[SoBD2018] Revue de Littérature

de

Renaud Chavanne : Bonsoir et bienvenue pour cette sixième édition de la Revue de littérature du SoBD. Nous allons commenter ce soir une sélection d’ouvrages sur la bande dessinée qui sont parus dans l’année. Soixante, peut-être soixante-dix titres sont sortis depuis notre dernière revue de littérature, ce qui est sensiblement équivalent aux années précédentes. C’est donc toujours une littérature bien fournie, avec son lot habituel d’ouvrages consacrés à Tintin, dont nous avons fait l’effort de lire quelques-uns, mais que nous ne ferons pas l’effort de commenter ici.
Notre sélection est assez variée cette année, avec notamment plusieurs traductions, comme cela a pu transparaître dans la liste des nominés du prix « Papiers Nickelés SoBD ». Comme vous avez dû le voir, c’est le livre de Michael Tisserand Krazy Kat George Herriman, une vie en noir et blanc qui a obtenu ce prix, à la suite de conversations qui ont été assez vives. En définitive, ce livre n’a pas recueilli un assentiment aussi unanime que cela a pu sembler lors de la cérémonie de remise du prix. Nous commencerons cette revue de littérature par ce livre, puis nous reviendrons sur cinq ou six autres titres.

Krazy Kat George Herriman, une vie en noir et blanc est un livre publié par Les Rêveurs, autrement dit par l’éditeur de Herriman en France. Cette maison a fait paraître quatre très beaux volumes des planches du dimanche de Krazy Kat. Elle a également démarré une édition des bandes quotidiennes, toujours dans une traduction de Marc Voline.
Qui veut commencer par nous parler de ce Krazy Kat George Herriman, une vie en noir et blanc ? Qui ose ouvrir les hostilités ?

Florian Rubis : On va faire ça dans l’ordre parce qu’on a tous quelque chose à dire. Mais je préfère vous laisser y aller, et puis je suivrais.

Renaud Chavanne : Bon, puisque vous êtes hésitants, je vais ouvrir le bal. Je comptais plutôt parler en dernier, car je vais être plutôt élogieux sur ce titre. Puisque ce livre a reçu l’approbation du jury du prix « Papiers Nickelés SoBD », partiellement ici présent, il me paraissait préférable de terminer sur une note positive.
Krazy Kat George Herriman, une vie en noir et blanc est un livre qui a été publié aux États-Unis, et qui y a rencontré un grand succès. Pour ma part, il me semble cependant que c’était un pari assez audacieux de traduire ce livre en France. S’il est possible qu’Herriman soit connu aux États-Unis, peut-être pas du grand public, mais au moins du monde des arts, il est peu probable que cet auteur dispose de la même notoriété chez nous. Une biographie consacrée à Herriman me paraît donc une entreprise risquée en France, d’autant plus que l’objet est plutôt luxueux, comme vous pouvez le voir. C’est un volume doté d’une couverture rigide, d’un dos rond, d’une jaquette et d’un double marque-page. Comme c’est aussi le cas pour ses rééditions françaises de Krazy Kat, on sent que l’éditeur a mis du cœur et de l’argent dans son livre, ce qui rend le risque d’autant plus important. Il existe d’autres biographies de grands auteurs américains qui n’ont pas été traduites, par exemple sur Kurtzman [Harvey Kurtzman: The Man Who Created Mad, de Bill Schelly, chez Fantagraphics Books, 2015], et peut-être aurait-il été plus aisée pour un éditeur français de traduire une biographie de Kurtzman que d’Herriman.
Krazy Kat George Herriman, une vie en noir et blanc aborde essentiellement l’œuvre de Herriman par le biais de la question raciale. Le propos du livre se développe autour de l’ascendance, qu’on savait noire, ou en tout cas métisse…

Florian Rubis : On le savait depuis 1971, parce qu’on avait trouvé des documents qui portaient la mention « Colored ». On savait donc qu’il était métis.

