Pré Carré

par

L'apparition d'une nouvelle revue dans un paysage critique plutôt dépeuplé ces dernières années est toujours un événement à saluer. C'est d'autant plus le cas lorsque l'objet en question, Pré Carré, se veut aussi exigeant qu'expérimental, aussi riche que radical, aussi incisif qu'intelligent. Alors que le troisième numéro de ce semestriel vient de paraître, l'occasion de découvrir les voix plurielles à l'origine de ce projet singulier.

Xavier Guilbert : La première question qui me vient est celle du nom : «Pré carré». Bon, il y a le format de la revue, mais j’y vois aussi peut-être un écho du site de L.L. de Mars, «Le terrier», et une sorte de résonance avec l’idée de «microcosme» qui est souvent associée à la bande dessinée. Et enfin, peut-être, l’évocation indirecte des tensions que je ressens assez fortement depuis quelques années entre les tenants de diverses «bande dessinée», les anciens contre les modernes, pour résumer bien vite.

Jérôme LeGlatin : Le nom… Je ne sais pas qu’en faire de ce nom. Il claironne en sommet de couverture, apparemment très sûr de lui. Je ne sais pas qu’en faire parce qu’il glisse selon les jours ; les caractères sont massifs mais le sens fluctue. Là, aujourd’hui, je le raccorderais à Sterne et son Tristram Shandy ou à l’Amphigouri de Bertoyas et le Duck Soup des Marx Brothers. Sans doute aussi à cause de cette supposée querelle des anciens et des modernes que tu évoques. Toutes ces guerres de jardinet, où bonnet blanc et blanc bonnet se chamaillent dans le bac-à-sable de l’industrie. Comment faut-il l’entendre ce nom ? De la manière la plus sérieuse, revendicatrice sinon agressive, comme si nous aussi, de là où nous nous trouvons (les deux pieds dedans et la tête ailleurs), nous voulions nous lancer dans la bataille. Et puis, dans le même temps, comme un gigantesque éclat de rire qui renvoie toutes ces histoires de chapelle, de microcosme, de place à occuper et défendre, de pseudo-conflit, aux oubliettes. Pré Carré serait un espace hyper-déterminé, claquemuré, où les déterminations viennent s’échouer. Quelque chose de cet ordre, pour aujourd’hui. Ma réponse sera tout autre demain.

L.L. de Mars : Chacun d’entre nous quatre, à sa manière, porte la frange la plus invisible, la plus déviée — celle à laquelle personne n’accorderait la moindre autorité — de ce champ disciplinaire qu’est la bande dessinée. C’est vrai en tant qu’auteurs. C’est encore plus vrai en tant que théoriciens. C’était très amusant en nommant ainsi la revue — à la fois très ironiquement et très sérieusement — , de déplacer la légitimité à ausculter et définir la bande dessinée du côté des approches les plus minoritaires. Mais je vois ça comme une approche générale, qui nous unit intellectuellement et affectivement tous les quatre, de la minorité. Je ne conçois pas différemment une revue consacrée à la musique, à la poésie. Ce n’est pas une question d’identité sociale — je suis un étranger dans ma propre «famille» — mais de relation au monde.

Dr C : Je n’ai pas vraiment l’impression de faire cette revue dans des tensions avec les composantes d’un éventuel «microcosme» de la bande dessinée. Avec Pré Carré, c’est vraiment très peu un souci, l’état d’un milieu auquel j’appartiendrais, je ne l’interroge pas beaucoup. C’est dans des tensions à la fois plus repliées — avec les rédacteurs de la revue ou d’autres amis –, et plus élargies dans le politique, l’histoire, l’art –, que mes contributions se positionnent. Il n’y a pas de contemporanéité des tensions — sinon celles avec mes amis –, mais une recherche un peu tous azimuts de ce que l’une ou l’autre œuvre rencontrée interroge et renvoie de ma vie concrète, très bêtement, qui ne se borne pas du tout aux bandes dessinées. C’est là qu’elles sont les tensions, d’abord : dans le politique replié et élargi, comment ma vie s’y effectue, dans un aller-retour avec les œuvres, de bande dessinée ou autre.

Julien Meunier : Le nom de la revue renvoie pour moi à l’idée d’un territoire délimité qu’on se construit, qui nous appartient d’abord. C’est quelque chose dont j’ai pu avoir besoin à un moment pour pouvoir écrire sur la bande dessinée, cette idée d’un espace qu’on se serait réservé m’était nécessaire pour que je puisse m’en sentir capable. Mais c’est un nom qui ment d’une certaine manière sur notre projet puisque les frontières de ce lieu sont continuellement en mouvement, et qu’il est fait aussi pour accueillir d’autres collaborateurs, d’autres manières de faire ou de penser. Dans les faits nous sommes attentifs à réinventer et transformer la revue à chaque numéro. Personnellement ça a été décisif pour moi d’imaginer Pré Carré comme un lieu intime et protégé, mais collectivement c’est exactement l’inverse qui se produit. C’est un double mouvement qui me semble important.

