Pré Carré – numéro 1

de

A propos du Château de Olivier Deprez édité par FRMK

Il peut arriver que l’homme un matin se réveille et se trouve transformé en vermine. Le pays étranger — son pays étranger — s’est emparé de lui. C’est cet air-là qui souffle chez Kafka, et c’est pourquoi il n’a pas été tenté de fonder une religion.
W. Benjamin

Personne plus que Kafka, ni plus clairement, n’a manifesté l’impuissance du souverain. Sa nostalgie est d’appartenir à un monde dont la souveraineté donnée du dehors serait incontestable, incontestée et puissante.
G. Bataille

– Quelle est ta profession ?
– Arpenteur.
– Qu’est-ce là ?
K. le lui expliqua, l’explication la fit bâiller.
F. Kafka

Graveur dessinateur et peintre, Olivier Deprez adapte chez FRMK Le Château de Kafka. Un livre ample à tous points de vue, expressif à force de sobriété, et dont le cadre formel se veut aussi exigeant que casse-gueule puisqu’il s’agit de gravure sur bois. On est loin de l’insipide Dans la colonie pénitentiaire adapté, adapté et pas mieux, chez Delcourt, dans une veine aussi coquettement esthète que platement racoleuse et qui nous réserve en guise de mise en jeu graphique le trivial commentaire visuel d’un Kafka designé par Jean Image. Deprez, lui, reformule le trajet même qu’est la lecture de ce roman : il en suit la linéarité textuelle sans s’enfermer dans une ruineuse logique d’équivalence entre narration/figuration, sans faire glisser son livre sur les deux rails analogiques du texte et du dessin qu’on mettrait en correspondance parfaite d’un petit coup de spalter, au prix, tout juste, d’une simple anamorphose de médium ; en assumant à plein la singularité pratique quand elle n’est pas le mime tracé de la textualité, il incorpore moins le texte que des effets de lecture ne ressortissant pas à la textualité, et ce moins à un support qu’à une matrice bourrée d’accidents graphiques (les veines du bois, éclats accrocs mailles et texture, qui participent autant du dessin que le travail à la gouge). Deprez a moins à voir avec Kafka qu’avec l’impersonnalité de Kafka : il en grave surtout la balade baroque et les événements de surface, le récit déréférencé, mais c’est surtout l’état du Château, moins l’inachèvement formel du texte que son indéfinité ouverte, qu’il fait passer dans son livre : il réussit à la fois à cadrer rigoureusement la trame du récit tout en ouvrant le figural à son propre débordement. C’est l‘une des questions que pose ce travail devant le texte fragmentaire de départ : comment infinir l’image ? La seule façon de rendre compte de cet inachèvement autrement qu’en mimant l’interruption textuelle par celle de la bande, autrement que par une homothétie sourde et idiote, est de le faire travailler dans l’intégralité de la représentation. C’est grâce au fourmillement aussi millimétré que chaotique des gravures que Deprez retrouve de Kafka la narrativité conçue comme fond sans profondeur — les personnages, les actions, y transparaissent comme épiphénomènes d’un processus plus souterrain, continu et inassignable, perpétuellement non-fini. Ce que Deprez partage avec Kafka, c’est l’idée qu’une figure n’est qu’une interruption ouverte du continu — par conséquent un bloc bien plutôt qu’un contour, une floculation fixe plus qu’une définition. Tout ce récit est une interruption de silence plutôt qu’un appendice du bavardage.

