Traduire Krazy Kat

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L'action se situe dans le comté de Coconino en Arizona. Enfin, pas tout à fait le vrai comté de Coconino. C'est l'histoire d'un chat déclarant son amour à une souris; en retour, elle lui jette des briques à la figure. Krazy Kat est un monument de la culture populaire.

Elue « meilleure bande dessinée du vingtième siècle » par le Comics Journal, l’œuvre poétique et nonsensique de George Herriman reste méconnue en France. Parce qu’on la considère intraduisible, peut-être aussi par manque de matière cohérente puisque l’archivage des publications est resté longtemps dispersé, les éditeurs d’ici ont tourné autour sans savoir trop quoi faire, jusqu’à ce que Les Rêveurs s’en emparent enfin — plus de vingt ans après les ultimes tentatives de Futuropolis. Dans l’intervalle, des verrous ont sauté : Fantagraphics a publié l’intégralité des fameuses « pages du dimanche » à l’initiative du collectionneur Bill Blackbeard. Les Rêveurs s’appuieront sur ces travaux, ne reste plus qu’à surmonter l’écueil de la traduction : la tâche incombe à Marc Voline.

Gilles Suchey : Comment s’est construit le projet ?

Marc Voline : Travailler sur la traduction de Krazy Kat est une vieille envie personnelle. J’en avais discuté avec Jean-Louis Gauthey de Cornélius mais on ne savait pas vraiment quoi faire. Moi, j’aurais bien travaillé sur une tranche chronologique puisqu’il n’y avait eu jusque là que des anthologies… Le temps qu’on réfléchisse, le projet est resté au point mort. Un jour, Jean-Louis me dit « tiens, j’ai donné tes coordonnées aux Rêveurs parce qu’ils veulent faire Krazy Kat ». Les choses se sont débloquées petit à petit, et j’ai pu me mettre au travail après un essai de traduction qu’ils ont jugé concluant. Les Rêveurs avaient passé un bon accord avec Fantagraphics : ils pouvaient reprendre tous leurs fichiers numériques, aussi choisir ce qui les intéressait dans l’appareil critique, les préfaces etc. Le premier volume, publié en 2000, recueille les publications des années 1925 et 1926. Rien n’aurait été possible sans le travail hallucinant du défunt Bill Blackbeard, qui a sauvé des collections entières de journaux pour reconstituer petit à petit l’histoire de Krazy…

GS : Il faut bien souligner que la réédition ne se fait pas à partir des planches originales mais de vieux journaux conservés ici et là, et c’est le cas d’autres grandes œuvres, comme Little Nemo

MV : Oui, même si certaines planches ont été obtenues auprès de collectionneurs, il s’agit avant tout de collections de journaux. C’est l’opportunité des recherches qui a imposé à Fantagraphics de commencer par l’année 1925 alors que la publication de Krazy Kat s’étale de 1910 à 1944[1]. Les Rêveurs ont ainsi eu accès aux fichiers relatifs aux vingt dernières années de Herriman. Le projet est pour l’instant de faire quatre volumes reprenant cinq années chacun. Après, on verra…

GS : Les maquettes réalisées par Chris Ware, et en particulier les couvertures, seront-elles conservées par Les Rêveurs ?

MV : La direction artistique et les maquettes, c’est le grand plaisir de Manu Larcenet[2]. C’est lui qui réalisera donc les couvertures.

GS : Pourquoi les éditeurs français s’impliquant dans le patrimonial ne se sont-ils jamais intéressés à ce projet depuis la fin de Futuropolis[3]. Pourquoi Cornélius n’a-t-il pas insisté ?

MV : Je ne sais pas, Jean-Louis ne me l’a jamais dit, mais je crois qu’il était dans l’incertitude, il ne savait pas sur quelle forme s’engager… Sinon pour la plupart, Krazy Kat c’est le mythe, c’est la réputation d’impossibilité de traduction, une montagne à gravir…

GS : Le b.a.-ba du traducteur explique qu’on doit s’effacer derrière l’ouvrage, que les deux principaux écueils sont l’excès de littéralisme et l’infidélité. Comment arrive-t-on à jongler avec ces paramètres quand on est confronté à une œuvre aussi délicate à traiter ? Quel choix stylistique, quand la langue n’est pas clairement définie ?