Xavier Guilbert : Il y a ce choix de faire une revue qui m’interpelle. Vous êtes un certain nombre, je crois, à être auteurs, et je comprends cet attachement à l’objet — ce qui se traduit dans la forme de la revue elle-même, des couvertures sérigraphiées au choix du papier ou des «illustrations». Mais il y a aussi une certaine réalité du marché de la bande dessinée aujourd’hui, et les expériences passées des différentes revues sur la bande dessinée ont montré leurs limites. C’est donc un risque que vous prenez, mais en même temps, je remarque que vous utilisez le Web (qui aurait pu être un support) comme moyen de vous diffuser (via la commande en ligne) — ce qui semble émerger comme troisième voie aujourd’hui, de plus en plus (je pense à toutes les campagnes de crowdfunding) entre l’édition commercialisée traditionnelle et le gratuit en ligne.

Julien Meunier : Le choix d’une revue papier s’est fait entre autre parce qu’il nous a semblé que ça pouvait accueillir des formes et des durées d’écritures particulières, et inscrire les textes dans un temps différent de celui d’Internet par exemple. On avait tous envie de ça. Le nombre de lecteur est secondaire. Du coup je ne pense pas que nous prenions un quelconque risque, la revue existera tant qu’on aura le désir de la continuer, et l’économie de Pré Carré et si petite que ça nous tient éloigné des questions du marché.

Dr C : Les couvertures sont en linogravure, c’est une technique bien différente de la sérigraphie dont L.L.D.M. parlerait mieux que moi.
Pour le comité éditorial (Jérôme LeGlatin, L.L. de Mars, Julien Meunier et moi), nous sommes tous auteurs, et trois dessinateurs sur quatre. Pour les contributeurs, le seul fait qu’ils écrivent pour Pré Carré les constitue comme auteurs, puisqu’ils font œuvre pour chaque texte publié, chaque participation, jusqu’ici j’en suis convaincu.
Les choix techniques, esthétiques, je les crois guidés autant par un souci économique que par une forme d’éthique — la monstration de ce que l’on ne peut déplacer du papier, de ce qu’il peut faire qu’on ne restituera ailleurs que tout autrement. Pas dans une position réactionnaire par rapport aux «nouvelles technologies », juste continuer à creuser le possible du papier.

L.L. de Mars : Les couvertures gravées, c’est beaucoup moins rock’n’roll que la sérigraphie, c’est mon côté mémère. Pour le marché, disons que je m’en fous. Je ne vis pas dedans, ses paramètres ne me concernent pas. Ils ont sûrement de l’effet sur des vies. Sur la mienne, aucun. Quand tu es vraiment pauvre, ça ne fait plus aucune différence que ce soit «la crise» ou pas. Traquer le papier de récupération est le même travail en 2014 qu’en 1988. L’économie de Pré Carré ? La revue se vend bien au-delà de nos espérances, tant mieux. Mais si elle ne se vendait qu’à cinquante exemplaires, ça ne changerait rien au soin que nous mettons à la concevoir, au temps que nous mettons à écrire, à nos choix d’objets de réflexion. Les expériences de chaque revue sont difficilement comparables : je ne crois pas trahir les copains en disant que nous ne nous sentons proches d’aucune revue ayant existé, du moins de revue consacrée à la bande dessinée. Je me sens évidemment proche de la revue Enculer ; je passe juste à un autre champ d’investigations, mais la méthode est pour moi très semblable : soumettre les outils théoriques aux mêmes exigences expérimentales que leurs objets, de même que la revue elle-même comme machine de production et de représentation. Je me sens proche, également, de la revue Traverses pour beaucoup de choses.
Sinon, le web comme surface de vente, c’est vraiment par défaut. La diffusion en librairie n’est pas adaptée à notre fonctionnement. Nous voulions quelque chose de simplifié au maximum en termes d’économie générale de la revue, pour que ce ne soit jamais du temps perdu pour écrire, pour dessiner, travailler.