Graver, débander

Les pages sont généralement construites en doubles vignettes (une planche scindée à la gouge) et fonctionnent par diptyques verticaux, qui se répondent d’une feuille à l’autre par symétrie et chiasme ; il s’élabore déjà dans cette construction-là toute une économie d’échos et de redondances, glissements, dialogisme graphique à cheval sur le cadre et dessins en canon : tantôt on glisse progressivement dans la pénombre au fil des quatre cases, et la première d’entre elles semble déborder son cadre pour ennoyer les autres, devient majoritaire, et les éclaire en douce (p. 131), tantôt l’amoncellement noir et courbé des draps vire vers le négatif d’un visage ondulé au clair-obscur surexposé, zébré, plié, fripant comme du tissu trop raide (p. 119). Le premier constat à la lecture, c’est que la page n’a rien d’une unité, c’est une parcelle, tout ce livre est une muraille de bois gravé replié en accordéon livresque. Plus qu’une bande donc, Deprez emploie une technique de vantaux, dont on dirait bien qu’ils coulissent au long du livre et se répondent de loin en loin au fil d’une tectonique rompue (un exemple : la rémanence du même profil haché aux pages 6, 81, 126 et 136, attribué successivement à une figure ambigüe, à l’instituteur, à K., au maire). Ce livre, c’est avant tout un géométral éclaté, comme si l’objet « Château » à trois dimensions avait été taillé face par face et disséminé dans la forme un peu blague, un peu supercherie du livre — comme une boule à facettes dont on aurait desquamé les pans à la gouge, pour les ranger ironiquement dans un herbier graphique (la page 21, c’est comme l’exhibition interne du livre en train de se faire). Il semble que ce soit là le premier intérêt de la gravure sur bois : casser la bande et le diktat linéaire dont on en fait bien trop souvent le prétexte, casser jusqu’à la page et sa spatialité continue (la page comme schème) pour faire de chaque case un fragment mobile, et substituer à l’espace diachronique de la progression un éclatement synchrone[1]. Tout s’y répète d’ailleurs et involue infiniment : on peut voir dans ces planches un fourmillement de monades griffées qui grésille et s’approfondit jusqu’à dissipation — la case en tant que telle est un fragment, chaque coup de gouge un autre, et jusque dans les radicelles du bois ce ne sont que des éclats tantôt réduits tantôt croissants qui s’agencent et se répondent. C’est un bouquin qu’on lit par la fragmentation. Sur ce point-là, Deprez dialogue avec Kafka : plutôt que l’espace vierge où le narratif viendrait s’inscrire, il utilise un plan déjà strié, déjà fourmillant, dont émerge cette narrativité, comme chez Kafka (à l’inverse d’un Beckett d’ailleurs, en cela son complet opposé) dont les récits, même animaliers, sont toujours une surrection d’un fond sans profondeur, sont toujours-déjà peuplés par un fourmillement social, politique, bureaucratique, etc. La gravure sur bois (et le bois est important, puisque sur lino, zinc ou cuivre, on perd ce striage), c’est donc d’abord la mise en jeu d’un plan graphique déjà peuplé d’entités non graphiques : la strie, l’accroc, ne sont pas des signes mais des parasitages de la possibilité même de dessiner, tout comme chez Kafka, les micro-événements font le récit lui-même et obligent son auteur à se tenir en deçà de l’écriture (il retranscrit le bruit parasitaire d’un processus qui le dissout). Deprez utilise d’ailleurs ce striage comme technique en elle-même, puisque certaines planches sont à peine gravées, et montrent avant tout le travail du bois sans retouche ni esthétisation (p. 54, 115, 219). En faisant monter à la surface de l’image l’expression de son parasitage (un peu comme T. Ott prévient la discontinuité structurelle des narrativités bédéiques en dessinant par traits multipliés), Deprez exhibe la secondéité qui truque toutes les œuvres (secondéité de la lecture quand elle se cherche un appendice — une excuse — hors l’immanence d’une rencontre) et fait décanter l’image jusqu’à en exhiber les risques : sous les signes de la lecture qui se cherche un alibi, c’est le récit de Kafka lui-même — son intuition — qui peut se présenter à nu puisqu’il nous offre comme une pelure contradictoire les signes de son parasitage — sa fausse nudité. La gravure est à elle-même sa propre question tout au long du livre, Deprez en exploite toutes les possibilités et la ductilité, réussit à créer des effets de frotté (p. 56), de crémeux (p. 221), de griffures (p. 80), d’éboulement (p. 85), de tissage (p. 175) etc. qui font du bois un perpétuel déséquilibre, ambigu et flou, à la fois matériau et support — jamais un médium. Le bois, c’est le plan peuplé et univoque, mais polyvoque graphiquement, un plan sans arrière-plan, qui crée sa profondeur non perspectiviste. Plus qu’un parti-pris simplement formel, la gravure, ici, pose un problème d’apparentement tonal entre ce qu’elle connote de tradition graphique et d’historicisme artisanal, et le baroque aussi sobrement délié que clown qu’on trouve chez Kafka ; elle laisserait facilement la porte ouverte à un expressionnisme braillard, tailladé, anguleux, sans finesse — il n’en est rien : Deprez est à mille lieues de la gravité sérieuse et cul de plomb qu’on peut trouver aussi bien chez certains graveurs qui cherchent la clôture figurale dans une surdéfinition du représenté, que chez les plus jaunâtres et vinaigrés thuriféraires d’un Kafka de névrose. Il est toujours facile de l’enfermer dans un noir et blanc coquet qu’on stylise à la nuance, d’accentuer à coups de clair-obscur l’atmosphère d’oppression dédalesque un peu tata ontologique, un peu bureau des plaintes, pour correspondre au cliché du Kafka courant, sans voir que l’intérêt de son œuvre réside non seulement dans la nuance, mais dans le glissement continu entre et au sein des nuances (l’administration, chez Kafka, c’est la logique du toboggan, tous azimuts, à plat, debout, on glisse sans règle au sein d’un processus réglé, on parcourt la Loi par déports erratiques et c’est, bizarrement, une mécanique de la joie). Qu’en est-il de ce noir et blanc chez Deprez ? Son noir et blanc est moins à voir en termes esthétiques qu’en termes productifs : il est générateur plutôt que représentationnel ; générateur, parce qu’il incarne la productivité même — le jeu en alternance — du bois et de son creusement renversé (c’est la lumière qu’on grave), et fait passer entre les termes de l’opposition une infinité de nuances qui en rompt la binarité : on fait du gris et des dénivelés de gris sans à aucun moment l’utiliser comme touche. Ces nuances, ces striures du noir et blanc, on pourrait dire que c’est un inconscient graphique, une remontée à l’œuvre de l’Urgrund figural — même pas. Comme on l’a dit, tout se joue sur un seul plan, et il n’y a rien comme un souci d’arrière-plan, d’arrière-volo, d’arrière-dessin — chez Deprez — tout est profondément à plat. Se pose alors tout de suite la question de l’heuristique graphique d’un tel matériau que l’impression offset condamne plus ou moins à l’aplatissement et au recadrage technique : pourquoi la gravure si sa spécificité risque de toute façon d’être réduite à l’équivalence de support par son impression même ? Une reconduction du dessin, plus despotique, plus sournoise, plus planquée[2] ? La singularité conjuguée au transitif, mais réduite à l’équivalence dès qu’il s’agit d’inscrire ? Sans doute pas, précisément parce que l’offset, ici, rend compte de la texture (le striage parasite) et n’ornemente pas : on conserve le cadrage de la planche en elle-même, ses bavures à la marge et ses bordures épaisses, brutalement tranchées, de traviole ou courbées comme des poutres gonflées d’eau, se chevauchant parfois et filochant rarement, soumettant la page à une continuité pleine malgré ses franges ; on conserve le bloc gravé intégralement, les vignettes réalisées sur la même planche de bois ne permettant aucun blanc entre les cases, le continuum figural est complet et rend bien le caractère brut de la gravure. Disons plus simplement que la page ne recadre pas la planche. On a ici un bloc sous le nez dans lequel il faut plonger, plutôt qu’une sériation par cases qu’il faut accompagner. On peut d’ailleurs louer la précision de l’impression, elle conserve la finesse des accidents plutôt que la fermeté des contours. Si la gravure est donc ici autre chose qu’une simple vassalité à l’historicisme technique, autre chose qu’une mélancolie figurale, c’est qu’elle se veut matrice avant d’être support, c’est qu’elle intègre comme un fond toute l’accidentalité graphique qui travaille (devrait travailler) habituellement dans le tracé, la couleur, ou l’économie d’un cadrage. Mais plus essentiellement, elle correspond profondément à la logique d’écriture de Kafka — l’œuvrage à la défonce ; tout le paradoxe un peu benêt de la gravure sur bois, c’est qu’on est à l’envers deux fois (on pense à rebrousse-ligne et à rebrousse-lumière), c’est qu’on marque en ôtant, c’est qu’on ne trace pas, on excipe de la possibilité rompue d’un tracé et on ne fait finalement que cadastrer par soustraction un espace plein comme un œuf. Kafka est un écrivain du retranchement non sélectif, il prélève comme ça peut des blocs et des diasporas dans une écriture déjà-là qui n’est rien d’autre qu’un exil — il ôte pour faire le blanc[3]. Tous ces blocs, qui sont autant de départs avortés et de récits inachevés, ne sont même pas de l’ordre d’une parole soustraite au langage (a fortiori à la langue), mais sont des échappées paradoxales, des échappées hors de l’exil[4], faisant du verbe écrire un retranchement qui ne se conjugue qu’après coup au réflexif : c’est retrancher d’une exclusion dont on est soi-même exclu la possibilité d’une fuite, c’est retrancher du geste possible de l’écriture une impossibilité qui, pourtant, s’écrit[5]. C’est comme si du monde plein du Verbe et de la Loi, Kafka voulait tirer l’exigence double d’une tromperie — une traîtrise envers la Loi, une traîtrise envers la prière — reconduisant en cela une logique mystique où le Tsimtsoum serait son propre reflet — celui de la parole de Dieu plutôt que de Dieu lui-même, celui de la prière et de son lieu en retrait. Mais ce en quoi Kafka n’est pas mystique, ou plutôt est le clown de ses extases, c’est qu’il trahit une troisième fois le mysticisme lui-même ; au lieu de confirmer l’écart et de conserver les places, Yhvh en haut qui repousse Yhvh et la prière en bas qui refoule la prière, il brouille tout, mêle Dieu et l’oraison, la Loi et ses porteurs, l’intercesseur et l’immédiat dans un même fond sans profondeur qu’il se refuse encore à arpenter. K. est la figure ironique du mystique arpentant le non-savoir devenu savoir : c’est un mystique qui est à lui-même son propre obstacle puisqu’il soustrait perpétuellement le désœuvrement à l’espace continu du désœuvrement (le continuum de la parole mystique entre recul de Dieu et recul de la prière) et le restitue par blocs à un fond où la prière et Dieu sont confondus, où tout recul est impossible puisqu’il n’y a plus qu’une désertion[6]. Blanchot comparait Kafka à un absurde Abraham qui ne serait pas père, et à qui Dieu réclamerait pourtant le sacrifice d’un fils ; Kafka c’est plutôt l’autel reconverti en bureau d’assurances, et sur lequel on immole en vrac Yhvh, son recul, des statistiques professionnelles, des ordalies et des soubrettes : alors l’impossible n’est plus de l’ordre de la Grâce ou du Règne, c’est l’heure elle-même, sacrifiée en riant. Kafka écrit la Loi à la défonce, ses textes n’en sont que les copeaux ; c’est précisément ce geste-là d’une foi conçue comme une soustraction perverse, qui se rejoue dans la gravure — le plus intéressant, c’est les copeaux qu’on ne verra pas.

