[SoBD2015] Revue de littérature

de

Renaud Chavanne : Profitons maintenant de l’occasion pour parler de l’ouvrage Comic Strips, Une histoire illustrée du Comic Strip de Jerry Robinson.

Harry Morgan : Voilà la traduction du The Comics de Jerry Robinson qui est un ouvrage de 1974, mais là c’est une version qui a été révisée de l’ouvrage paru chez Putman. C’est un ouvrage historique — laissez-moi compter : c’est le septième livre paru sur la bande dessinée aux Etats-Unis, le premier étant l’ouvrage The Comics de Coulton Waugh paru en 1947. Il n’y a pas grand-chose avant Jerry Robinson, c’est donc un ouvrage fondateur. Il valait probablement traduire ça que traduire le Waugh qui est un ouvrage intéressant mais daté, ou de traduire des choses comme Comic Art in America de Stephen Becker. L’un de ces ouvrages anglais est d’ailleurs un ouvrage français, puisque History of the comic strip de Pierre Couperie est le catalogue de l’exposition du Musée des Arts Décoratifs de 1967, paru ensuite en 1968 aux Etats-Unis.
Sans surprise, Jerry Robinson prend l’histoire de la bande dessinée — avec toujours avec des allusions à la préhistoire, de bisons sur les parois des cavernes, caricatures anglaises du 18ème siècle et ainsi de suite. Il fait démarrer la bande dessinée américaine dans les journaux avec le newspaper strip à la fin du 19ème siècle. Dans l’édition originale, il poussait jusqu’aux années 70, et pour que l’ouvrage s’adapte à une nouvelle génération, on a rajouté un chapitre qui va d’un coup des années 70 aux années 2010. Un seul chapitre qui retrace 40 ans — on peut se dire que c’est triché, que c’est juste pour que l’ouvrage puisse reparaitre. Sauf que l’auteur a de la chance puisque lorsqu’il arrive à la contemporanéité dans l’édition 74, il souligne qu’il y a beaucoup de changements. Selon l’auteur, le strip devient décalé, moderne, les auteurs sont des intellectuels, ce ne sont plus que des gags reposant sur de l’humour physique comme au début du siècle et il se trouve que cette tendance est celle qui s’est poursuivie de la décennie 70 à 2010. Le schéma que propose l’auteur est cohérent, le livre tient un discours clair. Après (et j’adopte la posture de l’historien), on peut discuter sur la question suivante : est-ce que le comic strip manifeste une belle santé au début du XXIe siècle ? Il y a quelques initiatives, il y a aussi des facteurs qui paraissent très négatifs : réduction du format de parution dans les journaux, disparition de la presse imprimée au profit de la presse en ligne — je ne suis pas certain que la migration vers les écrans assure la pérennité de cette forme de littérature dessinée à laquelle nous sommes si attachés.

Florian Rubis : Une chose que j’aimerais faire remarquer est que les ouvrages que cite Harry Morgan et notamment celui de 1947 sont des ouvrages d’auteurs. Même si Coulton Waugh est un épigone qui reprend les travaux de grands maîtres, il y a une vision de l’intérieur. Sur cet ouvrage-là, c’est effectivement un jalon et c’est intéressant lorsque l’on s’intéresse à l’histoire des comics américains. Je fais la distinction, parce qu’on a tendance à penser que les comics ce n’est que du super-héros ou de la bande dessinée américaine, alors que ça recouvre toutes les bandes dessinées d’expression anglaise.
C’est intéressant d’avoir celui-là en français, d’autant plus qu’Urban comics fait un travail éditorial très intéressant. On parlait de l’anthologie de Kirby où il y avait même les collages — on voyait que cela avait été fait par des gens qui connaissaient bien leur affaire. C’est souvent le cas dans leurs ouvrages, mais il n’en reste pas moins que celui-ci, malgré les adaptations et réactualisations, donne l’impression d’être daté, notamment avec les analyses que l’on a évoquées avec les figures pariétales. On sait bien que de nos jours c’est d’un rasoir et totalement not up to date pour rester dans une expression comics (rires).