Jérôme LeGlatin : Il n’y a aucun risque financier à ce qu’on fait. La durée de vie de la revue, qui manque de s’éteindre à chaque numéro, est régie par de tout autres facteurs, humains, intellectuels, pulsionnels. On peut durer cent ans (sinon incident biologique), et il n’est pas dit que le numéro 4 paraisse puisqu’il n’est pas fait. La loi du marché, ses impératifs, ne nous concernent pas à ce niveau. Nous aurions été conduits sinon à d’autres choix, bien plus rationnels. Pour autant, mouvement parallèle, les tensions internes peuvent être vives autour de certains points (ainsi la question de la diffusion), signe que le problème se pose, inlassablement, que nous ne sommes pas aveugles, loin s’en faut, à ce qui cherche à s’imposer à nous, dans nos gestes, nos pratiques. Nous n’ignorons pas l’existence de ces contraintes, nous y sommes très attentifs, et nous y apportons, sans que cela en soit le but premier, une réponse : tirage papier, diffusion réduite, exigence critique, position politique, etc., toute une économie du désir, aussi féroce que paisible.

Xavier Guilbert : Avec la revue, il y a la question de la périodicité, coincée entre deux risques : d’une part, la «dictature de l’actualité», et de l’autre, les contraintes du nombre de pages à remplir (dans les deux sens : obligation de remplir, mais aussi besoin d’écourter certaines contributions).

L.L. de Mars : L’actualité, moi, je m’en fous complètement. Je n’y suis assujetti par rien, ni en tant que lecteur, ni en tant qu’auteur. Je lis ce qui s’impose à moi par sa puissance, quelle que soit l’époque à laquelle tel roman, tel essai, telle bande dessinée ont été publiés. Son actualité n’est que mon actualité : je veux dire par là que l’actualité se fonde en raison et en goût dans le tissu des investigations. En ce moment, Hugues de Saint Victor est d’actualité. Les Opuscules spirituels n’ont pas été publiés depuis 1969.
La plupart des choses qui sortent aujourd’hui sentent déjà tellement le caveau que cette question de l’actualité est juste risible si elle est posée en terme de temporalité éditoriale. Et comme auteur, il suffit de me lire pour voir avec quoi je travaille ; Antelami et Delphine Duprat sont, au même titre, mes contemporains. Guillaume d’Ockham et Thomas Golsenne également. Ce n’est pas l’actualité de Florian Huet qui nous l’a fait inviter, c’est sa modernité.
La périodicité de la revue est un problème de tension ; garder la tension (une forme d’ivresse), et ne pas se laisser dévorer par elle (une forme d’angoisse). C’est délicat. Pour la quantité de pages, c’est vrai que c’est un problème de devoir écourter certains textes, de s’imposer un limite, même si nous plaçons cette limite très nettement au-dessus de n’importe quel périodique (35 000 signes, à partir du numéro 4, parce que des textes bien plus longs ont déjà été publiés et que ça a rendu à chaque fois les choses assez compliquées). Quant à l’épreuve d’écrire régulièrement, c’est une autre histoire, que je tais.

Dr C : Cela peut faire l’objet d’échanges entre nous mais il a été évoqué que tout pouvait changer dans la revue, sauf sa pagination. Je trouve ça intéressant, cette contrainte qu’il ne peut y avoir augmentation ou réduction du nombre de pages d’un numéro à l’autre — ce que font souvent les revues en fonction des contributions qu’elles reçoivent. Ou alors les périodiques limitent le nombre de caractères, mais ça tourne à 5 000 par article, billet, chronique, guère plus. En tout cas par rapport à la densité des textes reçus pour ce numéro, ça a impliqué un gros travail de maquette, pour trouver un équilibre très fragile des espaces pour les écritures. Dans ce troisième en particulier, avec le même format et le même nombre de pages, les mêmes contributeurs en majorité pour les écritures, on se retrouve pourtant face à un monstre qui s’est presque entièrement reconfiguré d’un numéro à l’autre.

Jérôme LeGlatin : La dictature de l’actualité, je la subis parfois. Elle vient se raccorder à la dictature de la paresse et des peurs, pour me replier sur le petit ici et maintenant du rien, à attiser la petite envie de me fondre dans le vaste bain communicationnel et d’y disparaître, de discuter très sérieusement, par exemple, de l’intérêt d’une reprise du produit Blake et Mortimer par X ou X’ ou X » et puis de mourir pour de bon en cette discussion. Il suffit, pour se dégager du piège à glu, d’aller visiter — ou découvrir — quelqu’un de proche, où qu’il se trouve. Ainsi, pour rester dans le champ de la bande dessinée, les morts pas morts que sont Lynd Ward, Jean-Claude Forest, Harvey Kurtzman, ou bien les échappées foudroyantes produites à cet instant même par J-M Bertoyas, Olivier Schrauwen, François de Jonge, Thomas Gosselin, Tim Danko, Ronald Grandpey, François Henninger, tant d’autres… Devant de telles intensités, jaillissant en n’importe quel point du temps et de l’espace, j’avoue ne plus rien comprendre à la notion d’actualité (sinon comme dictature, effectivement). Les siècles, les périodes, une certaine Histoire de l’art, l’idée de progrès qu’elle instaure et les catégories qu’elle impose, sont autant de leurres, parcours fléché sous régime marchand, destiné à prévenir les liaisons atemporelles, les influx imprévus, tout ce qui ressort de l’inattendu et échappe aux mots d’ordre, au bon sens et à la tête de gondole. Papier et écriture, en lesquels Pré Carré s’incarne, sont un bon moyen (parmi d’autres), un faisceau de contraintes adéquat, pour relever ces mouvements hétérogènes et travailler avec eux, avec tout ce qu’ils travaillent aussi en nous. Pré Carré se remplit, sans aucune obligation ni difficulté, de cet élan.