Espace troué, espace parasitaire

Quels sont alors les espaces figuratifs qui travaillent chez Deprez ? Quels espaces de figuration la gravure ouvre-t-elle, dans sa confrontation à la bande ? Pour Rey[7], « on voit dans le dessin des bandes deux espaces figuratifs cohabiter : l’un deux subordonne au plan l’imaginaire et se déguise en écriture ; l’autre joue avec la perspective et l’illusion photographique ». Ni l’un ni l’autre ne conviennent ici[8], mieux vaut partir du plan dégagé précédemment, un plan de logique irrationnelle, chez Kafka d’abord, où tout obéit strictement à une loi qu’aucune édiction ne fonde (loi pure, loi kantienne poussée à bout, loi sans fin de son propre fonctionnement), logique des accidents ensuite, dans la gravure sur bois : travail en défonce où le bois est l’irrationalité du geste truqué de traçage à la gouge (sa multiplicité d’accidents). Quant à la perspective et à l’illusion photo, c’est bien plutôt du côté des primitifs italiens ou de l’icône orthodoxe qu’il faudrait s’en aller chercher le cadre figural qui travaille les planches de Deprez. Distinguons deux autres types d’espaces figuratifs :
– espace figural de l’irréel, non pas au sens de ce qui échappe au réel mais de ce qui le fomente intensivement — ici dans le fourmillement des planches (on peut voir par exemple celles qui se situent à la limite de l’abstraction la plus crûment tranchée, des champs de coupes brutales dans le noir et blanc poussé loin hors des nuances (p. 54, 143) ).
– espace figural de la fuite : évanouissement transversal des figures qui rentrent dans la page via une profondeur de biais (les figures s’évanouissent dans une profondeur diagonale, vers un champ de fuite perspectiviste situé en haut des vignettes, comme en liseré).
De ces deux espaces on peut tirer un troisième, un espace interstitiel de la figure évanouissante : comme si toutes ces échardes infinitésimales qui travaillaient les planches — l’irréel d’une image — venaient en faire fuir la structuration pourtant si brute et ligneuse. L’espace figural où Deprez s’inscrit est donc essentiellement parasitaire. On pourrait confronter cet espace (qui ressortit plus intimement à la gravure) à un espace qui semble plus courant en bande dessinée, et qu’on pourrait qualifier de troué ; pourquoi troué ? parce que ce qui apparaît sur une planche de bande dessinée n’est qu’asymptotiquement sa référence, le signe y est performatif du motif, le motif un geste et pas une redondance, la figure une délittéralisation — parce que ce qui apparaît d’une planche fait trou de la page pour y produire du sens ; le trou c’est encore le chaos cadré, mais aussi le striage littéral qui fuit, les phylactères, les cases, le devenir-motif général (comme chez Mattioli) par exemple des signes, l’asignifiance de ces mêmes motifs, tout est là pour faire de la page un agencement instable, un espace d’élision non narrative (qu’on s’obstine bêtement à superposer au régime de la bande et du défilement, en en faisant souvent un analogon rythmique de la phrase). Un trou est toujours un cadrage — et fuite de la figure. Et le parasitaire la seule façon de ne pas tomber dans le cadre. Un espace troué, c’est un espace dans lequel nécessairement les éléments graphiques s’équivalent en droit sans considération de régime (textuel ou graphique) et convergent de fait au sein de cette équivalence même vers un effet de sens global : un constellat. Deprez fait lui naître le sens en diluant les limites, et en vampirisant les blocs par d’autres blocs encore : un parasitage.