Harry Morgan : Tout à fait d’accord, il faut tenir compte du fait que la recherche européenne est très en avance sur ces points-là par rapport à la recherche nord-américaine. Ce que dit Robinson sur la caricature anglaise du XVIIIe siècle, les bisons de Lascaux et le Yellow Kid à la toute fin du XIXe siècle, c’est tout-à-fait nul et non avenu : cela a été infirmé tout-à-fait par la recherche contemporaine.

Antoine Sausverd : Je suis d’accord avec l’analyse du côté historique qui date des années 70, et on peut se demander pourquoi on vient rééditer ce livre mais même si ça vient conforter une certaine image de l’histoire de la bande dessinée, mais ça reste un livre grand public, de belle facture, agréable à lire, composé de belles illustrations. Si on veut vraiment pinailler, quand on voit des livres de patrimoines il y a des efforts faits sur les scans des documents originaux tout en respectant le papier et la publication originale. Alors qu’ici, on a encore des planches qui ne sont pas dignes de ce que l’on peut faire actuellement ; quand on voit par exemple des planches de Töpffer ou encore des planches de Tarzan qui sont numérisées au trait, ça ne rend pas du tout honneur aux planches.

Renaud Chavanne : Pour finir avec Comic strip, je dirais quand même que c’est un ouvrage qui est venu 29€, ce qui n’est pas très cher, donc il faut quand même saluer…

Manuel Hirtz : Il faut aussi ajouter que le gros de l’ouvrage est une histoire du comic strip américain, et des histoires du comic strip américain en français à peu près valable, j’en connais qu’une, c’est celle de Thierry Groesteen qui est beaucoup plus courte.

Renaud Chavanne : … et qui n’existe plus.

Manuel Hirtz : … qui est, par la force des choses, beaucoup plus courte, puisqu’il parle de toute l’histoire de la bande dessinée, et américaine et française. En ce sens-là, si on s’intéresse au comic strip, si on veut savoir ce qui a généré Mickey Mouse en bande dessinée, Krazy Kat, Félix le chat ou encore Flash Gordon… il faut le lire.

Renaud Chavanne : J’en profite pour émettre un regret, c’est la disparition de cet ouvrage de Thierry Groensteen, La bande dessinée, son histoire et ses maitres qui était un catalogue d’exposition publié chez Flammarion, avec une politique d’éditeur qui consiste à détruire les livres systématiquement au bout de quatre à cinq ans, même quand on continue à les vendre. C’est absolument lamentable : sans prévenir personne ces livres partent au pilon. Ce livre-là, c’était l’histoire de la bande dessinée française et américaine ; aujourd’hui il n’y a plus en neuf de livres qui retracent un panorama global de l’histoire de la bande dessinée, c’est un manque. Cela s’explique dans le sens ou cela coûte plus cher de stocker la palette au mois que de vendre les livres. C’est quand même regrettable.
Quittons un peu l’étranger, et revenons sur une comparaison intéressante proposée par Antoine, entre deux mémoires d’auteures parus cette année.

Antoine Sausverd : Ce sont deux livres parus à trois mois d’échéance cette année, le premier 30 ans avec les triplés de Nicole Lambert paru en novembre 2014 et La Reconstitution de Chantal Montellier, paru en janvier 2015. Deux livres d’auteurs sur deux femmes auteurs de bande dessinée, ce qui est déjà remarquable en soit, et qui sont à l’opposé du spectre de la production de la bande dessinée. C’est assez original.

Renaud Chavanne : A la fois en ce qui concerne les auteures elles-mêmes, leurs œuvres, mais aussi pour les livres de ces auteures.

Antoine Sausverd : On va commencer avec le premier qui est 30 ans avec les triplés, édité par Nicole Lambert elle-même — on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Elle édite depuis quelques années maintenant les albums des Triplés.

Renaud Chavanne : Comme Claire Bretécher l’avait fait auparavant. C’est quand même un mouvement tout-à-fait étonnant.

Antoine Sausverd : Nicole Lambert, donc, qui publie depuis près de trente ans sur une page hebdomadaire, page pleine et en couleur, les aventures et gags des triplés, trois enfants (deux garçons et une fille).