Xavier Guilbert : Jérôme a évoqué des tensions internes, et Dr C mentionne que l’on retrouve en majorité les mêmes contributeurs. Justement, comment cette petite équipe s’est-elle cristallisée autour de ce projet ? Comment fonctionnez-vous (puisqu’il me semble que vous êtes géographiquement assez distants), notamment lorsque émergent ces tensions ?

L.L. de Mars : Nos amitiés sont se formées de nos goûts communs, d’affinités théoriques, de choix politiques. Ce sont des rencontres adultes, guidées par des harmoniques mais également par l’attrait de singularités inattendues ; nous nous sommes lus mutuellement avant de nous rencontrer dans la chair. Évidemment, ça ne suffit pas : ce sont les rails, pas la machine. La machine, comme toutes les machines amicales, est singulière, irréductible, et également fragile. Écrire ensemble nous brusque. Je suis moi-même brutal, et une brutalité qui reste de l’ordre du jeu dans les rapports amicaux risque de retrouver toute sa grave violence dans un cadre de travail. Travailler à distance rend les choses plus délicates encore, le courrier n’étant jamais rattrapé par les silences rassurants et les gestes qui font la vie incarnée ; il ne reste de la parole presque que de la fonction, quelle que soit notre attention à la clarté.

Jérôme LeGlatin : Nos rapports amicaux sont d’activité, suite de gestes entremêlant tout ce qui nous sépare et tout ce qui nous relie. Tension perpétuelle, c’est la petite soupe interne, ça importe peu ici, en ces lignes. Ce qui compte est le numéro suivant de Pré Carré, ce qu’il va faire émerger, les surprises qu’ils nous réservent. Je ne fonctionne pas autrement.

Julien Meunier : La revue s’est créée sur un élan collectif, assez rapidement. Il me semble qu’un terrain d’entente a été trouvé immédiatement, sans que ce soit nécessairement formulé ou discuté, sur ce qu’allait être la revue et le pourquoi de son existence. L’urgence a surtout été d’écrire, que le premier numéro naisse, que ça prenne forme rapidement. A partir de là, des questions apparaissent à chaque numéro, il nous faut régler des problèmes qu’on n’avait pas soulevés au départ dans la forme et le contenu de la revue. Les tensions qui peuvent surgir sont souvent l’occasion de formuler ce qui n’a pas été décidé, ça permet aussi de faire apparaître entre nous les divergences, les point de désaccords, qui sont nécessaires mais qu’il avait peut-être fallu mettre de côté initialement, pour pouvoir amorcer le mouvement. Du coup ça me frappe aujourd’hui de voir combien la revue est homogène, fait un tout solide, alors qu’à chaque numéro ça vacille de tous les côtés et que ça risque l’implosion régulièrement.

Dr C : Ce qui constitue Pré Carré ce sont des rencontres avec des écritures atypiques, qui inventent des positions, et ouvrent je l’espère d’autres façons de concevoir théorie et pratique de la bande dessinée. L.L. de Mars écrit depuis des années, à partir d’autres pratiques que la bande dessinée, je suis depuis longtemps lecteur de ses collectifs et revues précédents (La parole vaine, Enculer, etc.), et par contamination de diverses revues littéraires et poétiques (Acéphale, Tel Quel, TXT, Fusées, pour celles qui me viennent de mémoire). Jérôme LeGlatin a aussi une écriture très singulière sur la bande dessinée, publiée ailleurs, et Julien Meunier a produit de nombreux textes sur internet avant Pré Carré. Ces rencontres qui passent par les lectures des uns des autres se cristallisent autour du faire de la revue, une fois qu’on y est on ne peut plus y échapper. Il y a une date-butoir et un texte à produire, puis un numéro à composer à partir de cette matière…
Sur les tensions il faut aussi entendre que c’est à la fois une plaie et le moteur nécessaire pour faire une telle revue vers personne, ou presque. Les textes se produisent dans ces tensions, sans elles existeraient-ils seulement ?