Cadastrage, cartes, iconotopie

La gravure sur bois impose à Deprez une double exigence : cadastrage minimal et topographie large. Cadastrage minimal, puisqu’à l’exigence horizontale du continu que constitue la bande, il substitue une répartition verticale de blocs concomitants — plus de bande, des diptyques verticaux. Corollairement, on a donc affaire à une topographie large, puisque l’espace interne des « cases » est tout entier devenu cartographique : des accrocs, striures, accidents de gouge, nervures du support, émaillent ce cadastrage minimal pour renverser le regard à angle droit et déplacer ce qui fait le continu dans la bande : à la place de la succession filante des cases se crée une verticalité du regard qui oscille sans cesse entre la lecture du motif (une récognition) et plongée cartographique dans une texture inframince. On y retrouve l’oscillation du roman, entre le regard de K. qui n’est finalement que le regard introjeté du Château (l’arpenteur regarde le village avec des yeux d’un invisible Comte) et le regard du Château lui-même (le récit), qui ne voit rien qu’un fourmillement indistinct proliférer dans un chaos millimétré. Ce cadastrage minimal, en deux vantaux par pages, reconduit finalement, qu’il traite ou non du visage, un modèle iconique[9] (p. 67, 82, 144, 149, 185) qui s’adjoint une dimension supplémentaire : le plat. Cartes iconiques pour le regard vertical, icônes cartographiques pour le regard frontal, Deprez ne fonctionne pas par iconographie mais par iconotopie[10] : non plus « un réseau de traces sur une surface limitée » (Rey) mais l’icône dressée et la carte couchée[11]. Ce qui se lit verticalement ce sont les gueules, à plat c’est le fourmillement rigide du fond qui devient carte abstraite et qu’on arpente à l’aveuglette. Il s’agit très exactement du geste kafkaïen : la verticalité concrète de la Loi est parasitée par le peuplement abstrait des singularités non Légales. Dans chaque icône se rejoue alors l’arpentage de K., une balade de fourmi aveugle sur une carte qu’elle ignore, carte qui vibrotte, qui bruisse et qui fomente en creux une gueule possiblement sacrée, mais que l’expression païenne d’un non-visage a recouverte — et désavouée. L’icône refuse au signe sa sérialité de bande : la consubstantiation de régimes sémiotiques différents sans qu’aucun ne constitue un modèle architectonique prévalent, qui fait le singulier de la BD, est refusée pour une inscription de la parole dans la trame même du fond. Rey[12] pose que l’iconographie vient chapeauter l’iconique, en rapportant la simple récognition formelle d’abord, l’assignation culturelle des signes ensuite, à la machine complexe du récit ; c’est un modèle assez pernicieux qui impose une série non analytique mais substantielle de coupures rapportées (figure, textualité, puis leur synthèse ordinale) à un champ qui n’en suppose pas, c’est une ordonnation des singularités de la B.D décalquée de modèles non bédéiques et indexées sur eux — autrement dit, un brouet. Si ce modèle est plus afonctionnel que faux, il est d’autant moins valable pour Deprez, chez qui l’iconique est générateur — il est fragmentant, pas moniste, à l’inverse de ce qu’une vision théologique trop rapide pourrait faire croire : le fond cartographique de l’icône produit des apparitions différenciées qui surgissent sans le quitter du fond sans profondeur. Que ce soient les gueules les paroles ou les lieux, il n’y a pas à présupposer de polyvocité quant à leur heuristique : Deprez floue tout, tout a la gueule pétée d’un visage qui manque.