Renaud Chavanne : … et c’est un miroir de la bourgeoisie française.

Antoine Sausverd : Exactement. Ces histoires sont publiées dans le magazine Figaro Madame depuis trente ans. C’est très fantasmé, mais ça a le mérite d’exister. Je ne sais pas s’il y a d’autres bandes dessinées aujourd’hui qui ont à la fois cette durée, et cette place dans la presse française. C’est assez hallucinant.

Renaud Chavanne : Y a-t-il des gens ici qui ne connaissent pas les triplés ? Je pourrais également poser la question inverse à une assemblée de gens qui ne connaissent rien à la bande dessinée. Qui connaît les triplés ? Et là beaucoup de mains se lèvent. C’était une blague de ma part de dire que c’est une bande dessinée miroir de la bourgeoisie, mais c’est aussi dans un sens une bande dessinée populaire, dans le sens où la connaissance de cette bande dessinée dépasse très largement le milieu de la bande dessinée. Il y a des milliers de gens qui ne connaissent pas la bande dessinée qui connaissent quand même les Triplés. On a encore un phénomène de bande dessinée extrêmement large en France, publié dans la presse nationale.
C’est édité, comme Bretécher en son temps dans la presse de gauche (dans le Nouvel Obs) qui a fini par s’éditer elle-même parce que économiquement parlant c’était beaucoup plus intéressant que de laisser ça à des éditeurs — Nicole Lambert a suivi le même parcours. Elle a fait un livre rétrospective à l’attention des gens qui la suivent et montre année après année une belle page et un résumé de ce qui s’est passé d’important pour elle durant cette année avec les produits dérivés, la mode féminine et celle des enfants.
Je fais partie des rares personnes qui ne connaissaient pas les Triplés. J’ai découvert quelque chose et je suis très content que cela existe encore.

Antoine Sausverd : Il y a une première partie qui est composée d’une sorte d’agenda qui va revenir sur les trente années, avec une planche par année et quelques anecdotes. Il y a également un cahier central, un cahier de mode où on voit l’évolution décennie après décennie de la mode vestimentaire de la mère, ensuite on a une interview de l’auteure par Charles Dierick qui revient sur son parcours, son enfance et on se rend compte que c’est quand même une vie rêvée d’auteur de bande dessinée. C’est-à-dire que c’est un ancien mannequin ayant une amie journaliste, qui un jour la présente à la fille de Louis Pauwels qui se charge de l’hebdo et du jour au lendemain elle est publiée et ses planches apparaissent dans l’hebdo féminin. C’est comme cela depuis trente ans.
Après c’est émaillé de petites histoires comme les secrets de fabrication, des anecdotes etc. On apprend quand même qu’elle s’étonne de ne pas avoir de reconnaissance du milieu de la bande dessinée, bien qu’elle ait été lancée par Goscinny et qu’elle connaît très bien Alain Giraud et que Pierre Couperie, étonnamment, était ami était avec elle et qu’elle avait suivi son séminaire. Ils sont devenus amis, il était devenu un petit peu le grand-père de ses petits-enfants, donc comme ça on découvre tout un tas d’anecdotes amusantes sur la bande dessinée.

Renaud Chavanne : J’aime beaucoup les dédicaces d’artistes à artistes, parce que ça permet de se rendre compte de la sphère dans laquelle les artistes évoluent et des gens qu’ils apprécient et de ceux qui les apprécient. Quand un artiste signe un dessin à un autre artiste, ça veut dire qu’ils s’apprécient suffisamment pour accepter de le faire. Or là, on voit un dessin de Moebius dédicacé à l’attention de Nicole Lambert.
Ce qui est beau dans le choix de ces deux livres, c’est qu’on a des choses que l’on a tendance à catégoriser, à classer. D’un côté, cette bande dessinée du Figaro Magazine, et puis on a Chantal Montellier — et on a tendance à se dire que ce n’est pas du tout la même chose. Or il se trouve que les passerelles sont beaucoup plus nombreuses que celles qu’on imagine nous dans notre esprit de lecteur. Ces gens-là se connaissent, s’apprécient — et Lambert explique que Giraud est un maître pour elle, qu’elle adorerait pouvoir copier. Elle est allé le voir, l’a rencontré et le courant est passé entre les artistes, suffisamment pour qu’il y en est un qui fasse une dédicace à l’autre.