MV : Traduire le texte des personnages secondaires de Coconino ne présente pas de difficulté majeure, Herriman reste sur la parodie du langage fleuri élisabéthain ou plus récent, dickensien… Les problèmes se concentrent sur la langue de Krazy. Il y a aussi le souci de lisibilité. J’ai l’impression que le rendu complètement phonétique n’est pas évident à traduire en français. Pendant un moment, je me suis intéressé à ce qu’ont fait des gens comme Dubuffet en poésie. Dans le cadre du Collège de ‘Pataphysique, Dubuffet a réalisé des poèmes très phonétiques.

GS : C’est plus une histoire de rythme et de sonorité que de texte ?

MV : Oui, c’est une histoire de sonorité, c’est aussi montrer que Krazy Kat dit un mot pour un autre, mais quand tu traduis un groupe de mots par un autre il faut que le lecteur comprenne, ce sont des tâtonnements, c’est sûr que la version française sera beaucoup plus soft de ce côté là que la version originale.

GS : Quelle est la langue parlée par Krazy Kat ?

MV : Outre l’aspect phonétique et la confusion des mots, il y a l’argot. Herriman est originaire de la Nouvelle Orléans, il a ensuite travaillé à New York. Or le dialecte new-yorkais qu’on appelle le « brooklynese », et le « yat » qui vient lui de la Nouvelle Orléans, ont pas mal de points communs. On a là des régions côtières avec des ports, et l’accent irlandais est une grosse composante des deux. Krazy Kat s’exprime dans un mélange d’irlandais, de yiddish, de créole louisianais… Il y a aussi du français, surtout au début. Le français était d’ailleurs la première langue de George Herriman, à en croire son biographe Michael Tisserand — ça le rapproche du traducteur ! Ensuite, il y a forcément de l’espagnol vu que ça se passe dans le désert de l’Arizona. Et de l’allemand. Enfin il y a un peu de tout, et petit à petit, ce mélange devient la langue à part de Krazy, il en fait quelque chose vraiment à lui.

GS : Les livres de Fantagraphics ont été adaptés en italien et c’est une langue que tu traduis régulièrement. Est-ce que tu t’es intéressé à ces transcriptions ?

MV : J’étais très curieux, oui, et j’ai acheté ces volumes. En fait, la publication italienne de Krazy Kat a vraiment démarré en 1965 dans Linus. Le parti-pris des traducteurs de l’époque est à peu près le même que celui de leur homologue français un peu plus tard dans Charlie mensuel… Michel Perez fait zozoter Krazy. Eux utilisent un truc qui est peut-être plus rare en italien que le zozotement en français, c’est la « erre moscia » : certaines personnes n’arrivent pas à rouler les r et disent en quelque sorte des v à la place. Ça fait très bizarre. En tout cas, il n’y a pas là de vrai travail sur la langue, et il n’y en a pas non plus en français dans les premières traductions si on excepte les allitérations, parce que ce n’est pas le plus compliqué à faire. Ajoutons que le zozotement n’est pas anodin, que la connotation sexuelle est évidente avec la tentation de faire de Krazy Kat une grande folle, ce qui n’est pas terrible : Krazy Kat n’est pas une grande folle, il est de genre indéterminé…
Alors j’ai essayé de faire un travail sur le langage, mais il y a toujours la déception de ne pouvoir rigoureusement restituer l’intention. Ce n’est pas possible et ce serait incompréhensible… L’idée est plutôt de donner envie au lecteur de se rapprocher de la version originale. De lui proposer un texte satisfaisant qui l’incitera à aller plus loin, parce que Krazy Kat fait partie de ces grandes œuvres qui méritent vraiment qu’on les lise en version originale.