Un arpentage casse-gueule

Au début du Château, K. découvre dans l’auberge le portrait imposant d’un homme de cinquante ans, le front haut, tête baissée sur son torse et sa barbe ; quand il demande s’il s’agit du comte, on lui répond que c’est son portier. Kafka ne crée d’image que de ce qui courbe l’échine devant l’invisible : tous les chargés d’autorité, les délégués, messagers, porteurs de nouvelles n’apparaissent jamais autrement que comme des menaces surplombantes et comme verbe anonyme — téléphone, missives, ordres, etc. — qui, faute d’énonciateur situé, cherche l’oreille la plus apte à ne pas le comprendre. L’image chez Kafka est toujours celle de l’intercesseur lorsqu’il est parvenu au dernier degré de la vassalisation à rien et n’acquiert de figuralité que du point de vue des personnages situés plus bas que lui encore dans la hiérarchie souple et incompréhensible qui traverse ses récits. Kafka crée l’invisible en proposant l’image de sa délégation soumise. On dit souvent (comme Agamben[13] ) que les messagers chez lui sont des annonceurs de Règne, et finalement les délégués d’une fin que rien ne vient clore. Au contraire, ils sont l’intensification sur place du présent païen —ils annoncent au présent le présent lui-même. On pourrait y voir la conséquence d’un Commandement[14] pris à la lettre et appliqué dans cette même lettre, mais ce serait manquer tout ce que l’inhumain chez Kafka a en même temps d’extra-divin, c’est-à-dire tout ce que l’image, chez lui, concrétise païennement de pieux. La représentation même qu’il voue à l’effondrement échappe d’emblée au champ du Verbe — elle en respecte pourtant le Commandement sur le terrain d’un humour athée et en propose ainsi deux fois la parodie (mimer l’esquive pieuse de la représentation, au nom d’un Commandement dont il se rit). Ses portraits dressent le représentable contre le représenté, ils ont quelque chose du clown christique, et sont pétris de la double impossibilité de l’invisible incarné et de la représentation de cette incarnation, celle-là même qui travaille n’importe quelle Passion. À ceci près que l’invisible, ici, est encore plus innommable que le divin. Le Château n’est lui-même qu’un désignant qui ne renvoie à rien (un désignant plus qu’un signifiant) ; la tyrannie se passe moins dans le dicible où les chaînes sémiotiques se rabattent sur un signifiant maître, que dans le montrable, où le visible se soumet à un désignant vide : le Château, c’est l’image parodique de ce qui n’est dressé que pour être dressé ; à l’inverse, le clocher du village perd sa qualité de désignant de Dieu pour devenir boîte à musique, rituel crevé, simple repère gratuit hors de la monstration. Il n’y a de figuration qu’un invisible déprécié. Et cette figuration elle-même est toujours une déception par rapport à la puissance agissante de ce qu’elle cache — le Château est décrit comme un pauvre village, simplement « terrestre » (sic) et trivial, un amas de bicoques agglutinées comme des huîtres. C’est comme si chaque chose était gorgée par l’invisible image d’une puissance lui conférant vie et redoublée dans le même temps par la réalité de sa déception (l’église a des airs de grange, l’école semble provisoire) — il s’agit, autrement dit, du monde platonicien dont toutes les Idées auraient pourri[15]. C’est tout le problème auquel s’affronte Deprez en passant par ce traitement iconique global : créer l’image — comme devenir — dans le prisme même de sa dépréciation, créer des images — comme productions — hantées par l’évocation d’une image invisible qui les génère pourtant. Cette ombre portée que la gravure renverse, c’est le château que jamais Deprez ne représente, et qui joue comme l’invisible image globale régissant tout le livre, comme la puissance irreprésentable de sa continuité[16] : les cases, ce sont les mille lambeaux tordus de l’image du Château, les débris d’un désignant vide, et toute l’histoire formelle de cette BD est celle d’une décomposition vécue a posteriori. La case n’est plus bandée, elle est fragment, le livre lui est défragmenté. Pourquoi l’icône alors ? Parce qu’elle est le temps (plus que le lieu) de la facialité, elle permet l’aperception la plus directe d’une image qui manque en agissant par son manque même ; chez Deprez, c’est comme si tout était facial (ce qui ne signifie pas que tout soit un visage), des gueules de Modigliani retaillées à la hache, brutalement crues, sur ou sous-exposées sans jamais respecter l’arithmétique des clairs-obscurs, tantôt fragment de gueule outrancièrement zoomé (p. 158) tantôt une gueule qui part en paysage (p. 141). Les gueules et leur économie, c’est ce qui lui tient lieu de mouvement, elles se renversent (p. 35), s’évoquent (p. 185), dialoguent (p. 169), elles font toujours passage et terme dans le même temps, comme cette image de K. cadré dans la serrure par laquelle lui regarde (p. 98), à la fois transition, blocage, allégorie de son déséquilibre. Là encore, Deprez rend l’effet polymorphique des personnages kafkaïens, leur protéisme atmosphérique : Frieda perd sa grâce hors de l’hôtel des Messieurs, Klamm change de physique selon les moments, les spectateurs, etc. Ces gueules ne s’individuent vraiment qu’en gros plan (l’instituteur p. 78), lorsqu’elles atteignent à une frontalité accusatrice et iconique ; cette question d’individuation est centrale chez Kafka, son humour fonctionne souvent par l’individuation d’une entité (signifiant, personnage) qui quitte sa redondance : ainsi le couple Sordini/Sortini qui brouille les identités, ou lorsque K. commence par dire aux aides — tout le monde s’appelle Arthur, même Jérémie s’appelle Arthur — et crée par là une unique créature à double incarnation. Puis Arthur redevient Jérémie en faisant volte-face contre le livre plus que contre son maître, il fait vrille-gueule, porte plainte contre K., part avec Frieda, il s’individue en tuant le baptême. Les personnages de Kafka se retournent en riant contre le livre (je vais aux flics et couche avec ta femme) de même les gueules de Deprez ne s’individuent qu’en se tournant contre le fond. La distance chez Deprez, ce n’est pas celle d’une profondeur régie par une perspective, c’est une distance que seules des couches graduent, accumulées, entrecroisées, perpendiculaires les unes aux autres — un géométral du chaos. En effet, les personnages n’atteignent à une sorte de premier plan que taillés sur un fond instable et grouillant de figures involuées. Dans les gravures de Deprez, toutes les gueules du monde semblent crépiter à travers celles qui apparaissent (ainsi p. 78, 85, 98), toutes les silhouettes spectrales et filiformes qui peuplent le village sont contenues dans le fond, sans prendre le délié d’un évanouissement mais soumises à la distinction brutalement définitoire du trait de gouge et du dualisme noir/blanc. Le fond, c’est les limbes, mais des limbes clownesques. Le noir quasi total et sa réciproque blanche (pages 115, 222), ce ne sont pas des qualités de la lumière, ce sont des hypostases des limbes. Peut-on les faire parler sans les ventriloquer ?

Parler en gros

On pourrait croire que chez Kafka, dans l’économie discursive des récits, comme chez Deprez, dans sa gestion de la distance, ce qui est le plus proche est ce qui parle le plus en disant le moins. À première vue, le plus lointain, i.e. le Château, est ce désignant vide qui parle très peu (on guette la lettre, on attend les message, on s’enquiert des réactions) tout en disant le plus (tu ne m’atteindras jamais, le ciel vide la terre et la terre pompe le vide du ciel, la loi est l’illogique du rationnel). Mais on aurait là une lecture finalement spiritualiste (théiste) de Kafka, et c’est l’inverse qui marche : le plus proche est ce qui dit le plus et qui parle le moins, le plus lointain est ce qui parle le plus en ne disant jamais rien. C’est comme si le proche faisait l’inconscient du lointain : le Château ne dit rien, il n’a rien à dire, il se contente de faire jouer les images à partir de son retrait — dans le roman c’est un opérateur à vide, chez Deprez c’est une fovéa (la tache aveugle qui permet paradoxalement de voir) ; à l’inverse, le Château parle beaucoup, par médiation chez Kafka, par signes secondarisés chez Deprez —c’est le rôle de la montagne, des grappes de maisons, des amas de dossiers mêmes, qui font signe ambigument vers le château (pages 8, 66, 140). C’est pourquoi les gueules en gros qu’on trouve chez lui parlent finalement très peu — assertions courtes, ordres, questions, rien d’autre. À peine apparues sur le plan discursif qui est ici le gros plan iconique, elles s’involuent en fond ; bizarrement, ces gueules-là s’éteignent quand elles parlent et s’allument uniquement quand elles font masse au fond des cases — les orbites de l’instituteur sont claires et animales lorsqu’il se tait, et deviennent deux blocs d’opacité noire dès qu’il parle.
On voit mal chez Kafka un langage approprié. C’est en mettant la parole dans le fond du récit qu’il fait parler — un langage qui se perd dans une nappe continue d’expressivité couvrant jusqu’à l’aberration la moindre nervure du monde, expression des lieux au génitif subjectif, toujours un peu slapstick, toujours un peu débile, grotesque des situations jusqu’à la clownerie goth où le moindre caillou se dote d’un quotient expressif égal à celui des hommes, ou l’inverse plutôt, quand tous les hommes dans le second temps de la caillasse se mettent à piapiater, toujours pantins, toujours cailloux parlant qui traversent le livre : en un mot, chez Kafka, le langage est un sousgenre de l’expression. C’est pourquoi Deprez refuse la bulle : la parole est noyée sur le fond d’une expressivité globale et parasitaire par nature (les échardes de la gravure encore, c’est le décor en énoncés), incrustée dans les mailles de la situation comme un ténia pariétal : parasitage du parasite et double aberration de voir un homme qui parle. L’absence de bulle, c’est le signifiant en creux d’un refus d’attribution discursive, et dans le cas d’un phylactère alloué à ce qui ne parle pas (la page elle-même, une fleur, un décor) un refus du discours indexé sur du non personnologique. Il ne s’agit pas chez Deprez d’un métalangage mais d’une infralangue — qui n’a rien d’animiste, elle est plutôt machine. Ce qui se dit dans le récit n’est plus la parole comme « production invisible des corps, dans une narration figurée »[17] mais une émanation sans médiation de la situation elle-même. Par là même, Deprez en refusant la bulle en refuse la fonction de temporalisation (ce qu’elle a, même graphiquement malgré sa fermeture, de toujours dynamique) et le fil continu qui les lie, par redondance formelle, pour en faire le référent de la progression narrative. Parler, vu l’absence de phylactères et la jonction d’une figure et du texte par un simple tiret noir, ce n’est pas une attribution personnologique de l’énoncé à l’énonciateur, c’est toujours l’entrechoquement de deux blocs autonomes, tous deux indexés sur le fond — c’est le Verbe qui se cherche un suppôt — et c’est l’icône encore. Il se passe graphiquement ce qui se passe lorsque K. entend le grésillement que fait le téléphone, la cascade nouée d’une infinité de voix enfantines que rien ne peut distinguer, et se réunissant pourtant pour en former une seule. C’est cela que Deprez fait apercevoir avec la multiplicité de traits qui parcourent ses vignettes —la conjonction impersonnelle du sens.