Renaud Chavanne : On savait qu’il était métis, mais les discussions à ce sujet se limitaient à peu de choses, par exemple sur ses cheveux, qu’ils étaient crépus, qu’il portait le chapeau peut-être pour les cacher… Enfin, ça n’allait pas beaucoup plus loin que ça. Tisserand a donc choisi cet axe pour traverser toute la vie de Herriman, en évoquant sa famille, ses ancêtres, le métissage de la famille et surtout la décision de son père de se faire passer pour blanc dans un pays globalement raciste. Ceci afin d’avoir une vie plus simple et plus agréable. Ce subterfuge, qui est désigné par l’expression « passer blanc », organise toute l’œuvre d’Herriman selon Tisserand, et, en conséquence, tout le livre de ce dernier. Tisserand oppose le « passer blanc » à quelque chose qu’il estime resurgir en permanence dans l’œuvre d’Herriman, à savoir le phénomène des minstrels shows. Les minstrels shows étaient des spectacles de Blancs qui se grimaient en Noirs, aux États-Unis. C’est cette tension entre « passer blanc » et Minstrels Shows qui est évoquée dans le titre du livre, Une vie en noir et blanc, et qui structure l’ensemble de l’ouvrage avec des développements que j’ai trouvés pour ma part très intéressants.
Pour se faire passer pour un Blanc quand on vient d’une famille noire, il faut précisément couper tous les liens avec sa famille. Cela paraît évident une fois que c’est dit, mais cela ne vient pas spontanément à l’esprit. Ainsi, on apprend que le père d’Herriman a traversé les États-Unis, est allé s’installer à l’autre bout du pays, sur la côte Ouest, et qu’il a rompu toutes les attaches avec les siens. Cela signifie qu’il n’allait plus aux mariages des gens de sa famille, et pas même à l’enterrement de son père. On imagine ce que cela peut avoir de terrible pour ces gens, qui vivent en cela, en quelque sorte, une seconde rupture. Ces familles ont d’abord vécu la rupture de l’esclavage, puisque les Noirs étaient arrachés à leur pays pour être amenés sur les côtes américaines ; elle est suivie d’une seconde rupture, en sens inverse pourrait-on dire. Il s’agit de couper une nouvelles fois ses racines, afin d’arriver à vivre un tant soit peu correctement.

Florian Rubis : Le poids de la décision du père d’Herriman pèse sur toute la famille finalement. Ils sont prisonniers d’une décision qui n’est pas la leur.

Renaud Chavanne : Exactement. Et, entre parenthèses, cela nous rappelle le travail de Chris Ware, où cette problématique existe également, dans un autre registre qui n’est pas racial. Chez Chris Ware aussi, dans Jimmy Corrigan, le poids de la décision d’un ancêtre se répercute de génération en génération, et produit, in fine, des asociaux. Ce qui n’est pas le cas du tout d’Herriman, je le précise.

Harry Morgan : Est-ce que je peux réagir ? Telle est donc la thèse du livre que Renaud Chavanne vient de résumer de façon tout à fait pertinente et synthétique. Et c’est ce qui me convainc le moins dans l’ouvrage. Il me semble même que cet ouvrage en cache un autre, qui n’a rien à voir avec la bande dessinée à savoir le roman du regretté Philippe Roth, The Human Stain (La Tache en français). C’est l’histoire d’un universitaire, Coleman Silk, qui est Noir, et qui décide de se faire passer pour Blanc. Il franchit la barrière raciale, et pour cela coupe définitivement les ponts avec sa famille. Sa mère en mourra de chagrin.
C’est justement là que le bât blesse, parce que les parents de George Herriman le dessinateur de Krazy Kat, ne sont pas des Coleman Silk, pas plus qu’Herriman lui-même ne l’est. Ce sont des gens qui vivent dans le Sud des États-Unis, dans un environnement racial compliqué, où existe effectivement une assignation raciale, puisque sur les papiers on est inscrit comme Blanc ou comme personne de couleur. Les parents de Herriman décident donc d’émigrer en Californie où ces problèmes ne se posent pas. Est-ce qu’il y a une rupture de nos Californiens avec la famille d’origine ? C’est ce dont l’auteur ne dit rien. Il ne tranche pas sur ce point-là, on ne sait pas finalement. Il n’y a pas d’archive, on ne peut pas répondre à la question. Deuxième question : est-ce que Herriman lui-même coupe avec ses parents ? En aucun cas. On nous explique même qu’il se marie avec une femme blanche, et que les parents des deux époux habitent à proximité du couple. Il n’y a donc pas du tout de rupture.
Essayer de lire la vie entière de Herriman comme la vie de quelqu’un qui essaie de « passer blanc », pour reprendre l’expression en français dans le texte qui est employée dans le sud des États-Unis, ça me paraît ne devoir mériter d’emblée que le statut d’hypothèse. Et en l’occurrence une hypothèse très aventurée. Or, il me semble que l’auteur se livre à une succession de conjectures, qui, personnellement, ne m’ont pas convaincues du tout.
Ça pose un autre problème, secondaire celui-ci. L’ouvrage, qui est une biographie heure par heure en quelque sorte (on sait ce qu’il a fait le 15 octobre), cherche justement à démontrer que le grand secret racial d’Herriman transparaîtrait dans son œuvre, et notamment dans Krazy Kat. Mais pas seulement, avant Krazy Kat, cette obsession serait présente. Par exemple, à chaque fois qu’il est question de minstrel show, c’est-à-dire d’un grimage en noir de clowns musicaux, et donc d’un humour considéré à tort ou à raison comme celui des Noirs, l’auteur sollicite sa thèse, inférant qu’il y a là quelque chose d’à la fois caché et révélé.
J’ai retenu une anecdote : Herriman lui-même fait du blackface. C’est-à-dire qu’il applique lui-même le bouchon brûlé sur son propre visage pour se déguiser en Noir. Honnêtement quelqu’un dont la problématique fondamentale, dont le grand secret de l’existence serait de dissimuler le fait qu’il est noir, ne va pas s’amuser à se déguiser en Noir pour faire un minstrel show.
Voilà ma réserve. Vous allez me dire que je dois détester l’ouvrage… ça y est, je viens de l’assassiner. Mais non, il s’agit seulement d’une thèse, d’une thèse qui réapparaît tout au long de son travail, mais qui paradoxalement ne lui semble pas très utile. Disons que la biographie heure par heure aurait été meilleure si on n’avait pas eu ce fil conducteur.