GS : Tu évoquais le genre de Krazy Kat…

MV : Il faut parler de Gilbert Seldes, un critique branché des années vingt très important historiquement, qui en 1922 écrit un article dans Vanity Fair où il parle de Krazy Kat en termes pour le moins élogieux. Cet article en préfigure un autre dans The Seven Lively Arts en 1924, un livre consacré aux arts populaires qui évoque aussi bien Charlie Chaplin que Pablo Picasso. Il écrit : « Krazy Kat est l’œuvre d’art la plus étonnante, fantastique et satisfaisante produite en Amérique aujourd’hui »[4] — notons que le mot comics n’est pas prononcé. Gilbert Seldes va devenir proche de George Herriman. Concernant le sexe de Krazy, il dira : « androgyne, prêt à être l’un ou l’autre ». Il y a aussi une fameuse citation dans les mémoires de Frank Capra, qui bossait dans des studios où Herriman se rendait souvent pour blaguer avec les scénaristes — il y installait parfois même sa table de travail. Capra pose un jour la fameuse question, Herriman lui répond que lui-même se l’est posée comme beaucoup de lecteurs, qu’il a essayé de faire de Krazy une fille et même de la rendre enceinte mais que ça ne collait pas, que ce n’était plus « the kat ». Il lui dit finalement que Krazy est comme un elfe, un lutin, que ces êtres n’ont pas de sexe, qu’il est aussi « ready to butt into anything », ce qu’on pourrait traduire par : « prêt à mettre son grain de sel n’importe où »[5].
Il est intéressant aussi de voir comment Krazy Kat est perçu par les habitants de Coconino, et en particulier par le deuxième protagoniste principal, Ignatz, la souris dont il est amoureux. Je dis « il est amoureux » parce que le pronom masculin est utilisé dans 99 % des cas. Aux yeux d’Ignatz, Krazy est bien un chat. Par exemple, dès qu’il lui parle de drague, il dit : « ah, t’es allé draguer les babes », les minettes. Mais si Ignatz introduit une telle notion c’est Krazy, par une pirouette, qui va semer le doute. Il va rétorquer quelque chose comme : « j’ai beaucoup de problèmes avec ma femme, et j’ai aussi beaucoup de problèmes avec mon mari ».
Mais le genre n’est le seul moteur d’ambiguïté… La couleur de la peau est un sujet abordé assez récemment dans la critique krazykatienne. On a dit que Herriman était métis, d’origine créole, qu’il cachait ses cheveux ondulés sous un chapeau dont il ne se défaisait jamais. Il y a beaucoup de jeu sur la couleur. Krazy, qui est un chat noir, reçoit un sac de farine ou à l’inverse, Ignatz, qui est une souris blanche, passe dans un tuyau charbonneux. Donc, Herriman s’amuse des deux ambiguïtés, sexuelle et raciale. On peut dire que c’était vachement osé pour les années vingt mais il faut se replacer dans le contexte. A l’époque on retrouve ce jeu sur scène, dans le vaudeville, les Ziegfeld follies, il y a aussi la tradition des « black faces », ces acteurs blancs qui se déguisent en noirs… Ça peut aller très loin dans la mise en abyme, puisque le premier acteur noir à avoir été autorisé à partager la scène avec des blancs fut engagé par le patron des Ziegfeld follies pour jouer un blanc déguisé en noir !

GS : La problématique du genre implique-t-elle une difficulté particulière pour le traducteur ?

MV : Non, puisque je respecte le choix des pronoms. Alors effectivement, en anglais, le nom des animaux est neutre, et ça peut être problématique pour le passage en français où cette neutralité disparaît, mais je laisse « kat », parce que Krazy n’est pas un chat, c’est un kat, c’est le Kat. Pareil pour Ignatz. Les noms génériques d’animaux deviennent ici des noms propres. D’ailleurs, Krazy n’appelle pas la souris « Ignatz Mouse » mais « Ignatz Mice », déclenchant moult protestations de l’intéressé et d’infinis débats sur la grammaire, le pluriel, le singulier… et la singularité.

GS : Quand tu traduis, tu penses au lecteur ?

MV : Oui, mais je pense d’abord à l’auteur. Dans le vieux débat sur la proximité du texte, je crois que l’important est de rendre l’ambiance et l’intention avec les moyens dont on dispose. Après, il faut penser au lecteur… On peut faire un travail formidable mais s’il n’est destiné qu’à trois érudits, ça ne servira à rien… Il faut que le lecteur ressente quelque chose.

GS : Quand tu traduis une bande dessinée, la contrainte est plus forte qu’en littérature : les bulles ne sont pas extensibles.

MV : Oui, la place limitée, c’est une vraie contrainte. Mais j’ai de l’entraînement avec la pratique du journalisme ! Quand on te dit que l’accroche doit faire 122 signes, pas un de plus pas un de moins, tu gagnes en dextérité. Il faut jouer avec cette flexibilité. Tu fais une première traduction et forcément, tu ne vois pas l’occupation des bulles, tu la fais un peu au pif. Arrive ensuite le lettrage, tu discutes avec celle ou celui qui s’en occupe et tu adaptes ton travail.

GS : Comment se passe le lettrage, justement ?

MV : Fantagraphics a fourni une typographie réalisée à partir du style de Herriman. Elle pose des problèmes au niveau des équilibres à respecter, il y a donc beaucoup de corrections manuelles et de vectorisations. La numérisation ne fait pas tout. Les espagnols et les italiens ont choisi des typos numériques qui ne sont pas très heureuses.

