystère, qui sent bon le crayonné, autant que sa mise au net… Il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui encore, cela nous parle — et nous fasse parler jusqu’à nous conduire à désirer étouffer la machine à commentaire comme on le fait d’une bougie, la nuit tombée, pour en savourer le frémissant silence.

Dossier de en janvier 2014