Xavier Guilbert : Cette «stabilité» des contributeurs n’est-elle pas un risque, à terme, de tourner en rond dans ce Pré Carré ? Ou peut-être également de le fermer à d’autres contributions, qui ne sauraient y trouver leur place ? Ou peut-être, plus prosaïquement, serait-ce simplement le constat un peu triste qu’il n’existe finalement pas tant de plumes que ça capables de tenir un discours qui vous intéresse ?
J’écris cela, et en même temps vous invitez des auteurs à partager autour de leur pratique, ce qui prouve que ce n’est peut-être pas le cas — juste le manque d’occasion, peut-être. Mais cela pose alors la question de savoir s’il peut y avoir, aujourd’hui, un discours un peu construit autour de la bande dessinée qui ne soit pas issu de ceux qui la font par ailleurs. Comme s’il n’existait que bien peu de critiques purs, mais des praticiens-théoriciens-critiques.

Jérôme LeGlatin : Évoquer la «stabilité» de certains contributeurs ne dit rien des zones d’instabilité qu’ils travaillent à dégager. Pré Carré se construit en ce moment-même, en une multiplicité de langues, de propositions, d’expériences. Un texte au scalpel de Dr C, une dérive attentive de Julien Meunier, la poétique de Jean-François Savang, Pascal Matthey témoignant de son travail sur 978… Les propositions abondent et les risques d’enfermement me paraissent des plus réduits ; critique et théorie de bandes dessinées composent un champ virtuel immense sinon infini, aussi excitant que peu arpenté (la floraison des signatures universitaires fascinées de concert par Alan Moore ou Chris Ware ne suffisant pas à me convaincre du contraire, loin s’en faut). L’activité critique telle que nous l’envisageons aujourd’hui (c’est-à-dire tel que chaque nouveau numéro de Pré Carré nous la révèle, et nous incite à la prolonger, la déborder, en une nouvelle parution, un nouveau mouvement), les bandes dessinées nombreuses qui aiguisent nos sens, et notre positionnement éditorial (économique, politique) nous protègent de toute sclérose. En la matière, le CV ou la pureté professionnelle supposée de quiconque importe peu. Seuls comptent les textes et ce qu’ils produisent, tentent, inventent, d’où qu’ils viennent.

L.L. de Mars : Bah, pourquoi y aurait-il plus de risque de tourner en rond à quatre que seul ? J’ai l’orgueil de croire que mon travail continue à surprendre les plus habitués de mes lecteurs lorsque je travaille seul à des livres ou à d’autres choses, il n’y a aucune raison pour que j’abandonne mon goût pour l’expérience et la dérégulation dans un travail collectif. Je sais bien que c’est l’usage, mais ce n’est pas parce qu’on travaille seul qu’on est obligé de filer le bégaiement de sa première idée juvénile en guise d’œuvre d’une vie ; alors à quatre, hein ! On peut même se réveiller mutuellement quand on s’endort ! Même si nous ne restions vraiment que tous les quatre, il y a encore tellement de choses à inventer devant les perspectives que nous nous sommes données, qu’il n’y aurait pas grand-chose à craindre d’un ronronnement. La revue crèvera bien avant ! Et nous ne restons, de toute façon, pas seuls : la revue agrège déjà de nouveaux rédacteurs, certains textes sont en train de s’achever pour le numéro quatre que nous attendons avec impatience. Parmi leurs rédacteurs, aucun ne fait de bande dessinée. «En être» ou pas, ça n’enlève ni n’ajoute aucune légitimité ; le souffle est aussi bien une notion de théologien, de pneumologue ou de jazzman. Aucun des trois n’exerce là-dessus un empire total.
Après ça, bien entendu, il y a tout ce qui nous excite vraiment, ce que nous avons envie de faire lire, les angles théoriques et critiques qui nous enthousiasment. Et ce qui est vrai pour les bandes dessinées l’est aussi pour la théorie, je dois bien l’avouer : très peu de choses. Il y a pour ma part des pans entiers de l’analyse et de la critique qui m’intéressent autant que les poils frisant à mes narines ; la sémiotique est aussi utile à une théorie de la bande dessinée que la physiognomonie à des études de médecine, et pour les mêmes raisons. Je te laisse deviner lesquelles. D’autres traquent partout des échos de ce qu’ils pensent être la bande dessinée entre les codex aztèques et la tapisserie de Bayeux, sans doute à la recherche d’une maman présentable. Pauvres Aztèques, pauvre tapisserie de Bayeux, pauvre bande dessinée… La plus grande partie des actuels théoriciens de la bande dessinée sont devant elle comme les entomologistes auxquels Fabre devait se confronter : des taxonomistes qui n’en finissent pas de faire des inventaires. Et les nôtres sont plus pathétiques encore : ils observent des cadavres avec les instruments de mesure fauchés dans le labo d’à côté au lieu d’inventer les instruments adaptés à leur objet.