Florian Rubis : En même temps, ayant un petit peu connu Jean Giraud, j’imagine aussi qu’il a vu ça avec une certaine ironie et une certaine distance ; ça lui a fait un grand plaisir de dédicacer ce dessin en n’en pensant pas moins. Il a pu le faire très sincèrement, mais avec un certain recul.

Renaud Chavanne : C’est possible. La Reconstitution de Chantal Montellier, donc ?

Antoine Sausverd : La reconstitution est un récit illustré à la première personne. On est vraiment dans l’autobiographie, Chantal Montellier retrace dans ce premier volume qui date des années 47 jusqu’au début des années 90, un récit écrit émaillé de créations originales et de reprises de couvertures et de planches publiées. C’est très visuel, il y a un travail de maquettiste et de re-création d’images pour illustrer ce texte. On est complètement à l’opposé de la carrière de Nicole Lambert, tant au niveau familial puisque les deux premiers chapitres sont sur son enfance et sur sa formation aux beaux-arts. C’est parfois assez lourd, à l’image du personnage et de l’œuvre. On tombe parfois dans le pathos, on a des extraits de lettres, des échanges avec sa psy — c’est pas toujours très léger. On a une deuxième partie qui traite de mai 68, de son expérience et après de son début dans la presse qui est un peu plus léger, même si elle a toujours des choses à dire, on ressent dans l’écriture que c’est une écorchée. Néanmoins une fois le livre refermé, on a envie de replonger dans certains livres de Chantal Montellier, au contraire du livre de Nicole Lambert qui est plus un objet marketing. Le livre de Nicole Lambert est plus une énième déclinaison des Triplés qu’un vrai livre sur une œuvre : comme on le voit en quatrième de couverture, il est écrit « un excellent cadeau à faire à tous » (rires).

Renaud Chavanne : Oui c’est un livre qui est édité pour être offert, une rétrospective — mais qui ne manque pas d’intérêt. L’autre, il est très étonnant, on l’attend parce que l’œuvre de Montellier est difficile d’accès. Elle demande plus de réflexion pour comprendre ce dont il est question que celle de Lambert qui a un accès relativement aisé. Il était évident que dans les différentes œuvres de Montellier, on imaginait bien qu’il y avait des échos de sa vie, sans savoir comment ça s’articulait.
Il y a des pans entiers dévoilés, mais on reste dans le même registre. Vous ne serez pas surpris si vous connaissez et vous aimez les œuvres de Montellier. C’est un livre qui se lit avec intérêt. Ce qui est très étonnant (c’est mon avis), c’est la qualité assez faible de la partie visuelle : on a un livre intéressant dans sa composition puisqu’il est structuré autour du texte, il mêle un certain nombre de photos, de dessins de Montellier, de bandes dessinées ; il y a des moments où le texte s’interrompt, on continue en bande dessinée et on revient. Mais par rapport au travail de Montellier que j’apprécie, on est à mille lieux du travail de la Montellier que j’aime. On a l’impression d’un copier-coller sur quelqu’un qui ne sait pas manipuler Photoshop.

Antoine Sausverd : C’est ça, ça manque de cohérence au niveau visuel et c’est vrai qu’on a l’impression que certaines images sont faibles en qualité, comme si elles étaient copiées d’Internet.

Renaud Chavanne : On est un peu étonné, de la part de Montellier qui est une artiste qui m’a toujours dérangé et que je lis avec plaisir depuis longtemps, je ne m’attendais pas à trouver ce genre de choses. Il y a une petite histoire, avec ce livre : j’ai entendu dire que c’est un livre qui semble-t-il n’a pas trouvé son public, et la parution du deuxième tome paraît comprise. C’est étonnant, quand même — et ça vaut tout de même le coup d’être lu.

Dossier de en octobre 2016