GS : Qui sont tes premiers lecteurs ?

MV : J’ai eu un seul lecteur, Nicolas Lebedel, qui gère les éditions des Rêveurs avec Larcenet. C’est horrible, j’aurais pu permettre à Camille d’avancer plus vite, mais je n’ai lâché ma traduction qu’au tout dernier moment alors qu’elle était prête depuis longtemps ! Tout ça parce que je n’étais pas satisfait. Mais Nicolas m’a rassuré.

GS : Est-ce qu’un appareil critique accompagnera l’ouvrage ?

MV : Oui. je complète et amplifie l’appareil déjà existant pour Fantagraphics, initié par Bill Blackbeard, poursuivi à la mort de celui-ci par Michael Tisserand et un journaliste canadien nommé Jeet Heer. Eux n’ont à combler que le fossé culturel du temps, moi je dois aussi combler celui de l’Atlantique, apporter des éclairages sur les références culturelles dont le public français ne dispose pas forcément.

GS : Tu es donc devenu un expert sur le sujet…

MV : Je m’y suis collé. Il y a un domaine qui me fascine, c’est celui des chansons. Krazy chante sans arrêt. Un lecteur de l’époque reconnaissait immédiatement les airs à la mode. Herriman puise aussi bien dans les scies, les tubes de la première moitié du siècle dont beaucoup sont évidemment à thématique amoureuse, que dans les hymnes religieuses qu’on apprend au catéchisme. Entre 10 et 16 ans, il suit les cours de la St. Vincent Academy, une école catholique pour garçons. Le fameux refrain « There is a happy land far far away » est une hymne écrite en 1838 par un poète et professeur écossais proche de la Church of Scotland — donc évangéliste, qui a depuis fait le tour du monde, des langues, des confessions et des cultures, jusqu’à devenir une hymne rasta !

GS : Le livre qui s’annonce de dimension encyclopédique sera-t-il réservé à une élite, en terme de prix ?

MV : Le Centre National du Livre accorde des bourses aux auteurs et aux éditeurs. La commission BD du CNL a par ailleurs défini une « liste des lacunes » — qui existe d’ailleurs dans d’autres domaines : on estime qu’il y a un certain nombre de chefs-d’œuvre méritant absolument d’être édités ou réédités, et qui bénéficieront pour cela d’une aide plus conséquente que les bourses standard. Krazy Kat figure depuis très longtemps sur cette liste. Et donc la traduction, la fabrication, la maquette et le lettrage sont financés à 60 %. Grâce à cette aide du CNL, le premier bouquin grand format dos toilé de 300 pages coûtera 35 euros[6]. Pour ceux qui suivront, je pense que Les Rêveurs feront l’effort de maintenir un prix light.

[Entretien réalisé à Toulon en mai 2012, autour d’une bouteille de rosé]

Notes

  1. Dix volumes ont ainsi été publiés par Fantagraphics jusqu’en 2008, pour traiter la période 1925-1944 (deux années et 120 pages chacun). Entre 2010 et 2012, retour en arrière, trois nouveaux livres viennent compléter la série en couvrant les années 1916-1924. On ne parle là que des « full page comic strips », les strips pleine page exposés le dimanche dans la presse américaine. Les « daily strips », parus sans interruption de 1913 à 1944, ont quant à eux fait l’objet de publications partielles et incomplètes chez différents éditeurs depuis 1977.
  2. A la tête des Rêveurs : Nicolas Lebedel et Manu Larcenet.
  3. Futuropolis a publié deux anthologies au début des années quatre-vingt (traductions : Hugues Wilson et Frank), puis en 1991, la version française (traduction : Frank) du seul premier volume de The Komplete Kolor Krazy Kat, une intégrale des pages dominicales couleur conçue par Rick Marschall pour les éditions Worldservice books, interrompue aux USA après la sortie du deuxième tome.
  4. « the most amusing and fantastic and satisfactory work of art producted in America to-day. »
  5. « something like a sprite, an elf. They have no sex. So that Kat can’t be a he or a she. The Kat’s a spirit-a pixie-free to butt into anything. »
  6. Détails du premier volume à paraître : George Herriman, Krazy Kat, Planches du dimanche 1925-1929. Traduction : Marc Voline. Maquette et lettrage : Camille Aubry. Montreuil, Les Rêveurs, octobre 2012, 280 pages, 35,00 €
Entretien par en juin 2012