Prophètera, prophètera pas ?

Benjamin écrivait que l’œuvre de Kafka est de nature prophétique[18], non pas au sens où il viendrait rompre la continuité d’un monde en annonçant sa gloire — sa déchéance — mais au sens où le prophète, c’est d’abord l’éternel étranger des structures, l’errance synchronique, ludion inintégrable ; à la structure, le prophète oppose ses signes, qui sont toujours le prodrome d’un décalage, d’une torsion, d’un désaxement de l’ordre des choses — le désaxe, c’est la réponse à l’impossible rencontre du prophétique et de la structure[19]. Deuxièmement, le prophète agit comme un miroir d’avenir : il est celui qui crée la correspondance des choses avec leur inconnu, sous la forme de leur propre image, image nécessairement située dans l’avenir. Pour le prophète, l’objet et l’image de l’objet sont à égale distance de son regard, l’un dans notre présent, l’autre dans son futur. C’est en ce sens qu’il faut lire le travail de Deprez, ni dans les termes d’un réalisme d’impression (une mimesis des processus à l’œuvre dans Le Château), ni dans les termes d’un irréalisme assumé qui refléterait le type de distanciation mobilisé par Kafka. L’ambiguïté de certaines images, liminairement figuratives et déjà abstraites, le clocher battu comme une face, les faces minéralisées, etc., provient non pas des objets eux-mêmes mais de la même force déformante qui les travaille en profondeur — de la même ductilité figurale. Les objets flirtent avec leur étrangeté non pas en raison de caractéristiques objectives, mais bien parce que toutes choses se ressemblent du point de vue de leur torsion. On peut représenter de deux manières l’équivocité : une fois pragmatiquement, en décelant dans l’objet les traits qui par analogie l’assimilent à ce qu’il n’est pas. C’est l’équivocité d’objet, l’équivocité de bon sens, l’équivocité du réel qui se redouble. On peut aussi représenter l’équivocité en dessinant, paradoxalement, l’invisible et commune torsion qui travaille et informe tous les objets d’un monde. Pour que cette équivocité s’établisse, il faut, avant les objets, tracer le plan d’équivocité de l’objectivité elle-même. Ce qu’on appelle aussi un style, quand il dépasse la simple idiosyncrasie technique et le cri de la barbaque. C’est cette seconde manière de représenter l’équivocité, transversalement et en terme de force de déformation, qui travaille le livre de Deprez. Si les choses sont toujours chez lui l’énoncé d’autre chose, c’est parce qu’il grave à même leur contexture les effets de courbure dont elles sont la proie. Cette force déformante à l’œuvre dans Le Château, c’est l’attente, l’attente intransitive d’un monde qui collerait à lui-même. Ajourner, c’est le rôle qu’ont chez Kafka[20] les descriptions minutieuses qui couturent son récit. Disons mieux : les objets eux-mêmes, plutôt que leur description, sont cet ajournement de toute clôture. C’est comme s’ils n’existaient dans le monde qu’à rendre sa fermeture infiniment suspendue. Le fragment empêche l’énonciation de la loi — les blocs ouverts de la gravure empêchent la constitution de l’image « château ». Pour Deprez, la gravure empêche la formalisation du monde. S’il l’a choisie, c’est avant tout pour se donner un matériau qui soit essentiellement déformation, qui empêche d’emblée l’exacte équivalence figurale d’un objet à sa représentation désirée : le bois, c’est la déposition de l’attente, c’est d’emblée la fatalité de la figure conçue comme force de déformation, ses craquements sont l’équivalent des objets chez Kafka. On peut lire chacune de ces pages comme la représentation figurale d’un tiers-objet non figurable. Sous les gueules tordues qui sont soumises aux mêmes forces déformatrices que les éléments de décor, dans le chamboulement graphique où les vivants sont traités comme des plages inertes et où les choses inertes sont déjà des fragments de gueules, c’est non pas l’adéquation des choses à elles-mêmes et des signes à eux-mêmes qu’il faut déceler. C’est l’attente. C’est l’attente qui travaille ces pages et impose une commune torsion à toute apparition graphique, du rocher jusqu’aux verbes, c’est l’attente à l’excès d’un univers qui ne tend plus qu’à s’assimiler et à se correspondre parfaitement, alors qu’il n’est plus ni modèle, ni reflet, ni premier ni second. C’est le monde déformé par son désir de ressembler au monde — un prophétisme clamant qu’aucun prophète ne viendra plus.

