Vues Éphémères – Avril 2013

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Dans deux semaines, le premier samedi de Mai aux Etats-Unis, se tiendra pour la douzième année consécutive le Free Comic Book Day. Ce jour-là, un certain nombre de comic-books[1] spécialement imprimés pour l’occasion sont offert gratuitement aux clients visitant un magasin participant à l’opération[2]. Au cours des six premières éditions, ce sont ainsi plus de 12 millions de comic-books qui ont été distribués, provenant de tout le spectre éditorial nord-américain, des plus mainstream (Disney, Archie Comics) aux plus super-héroïques (Marvel, DC) en passant par les alternatifs (Fantagraphics).

Il y a trois semaines, le premier week-end d’Avril en France, se tenait sous le parrainage de Jul une manifestation étrangement similaire — comme on peut en juger en découvrant le communiqué de presse publié à l’occasion :
«La 1e édition des 48h BD, 100 000 bd offertes : un grand succès populaire
Les 48hBD ont eu lieu vendredi 5 et samedi 6 avril. Un succès détonnant pour cette opération organisée par les 8 éditeurs Bamboo, Casterman, Dargaud, Dupuis, Fluide Glacial, Grand Angle, Jungle et Le Lombard afin de fêter la bande dessinée et faire découvrir toute sa diversité.
Les 100 000 albums imprimés pour l’occasion sont actuellement dans les mains de nombreux nouveaux lecteurs. Editeurs et libraires s’en félicitent !»
Toute ressemblance, etc. Mais si l’idée est bonne, pourquoi se plaindre que l’on l’imite ? Après tout, les américains se félicitent de leur FCBD, pourquoi ne ferait-on pas la même chose ?

Déjà, il y a les couacs inhérents à une première édition — le plus retentissant étant à mettre au compte de la Fnac, certains magasins réservant les bandes dessinées gratuites à leurs seuls adhérents. Il faudra que les réseaux sociaux s’en émeuvent pour que, dans la soirée du vendredi, la Fnac se fende d’un communiqué officiel : «Le problème est en cours de résolution : l’opération est bien ouverte à tous les clients des magasins Fnac, l’information a été communiquée à l’ensemble des magasins. Vous pouvez donc venir retirer votre BD gratuitement. Veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée.»
Ailleurs, on sourira peut-être face à la malchance d’Izneo, contraint le week-end précédent de faire place nette des ouvrages susceptibles de choquer les censeurs ultra-puritains d’Apple, et qui voyait son offre numérique de huit titres gratuits soudainement limitée à trois pour les possesseurs d’iPad[3].
Les plus chagrins pourront s’inquiéter du sort des (droits d’)auteurs, même si le communiqué se veut enthousiaste et affirme que «Les auteurs ont été également de la fête, de nombreuses dédicaces ayant été organisées par les libraires dans toute la France.» Il faut parfois savoir se contenter de peu.

Il y a ensuite ce nom étrange, «48h BD», lorgnant sur les «24h de la bande dessinée» qui marquent depuis quelques années le coup d’envoi du Festival d’Angoulême. D’un côté, une opération de promotion[4], de l’autre, un prétexte à la création. Un tour sur le site des 48h BD permet d’y découvrir un «Guide BD» mettant en avant un florilège de titres tirés du catalogue des huits éditeurs associés à la manifestation.
Huit éditeurs, mais seulement trois groupes d’édition — Média Participations (Dupuis, Dargaud, Le Lombard), Flammarion (Casterman, Fluide Glacial, Jungle) et Bamboo (Bamboo, Grand Angle). En fait de diversité de la bande dessinée, c’est à peine un tiers du marché qui est représenté ici[5] — sans même se pencher sur la sélection des titres proposés, qui laisse beaucoup à désirer.

Enfin se pose la question de la pertinence de l’approche. Depuis des années, les éditeurs semblent ne considérer le seul prix comme argument susceptible de conquérir des lecteurs rétifs — jouant hier la carte des formats souples à gagner en station-service, préférant aujourd’hui l’offre spéciale d’albums vendus avec un grand quotidien ou pariant sur les intégrales ou les fourreaux avec tome 1 offert. Alors que l’étude sur le lectorat de la bande dessinée[6] identifie «le manque d’intérêt» et «le manque de temps» comme les principales raisons de la désaffection des lecteurs[7], on continue à ne concevoir que l’argument du portefeuille pour tenter de ramener les lecteurs vers les librairies.
Certes, voilà que l’on se félicite que «La nature de l’offre et la médiatisation inégalée pour un événement mettant en scène la bande dessinée a eu un impact immédiat sur la fréquentation des plus de 800 librairies participantes (librairies généralistes, spécialisées, surfaces culturelles)». Mais là où les américains proposent une offre événementielle[8], nos éditeurs français proposent un produit de substitution… et se réjouissent ensuite de l’intérêt suscité.
Revendiquant un «grand succès populaire», les éditeurs partenaires de ces 48h BD ne font que confirmer une certaine vision passéiste — et reconnaissent implicitement leur incapacité à communiquer à leurs lecteurs potentiels l’intérêt réel de la bande dessinée. En guise de fête, on aurait espéré mieux.

Notes

  1. Dans le format périodique standard américain : petit fascicule d’environ 24 pages à couverture souple.
  2. Il faut souligner le fait que les magasins participants à l’opération paient de 12 à 50 cents par exemplaire des comic-books distribués.
  3. Il était toujours possible d’acquérir les cinq titres manquants sur la plateforme PC, et de les télécharger ensuite sur sa tablette, mais on conviendra que tout cela devenait un peu compliqué et que le mal était fait.
  4. Sur les huit titres proposés, sept sont les premiers volumes de séries, le huitième (La bande à Bamboo) étant une compilation de diverses production de l’éditeur.
  5. Si l’on en croit les parts de marché publiées dans Livres Hebdo en début d’année, amputées du manga qui, visiblement, n’était pas invité à la fête.
  6. Dont les premiers résultats ont été communiqués durant l’édition 2012 du Salon du Livre .
  7. La note de synthèse précisant même que «Le critère de coût arrive très loin derrière (7 %)».
  8. Les fascicules proposés durant le FCBD sont généralement spécialement réalisés pour l’opération, et proposent un contenu inédit par ailleurs.
Humeur de en avril 2013