Julien Meunier : Pour imaginer tourner en rond dans Pré Carré, il faudrait qu’on ait un truc stable autour duquel tourner. Il faudrait d’abord imaginer qu’on ait une idée préconçue et finie des territoires explorés et des perspectives ouvertes par la revue, sur lesquels on pourrait bégayer une fois bien parcourus. Ors aujourd’hui je suis surpris à chaque texte, et je n’ai aucune idée de ceux à venir. Je ne sais pas bien ce qu’on construit, ni où ça va, et il n’y a rien de stable là-dedans. Et puis on cherche à inventer aussi au niveau des outils critiques ou analytiques, à trouver des formes d’études en bande dessinée, par la bande dessinée (les rubriques Palimpseste ou Planche sur planche par exemple, qui sont des endroits éminemment instables de la revue). Pour ce numéro 3 on essaye aussi une nouvelle rubrique, Moins la main. Tout ça est expérimental, ça se cherche, ce n’est pas une revue confortable. Que certains noms reviennent d’un numéro à l’autre n’enlève rien aux singularités qui travaillent chaque contribution.

Dr C : Le problème qui se pose est de produire ou de trouver des écritures qui ne soient pas trop institutionnelles. Mais expérimentales, de recherches, portant un certain seuil d’insavoir. Ce qui exclut deux modalités de l’écriture sur la bande dessinée : la journalistique et l’universitaire, plus largement d’expert sur la bande dessinée. À partir de là c’est vrai que c’est difficile. Parce que ce sont les écritures majoritaires et écrasantes. Il y a la modalité d’inviter des écritures tournées vers d’autres horizons que la bande dessinée, ce que nous avons déjà fait avec Jean-François Savang, et il y a d’autres invitations. Il y a aussi la modalité de trouver sur internet ce genre d’écritures, par des rencontres imprédictibles. Par exemple j’ai pu trouver un vif intérêt à la lecture des chroniques de Cathia Engelbach sur son blog À chacun sa lettre, tant il y a du poétique sauvage qui s’y déploie. Mais je vois aussi les limites de ce travail pour le moment, je le trouve trop flottant, sans position suffisamment affirmée.
Lorsque je mentionne les mêmes contributeurs, autant je pense important d’inviter pour chaque numéro d’autres rédacteurs (en ajoutant Guillaume Massart et Aurélien Leif aux membres du comité éditorial pour les contributeurs réguliers), autant pour ce troisième numéro, ce que je craignais de répétitif par rapport au numéro deux, que ça patine, bégaie, s’affaiblisse, etc., eh bien toutes mes craintes ont été balayées par les textes que nous publions, par ce qu’ils composent ensemble.

Xavier Guilbert : Vous disiez que la revue se vendait «bien au-delà de vos espérances.» Cela rajoute-t-il des contraintes, des pressions particulières ? Cela implique-t-il des retirages, ou choisirez-vous, à terme, l’option de laisser les numéros s’épuiser, suivant une forme de vie (et mort) naturelle ?

Julien Meunier : C’est L.L. de Mars qui fait les linogravures et qui assemble les numéros. Ça demande énormément de travail, et c’est pour cette raison que les numéros peuvent s’épuiser. On fait des retirages principalement en fonction des limites physique de L.L.

Dr C : Pour ces questions je ne suis pas décisionnaire. Faire partie du comité éditorial n’implique pas la maîtrise des tirages de la revue et je n’ai qu’une faible part à sa diffusion, c’est L.L. de Mars qui s’occupe de tout ça. Écrire les textes, faire des planches, des dessins, accepter ou refuser les contributions, dessiner intersubjectivement les contours et les frontières de Pré Carré, voilà ce qui m’occupe déjà beaucoup.