Décadrer le geste

Chez Kafka, les personnages sont toujours littéralement emboutis dans le plafond, la nuque pliée, le crâne qui racle, toujours tête à l’étroit sous une parodie de nef soudain tombée sur les ouailles. Pour Benjamin[21], il s’agit d’un débordement du contexte par le geste. Pour Deleuze et Guattari[22], la tête bloquée sous le plafond qui se redresse et le crève, c’est la figure, son cadre et son bloc formalisé, qui s’échappe à elle-même et devient matière intensive pure. À cet égard, Deprez est strictement kafkaïen : si les figures vues de loin rentrent dans le cadre sans en frôler les bords, sans que leur crâne vienne y frotter, au contraire, dès qu’une gueule apparaît proche, elle est nécessairement emboutie dans le cadre, et coupée (p. 78, 124, 168). Comme chez Kafka, c’est lorsque la proximité narrative et descriptive avec les personnages est suffisante, lorsqu’ils sont prêts à peu-parler, qu’on les voit baisser la tête, la rentrer dans les épaules ou se ployer la nuque, quelque part entre tortue luth et saule pleureur, comme si leur crâne était leur honte. Deprez délittéralise les effets de cadre présents chez Kafka, dont ce dernier fixe les montants avant le récit sans plus les faire bouger (pas de zoom, pas de travelling, aucun mouvement, ce sont les personnages qui bougent par rapport au cadre, y rentrent comme sur une scène, en sortent, s’approchent de la focale, s’évanouissent au fond…) ; là où la case de bande dessinée habituelle peut littéralement, bien qu’elle soit prise dans la bande, être perçue comme un analogon du focus de caméra, mobile, cadrant, rétractile, comme chez un Katchor ou un Clowes, chez Deprez c’est comme si le cadre des vignettes était inamovible et éternel : icône et prophétisme. Ses personnages n’ont pas de substance autonome, leur champ d’émergence, c’est le fond sans profondeur lui-même, ils sont l’interruption parlante du fond. Le noir qui les texture est le même que celui des innombrables stries labourant le papier, ils sont la composition incarnée d’un fond d’intensité plein de lignes et d’échecs. Car les motifs accidentels qui parcourent la page, veinures du bois, éclats, taches, sont en quelque sorte le décor et la matière première de ce qui ne fait plus fond en en étant pourtant l’attribut. Ses silhouettes ne se détachent pas du fond, elles n’ont aucune profondeur. Graphiquement d’abord, on a des ombres à plat, sans ligne de fuite perspectiviste pour les faire décoller du fond, rien que profils, trois quarts, gueules embouties, etc. Narrativement ensuite, les personnages ne sont que la floculation rigidifiée d’un silence fait substance et qui ne se quitte jamais. À la limite, on imagine très bien Deprez ne dessiner que le décor d’une action qui ne passe pas — c’est en fait la fonction de l’arpenteur dans le roman — et, accidentellement, recueillir comme des hasards arbitraires les gueules roides aux ovales cassés, les lettres brutes qui s’en dégagent. Les personnages de Deprez sont les attributs non autonomes de la substance fond, ils occupent tous une place équivalente dans le syntagme narratif/graphique en tant qu’aucun d’entre eux ne dépasse son statut de fonction linéaire (Rey, p 36). Ce ne sont pas de pures figures, ce sont de purs motifs, au sens où une pure figure constituerait une entité narrative/graphique excédant sa fonction linéaire[23], là où un pur motif se voue, paradoxalement, à n’être que l’émanation d’un fond qu’il stabilise et synthétise[24]. Si l’œuvre de Kafka est un catalogue de gestes auxquels on a retiré leurs supports traditionnels, gestes plutôt assignifiants que symboliques et purs éléments d’agencement selon des contextes[25], chez Deprez il y a à première vue une absence radicale de gestes due à une élision organique : il n’y a pas d’organe dans son Château, au sens littéral d’abord, ses personnages se présentent comme des blocs torse/tête avec rarement des bras et des jambes, des corps dont toute potentialité d’action ou de mouvement semble absente. Plus profondément, il n’y a pas d’organe parce que Deprez dessine dans un plan de déformation où la dimension organique se rabat nécessairement sur son intégration au fond. Le geste des personnages y est remplacé par une gestualité du fond : on passe progressivement, par une période de coupes franches longilignes, du rythme nocturne de l’écurie (p. 75) à un rythme lacérateur et externe (p. 85, les bourrasques). Les personnages ne sont ni les gants ni les supports des gestes, mais tout au plus leurs vecteurs vite débordés. Si l’on considère ces deux caractères, le cadre fixe, et une série de gestes non organiques ne passant pas principiellement par les personnages, on peut dire que Deprez met ici en branle une conception étrange du mouvement : c’est le passage virtuel entre poses quelconques d’une série non quelconque. Il semble surtout que ses images soient essentiellement des coupes, qui dégagent des icônes quelconques et ouvrent sur un écorché métastable. À partir de là, un des enjeux graphiques de son livre, c’est de fuir le petit fatum de la verticalité, c’est conquérir l’horizontalité : un arpentage, où les pages sont les restes d’un château cassé en bloc.

Désenfouir l’horizon

L’ensemble des vignettes semble être verticalement orienté : Deprez travaille essentiellement à la verticale, par déclinaisons juxtaposées de traits, de veinures, qu’il s’agisse de la texture ligneuse accidentellement visible ou de ses traits de gouge (très visibles p. 190 par exemple). S’il emploie parfois des coups de gouge diagonaux (p. 83, 151), c’est que le décor lui-même tend à envahir la page et à glisser depuis sa profondeur. C’est très tard que l’horizontalité apparaît franchement, même si plusieurs vignettes en emploient le procédé (p. 158, 171), essentiellement comme un marqueur d’avenir : lorsque K. est dans le milieu même d’un trouble qui le dépasse, tellement trouble que tout enfin devient simple et étale. Il semble que l’horizontalité apparaisse réellement lorsque Jérémie, l’un des deux aides que K. nommait Arthur, retrouve K., lui annonce qu’il le quitte, que Frieda est avec lui. Il a vieilli, perdu le charme juvénile et animal qui nimbait les deux aides au début du récit : des rides franches lui barrent le front. L’horizontalité chez Deprez semble intervenir à deux moments : lorsque le trouble atteint un tel degré qu’il devient un monde à plat, et lorsqu’une créature rentre, naturellement pour ainsi dire, dans la figure qui le précédait comme la pierre d’Aristote retrouve son lieu en terre. En témoignent les quatre ultimes vignettes du livres : K., bloc noirci sur fond de vagues blanches, est enfin pris dans un monde horizontal : celui où le trouble atteint son acmé et aplatit toute les choses sous elles-mêmes, et celui de la créature qui trouve enfin, dans sa figure, son lieu d’apparition et de disparition — son tremblement[26].

