Vues Ephémères – Novembre 2012

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Ces derniers jours, il y avait du Dallas dans l’air chez Casterman. Rappel rapide des faits : Louis Delas, directeur en place, avait proposé un rapprochement de l’éditeur de bande dessinée avec l’éditeur jeunesse L’école des loisirs (dirigée par monsieur Delas père). Mais voilà, Antoine Gallimard, nouveau propriétaire de Casterman (avec un enthousiasme tout modéré, n’excluant pas de vendre au besoin), ayant refusé, Louis Delas donne sa démission. Rapidement, les auteurs historiques de la maison (et, le cas échéant, leurs ayant-droits) réagissent et se fendent d’une lettre ouverte intitulée «Sans auteurs, pas d’éditeur !», lettre ouverte qui apporte au passage un contrepoint bienvenu à la gentillesse d’Aurélie Filippetti à l’égard du président du Syndicat National de l’Édition l’été dernier («C’est l’éditeur qui fait la littérature»).
Heureusement, tout est bien qui finit bien : Louis Delas part remplacer son père partant en retraite à la tête de L’école des loisirs, pendant que Charlotte Gallimard, fille d’Antoine, remplacera Louis Delas à la tête de Casterman. La bande dessinée est une grande famille, on ne le répète jamais assez souvent.

Au plus fort de ce mini-feuilleton (qui a occupé les ondes du 9 au 15 novembre, de l’annonce de la démission à sa résolution familiale), voici que la RTBF programme à son journal télévisé du 12 novembre un sujet au titre des plus inquiétants : «Bande dessinée : La Grande Menace». En quatre minutes de reportage, on retrouve les ritournelles habituelles de l’économie du neuvième art, dans leur version la plus caricaturale : la surproduction[1], l’importance des blockbusters[2], l’invasion du manga, ennemi (sic) tout désigné[3], le tout accompagné de plaidoyers pro-domo à peine déguisés[4] et saupoudré d’une déclaration d’amour renouvelée à la forme «canonique» de l’album[5].
A ces discours établis de longue date (et promoteurs d’une certaine vision de la bande dessinée, à l’aune de la production franco-belge la plus traditionnelle), vient se rajouter la question de la paupérisation des auteurs que l’on ne saurait désormais passer sous silence — opérant cet étrange télescopage, où il apparaît que l’on a beau dessiner Michel Vaillant (qui peut vendre jusqu’à 350 000 exemplaires, si si), il est difficile de joindre les deux bouts et faire de cette passion son seul métier…[6]

La situation est grave — mais alors qu’il n’est pas fait mention du feuilleton Casterman (si l’on excepte l’effigie de Tintin sur laquelle s’ouvre symboliquement le reportage), l’on ne peut s’empêcher de s’interroger sur les raisons de cette programmation impromptue au journal de la RTBF. Certes, la période s’y prête : après tout, comme l’indique la journaliste en plateau pour lancer le sujet, «En cette fin d’année, les éditeurs de bande dessinée jouent gros : c’est entre septembre et décembre que se vendent le plus de BD. C’est d’ailleurs la période de sortie des plus grands noms, comme Yoko Tsuno, Largo Winch ou Michel Vaillant, pour ne citer qu’eux. Des succès importants, qui cachent une vraie crise traversée par le monde de la BD franco-belge.»
Si l’énumération de ces «succès importants» met la puce à l’oreille, la suite ne laisse aucun doute : derrière ce sujet sur la crise, se cache un vrai (publi)reportage tout entier dédié aux éditions Dupuis[7], programmé par une heureuse coïncidence, quelques jours seulement avant la sortie imminente du nouvel album de Michel Vaillant, le premier depuis 2007, attendu dans les rayons des librairies pour le 16 novembre. Même si ce point de détail est (curieusement) absent du reportage, le choix du journaliste de positionner son discours sur la défense des valeurs de la patrie[8] laisse planer sur l’ensemble l’impression qu’il faut sauver le soldat Vaillant.
Au fait, et le titre de cette nouvelle aventure ? «Au nom du fils.» Encore une histoire de famille…

Notes

  1. «C’est comme tout ce qui a du succès. On finit par en être victime, parce qu’à partir du moment où vous avez du succès, beaucoup de gens s’intéressent à ce que vous faites. Tout le monde s’est dit « il faut faire de la bande dessinée. C’est génial. D’abord, c’est formidable de faire de la bande dessinée, et en plus cela peut rapporter de l’argent. » Et bien, quand vous en faites trop, vous finissez par étouffer le marché. C’est ce qui se passe, actuellement : il y a un petit peu trop de bandes dessinées.» (François Pernot, Directeur Général de Média Participations) Cette citation et les suivantes sont tirées in extenso du reportage en question.
  2. «Pour être rentable, un album doit se vendre à 10 000 exemplaires, mais la majorité des BD se vendent aujourd’hui à moins de 5000. Heureusement, il y a les blockbusters, les Largo Winch, Blake & Mortimer, ou Michel Vaillant, qui peuvent vendre jusqu’à 350 000 exemplaires. Ce sont eux qui tirent le marché.»
  3. «Un autre ennemi de la bande dessinée franco-belge s’est déjà introduit dans le studio de nos quatre dessinateurs, à savoir le manga. Les plus jeunes ne lisent plus que cela, et délaissent la production traditionnelle. Toutes ces BDs se retrouvent sur les rayons non extensibles des librairies qui ne peuvent pas suivre, et la BD franco-belge en souffre.»
  4. «Encore plus qu’avant, nos affaires et notre métier dépendent de notre offre, et de la qualité de notre offre. Quand la qualité de notre offre est là, le public est là. On est dans une course à l’excellence. En revanche, tout ce qui est « juste bien », on va dire, est maintenant quasiment sanctionné par le marché.» (Olivier Perrard, Directeur Général des Éditions Dupuis)
  5. «L’album papier est un si bel objet qu’il ne va sans doute pas disparaître.» Et, plus loin, après l’évocation du numérique : «les [éditeurs] restent persuadés que le lecteur privilégiera encore longtemps le plaisir de se plonger dans un bel album en papier.»
  6. Malheureusement, l’interrogation brûlante de savoir à qui profite le crime restera sans réponse.
  7. Et à sa maison-mère, Média Participations.
  8. «Qui mieux que Tintin symbolise l’importance de ce que l’on a appelé l’école belge de la bande dessinée ? Une école qui est aujourd’hui menacée par une production qui vient des Etats-Unis, du Japon, et bientôt de la Chine.» Et plus loin, «Aujourd’hui encore, le neuvième art fait partie de la vie, de la culture et de l’âme belge.»
Humeur de en novembre 2012