L.L. de Mars : Pour l’instant, nous retirons. Mais je pense que ce n’est pas plus mal de fixer une limite, histoire de ne pas passer son temps sur les mêmes choses. J’ai plus ou moins arbitrairement décidé de ne pas retirer au-delà de 250, les copains ont l’air d’accord là-dessus. Comprenons-nous bien : quand je dis «au-delà de nos espérances», c’est relativement à ce que nous pouvions imaginer de l’intérêt suscité par un tel travail. Nous savons notre milieu (celui des lecteurs et des dessinateurs de bande dessinée) étriqué, conservateur, culturellement autocentré, paresseux et violemment anti-intellectuel. Il faut bien se mettre en tête que c’est un étrange environnement où l’on tire paradoxalement un sentiment de supériorité de son incurie : ne rien comprendre à une chose la met invariablement en cause elle, jamais le zozo qui bute dessus. Nous pensions donc intéresser cinquante personnes ; et si nous n’avions atteint que ce dérisoire nombre d’acheteurs (je dis acheteurs ici et non lecteurs car acheter ne signifie pas forcément lire), j’aurais estimé que nous avions atteint notre but. Mais j’ai été surpris par l’engouement pour notre travail. Je n’y vois aucune contrainte supplémentaire, mais un encouragement à continuer à travailler avec autant d’opiniâtreté et de rigueur dans cette voie.

Xavier Guilbert : Quelles perspectives pour le numéro 4 ? Pas de fléchissement de votre côté, alors que l’on passe plus un moins un cycle — avec une année révolue entre le numéro 1 et le numéro 3, temps sur lequel s’épuisent parfois les enthousiasmes (et le parallèle avec l’Eprouvette de l’Association, sabordée volontairement après un parcours en trois temps) ?

Dr C : Écrire sur les bandes dessinées dans une situation — des situations — politique est une activité qui relève pour moi d’une forme de nécessité. On peut appeler cela enthousiasme. Je suis de toute façon lecteur de théorie et de critique des bandes dessinées. Bananas, Critix, du9, Comix Club, Neuvième art ou l’Éprouvette, etc. sont des revues qui ont compté dans ma vie de lecteur. Maintenant les traces qu’elles ont pu laisser n’imposent ni leur imitation ni leur ressemblance, bien au contraire. Faire Pré Carré implique de proposer autre chose que ce que ces revues accomplissent ou ont accompli. Les cycles sont à inventer.

L.L. de Mars : Pour ma part, pas de fléchissement dans le travail éditorial, parce qu’il y a des choses qui me donnent envie d’écrire, de travailler dessus. Il y a encore à inventer, également, dans les formes mêmes de nos machines théoriques, la place que le dessin y prend, tout ce qui peut devenir par la suite de nouvelles rubriques. Pour la durée de la revue, nous avons choisi de ne rien anticiper. Nous nous sommes dit au départ : un numéro, c’est formidable si nous le menons au bout, allons-y. On verra bien après. Et ce sera, je pense, toujours notre façon de faire les choses. Tant que nous trouverons ça stimulant intellectuellement, tant que ça ne mettra pas en danger nos rapports amicaux, tant que ça ne dévorera pas le reste de nos activités, tant que nous y trouverons de la joie, alors nous nous dirons : un numéro de plus, c’est formidable si nous le menons au bout. Allons-y. Du coup, oui, ça peut s’arrêter à n’importe quel moment, nous verrons bien. Nous avons décidé de ne nous mettre aucun impératif supplémentaire à celui d’écrire pour le numéro qui vient.

Julien Meunier : Aucun épuisement pour l’instant, j’ai plutôt l’impression que la revue continue de naître, que des choses doivent encore bouger, d’autres idées sont à inventer. Tant qu’il y a du mouvement il n’y a pas de raison que ça se termine. J’ai aussi en tête que mon écriture se cherche encore, que tout est très jeune en fait. En tout cas j’ai vraiment l’impression que ce n’est qu’un tout début.
Et puis on se disait avec Jérôme qu’on ne faisait pas ça pour arrêter rapidement, qu’on avait envie que ça dure, qu’il y ait un trajet accompli et qu’il soit conséquent, que ça existe vraiment. Il me faudrait encore un certain nombre de numéros avant de penser à arrêter.

Jérôme LeGlatin : En ce qui concerne spécifiquement le travail d’écriture, mon texte sur Suehiro Maruo publié dans le dernier numéro participe, entre autre chose, d’une réaction au texte écrit précédemment sur Chester Brown, à la position dans laquelle ce texte me plaçait, à ce qu’il avait conformé en moi et en la langue, et risquait de vouloir faire perdurer. En voulant m’y soustraire, je découvre être de nouveau tombé dans une sorte de nasse (et la langue et la pensée avec) dont il faut se dégager. Chaque texte, une fois abouti, se révèle aussi être une menace (quelque chose du geste, irrémédiablement, s’y est figé, et pour ma part je ne vois plus que ça). Ce n’est pas tant un combat qu’une danse, aussi volontaire qu’hasardeuse et tâtonnante. Jean-Claude Forest et la pourriture du corps académique, les trouées chez Tsutomu Nihei, le Outside Over There de Maurice Sendak (et le sortir à reculons d’Ida) me travaillent en ce moment. Peut-être essaierai-je d’aller voir ce qui s’y passe, ce qui peut s’y produire. Tout ça débute à peine. Tout le reste est à l’avenant, fragile et excitant.