– Quelle est ta profession ?
– Arpenteur.
– C’est bien. Demain j’aurai une nouvelle robe, je t’enverrai peut-être chercher.

Notes

  1. Deprez : « Car jamais ou rarement le souci de la construction ne s’est imposé à moi. J’ai dessiné ce livre comme un promeneur qui se perd dans un paysage inconnu […] N’importe quoi peut se passer et le résultat est toujours identique, le sujet fait du surplace. J’ai traité de la même manière l’image […] En quelque sorte, je n’ai pas traité le récit ni l’image. » Source.
  2. Deprez : « j’ai cru longtemps que je ne le terminerais jamais. Je ne trouvais pas sa forme, la forme heureuse de ce livre […] J’ai commencé par utiliser un crayon « Negro » sur du film, ces essais ont été publiés dans la revue. » [Frigobox p. 79]
  3. Deprez : « J’ai plus été touché par la manière de Kafka, par la façon qu’a sa phrase de creuser des blancs dans les paragraphes que par l’histoire, qui m’importe assez peu. » Ibid.
  4. C’est le thème de l’issue plutôt que la liberté dans le Kafka de Deleuze et Guattari (éd. de Minuit, 1975).
  5. Là-dessus, voir Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard, 1955, p. 92 passim.
  6. Bataille, La littérature et le mal, Gallimard, 1957 : « dans Le Château, l’idée même de révolte est retirée ».
  7. Rey, Les spectres de la bande, éd. de Minuit, 1978, p. 14.
  8. Ni très franchement à la BD, sauf à en faire la bobine arrêtée d’un cinéma passé sous sa vitesse, bobine que viendrait simplement déséquilibrer une logique du scripturaire, délirante ou pas : miction des genres pour occulter la singularité pratique sous un simple croisement générique. D’ailleurs Rey semble homéostasier deux ordres hétérogènes, l’imaginaire, qui ressortit à une détermination dimensionnelle de l’imagéité, à sa mouture génétique, et le modèle photographique, qui en est un champ singularisé d’effectuation. L’imaginaire est un déterminant de l’espace figural, le photographique sa détermination. Il est donc difficile de les apparier alors qu’ils sont scalairement hétérothétiques.
  9. Qu’on opposera sur ce point à la perspective iconographique qui constitue, selon Rey (p. 13), la mouture intrinsèque de la bande dessinée. On peut ici opposer iconique et iconographie sur deux points : la référence (donc l’herméneutique) et le réseau (l’apparentement analogique des signes et des figures).
  10. Deleuze et Guattari (Kafka, p. 14) et Benjamin (Œuvres II, Gallimard p. 285 et p. 435) remarquent que le pont-aux-ânes dès qu’on touche à Kafka est non seulement l’interprétation, mais surtout l’interprétation religieuse (qui d’un petit coup de baguette analogique, de représentations et de raccords d’extériorité, peut transformer n’importe quel motif en signe, toute figure en citrouille et l’image quelle qu’elle soit en cliché religieux). L’icône, ici, c’est
    1) l’expression faciale qui a recouvert le visage jusqu’à en occulter toute facialité
    2) l’écart maximal entre le fond et sa surrection.
  11. Sur la carte chez Kafka, qui travaille et grossit dans le fond des portraits, Kafka p. 18-20 Deleuze et Guattari.
  12. Les spectres de la bande, p. 59
  13. Profanations, Rivages, 2006, p. 40. Agamben fait des assistants les mimes de l’inoubliable, messagers du temps messianique dans un temps profané, et annonçant par là même le Règne intransitif.
  14. « Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. » Exode 20, 4, trad. Louis Segond, 1910
  15. Pour Blanchot, c’est l’impatience du dénouement qui chez Kafka produit l’image, en tant qu’elle délègue de l’inaccessible une figure intermédiaire qui en devient l’idole, le mauvais terme, la dérobade encore —l’image chez Kafka est maudite et païenne, c’est un désir moniste devenu médiation par empressement, et qui fragmente encore plus loin la possibilité d’une fin (L’espace littéraire, p. 96).
  16. Deleuze et Guattari parlent du Château comme « puissance illimitée du continu ». Kafka, pour une littérature mineure, p. 116
  17. Rey, p. 29 — on s’inquiète au passage de cette marotte causaliste et attributive qui reconduit encore la segmentation a priori des régimes praxiques à l’œuvre dans la bande dessinée ; cette obsession attributive, c’est l’arbre planquant le fonctionnement junglesque de la bande dessinée — tout se branche sur tout sans qu’il y ait a priori de parallélisme analytique pensable entre le sémiotique et le figural — autrement dit c’est en immanence que la bande dessinée crée et réagence les disjonctions pratiques. C’est le Guyotat d’Eden Eden Eden qu’il faut plutôt convoquer ici — un machinisme libidinal continu qui lie disjonctivement et explose jusqu’à l’idée même d’hétérogénéité a priori des ordres du désir. Idem pour la bande dessinée, au niveau des régimes pratiques — on peut lui préférer une transversalité des usages — et des usures.
  18. Œuvres II, p. 287. Bataille se le demande lui aussi : La littérature et le mal, p. 190.
  19. « Tout ce qu’il [Kafka] décrit est en même temps un énoncé sur autre chose. »
  20. D’après Benjamin encore. Ibid., p. 288 ibid.
  21. Ibid., p. 425
  22. p. 13 Kafka, pour une littérature mineure.
  23. Comme le personnage Zorro Bolero d’Altan (dans la bande dessinée éponyme, Albin Michel, 1989).
  24. Par exemple le projecteur p. 43 dans Par les sillons de V. Fortemps (chez FRMK, 2010).
  25. Benjamin, Œuvres II, p. 424-5.
  26. Un seul regret qui fait grincer toute la machine, le remerciement à Renaud Camus en page de garde. Une tache de pus sur une blouse à fleurs.
Dossier de en octobre 2017