Xavier Guilbert : Et pour conclure, peut-être, une question qui revient sur l’idée de «pré carré» avec laquelle s’est ouvert cet échange… avez-vous le sentiment (au vu des échos et des retours que vous avez pu recueillir autour de ces premiers numéros) de dépasser justement les frontières établies, de faire remuer un peu les choses au-delà du «pré carré» que représenteraient, en quelque sorte, les gens qui partagent avec vous une certaine communauté de pensée, et qui seraient d’emblée plus ou moins acquis à votre cause ?

L.L. de Mars : Tu sais, cette revue est déjà très hétérogène dans sa composition : y participent des rédacteurs d’une grande diversité disciplinaire, et ça va continuer à s’ouvrir au prochain numéro. Mais même dans ses plis, il serait assez difficile d’y trouver des créatures d’un seul bloc, d’un seul territoire, d’une seule fratrie. J’ai pour ma part vécu plus intensément que dans le milieu de la bande dessinée (pour peu que ces réductions veuillent vraiment dire quelque chose) dans ceux de la poésie sonore, des revues littéraires, de la musique contemporaine et de l’art contemporain ; et je continue à traverser ces cercles, à y avoir des amis, des activités, à y poursuivre parfois certains travaux en cours. Il y a aussi le champ politique auquel je me sens appartenir qui prend une large part dans ma façon de composer ma vie et mon travail. Ces territoires dans lesquels se prend ma vie contaminent ce que j’y fais, notamment la revue à laquelle je participe. Des amis qu’on dira rapidement (parce qu’ils sont bien plus que ça, évidemment) philosophes, artistes, musiciens, historiens d’art, écrivains, nous rejoignent, nous rejoindront aussi longtemps que l’expérience se poursuivra. Ceci pour te dire que d’emblée, par tous ces aspects mêmes, cette revue excédait largement la géographie de notre petit monde pris dans le petit monde de la bande dessinée. Elle s’est promenée ailleurs depuis son premier numéro.

Jérôme LeGlatin : Aucune communauté définie que je connaisse ou reconnaisse a priori, et dont Pré Carré viendrait claironner l’existence. Aucun cercle d’âmes sœurs acquises à une cause dont j’ignore tout. Le collectif me délie, s’il en était besoin, de tout fantasme fusionnel. Il y a des occasions de rapprochement momentané, d’articulations provisoires dont la revue témoigne. On découvrira peut-être, à la toute fin, une fois l’affaire bouclée, une communauté éphémère qu’aura inventée Pré Carré, une communauté dont la revue aura aussi bien signé l’émergence que l’extinction. Pour l’instant je n’en sais rien, je n’y pense pas. Paradoxalement peut-être, la revue, ce qu’elle demande, les travaux qu’elle rassemble, me font bien plus considérer la solitude et la singularité, actualisée ou pas, empêtrée ou fulgurante, de tout être humain et de ce qui peut, à partir de là, surgir comme mode de liaisons, mouvements partagés, etc. et s’ensuivre.

Julien Meunier : De mon côté, je n’ai aucune idée de qui serait acquis à notre cause ni même de qui lit cette revue (je dois connaitre le nom d’une dizaine de nos lecteurs, mes parents inclus). Certaines personnes, dont j’avais anticipé un possible intérêt pour Pré Carré, l’ont rejeté sèchement, d’autres m’ont vraiment surpris et se sont montrés très enthousiastes. J’imagine que cette revue s’adresse à des lecteurs curieux, et au fond ça déplace pas mal les conceptions qu’on peut se faire des frontières établies dont tu parles.

Dr C : J’échange très peu sur les textes que j’écris. Je n’ai jamais parlé avec François Henninger, ni avant ni après avoir écrit sur son travail. J’échange avec Yann Tréhin mais je le faisais avant de faire la revue, etc. Il n’y a pas de communauté de pensée, il y a des communautés d’action et des affinités de pensées. Je pense solitairement dans un rapport au collectif qui passe par les œuvres, par les tensions non dialectiques avec mes amis proches, beaucoup moins par ce que serait l’état d’un milieu ou d’une communauté sociale, son consensus. Les devenirs des textes publiés nous échappent entièrement. J’espère que les lecteurs de Pré Carré sortiront le plus possible du cadre social de la bande dessinée dite alternative, j’essaie de faire en sorte de ce soit le cas dès que j’en ai l’occasion.

[Entretien réalisé par email entre le 10 avril et le 10 mai 2014]

Entretien par en mai 2014