Antoine Sausverd : Il y a du bon et du moins bon dans cette grille de lecture qui vient, c’est vrai, éclairer tout le livre, et réduire la biographie de Herriman. D’autant plus qu’on ne peut pas considérer cette biographie comme définitive. On voit qui est Herriman, mais de Krazy Kat, il en est finalement très peu question. Le lecteur qui ne connaîtrait pas Krazy Kat par avance ne pourrait en avoir une bonne idée à la lecture du livre. Et ce ne sont pas les reproductions dans le livre qui vont aider.
L’auteur fait tout un travail de recherche biographique, il apporte de nouveaux éléments mais n’en fait pas un portrait complet. Je suis resté sur ma faim. La première partie du livre est celle qui est intéressante, plus riche, dans le sens où Tisserand évoque la carrière d’Herriman dans la presse. Il explique comment Herriman a démarré avec des strips sans lendemain et comment il les a accumulés d’abord sans succès. Puis il en vient à la partie qui concerne précisément Krazy Kat, et c’est assez décevant. Il faut se rabattre sur les rééditions de Krazy Kat pour savoir ce qu’il en est.
La seconde partie du livre est très axée sur les dédicaces, celles qu’Herriman aura pu faire dans des livres d’or, ou pour accompagner des dessins offerts. Cette biographie, au jour le jour, n’est pas forcément très intéressante, mais il s’en dégage une petite musique. Ça fait partie du personnage. Herriman était très discret, très timide, semble-t-il. Cela se ressent dans ce livre, qui nous change des travaux sur la bande dessinée qu’on peut lire tout au long de l’année.

Renaud Chavanne : J’ai bien aimé le panorama que dresse ce livre de la presse au tout début du XXe siècle aux États-Unis. On observe bien l’irruption de la bande dessinée au sein de cette presse. De ce point de vue, le portrait est assez complet. Le livre n’est pas consacré à cette thématique-là, mais il nous offre un bon aperçu du phénomène Pulitzer, Hearst, des journaux et de la concurrence qui les anime, des auteurs qui passent d’un titre à l’autre… On retrouve tous les grands noms qu’on connaît en Europe, McCay et compagnie.

Florian Rubis : Rudolph Dirks et d’autres. Cela un réel intérêt pour le lectorat français. Peut-être moins pour les gens qui lisent l’anglais.

Renaud Chavanne : On perçoit les connections entre ces gens dont on connaît les œuvres, et on observe comment ces dernières s’articulent les unes avec les autres. Dans cette pléthore de noms, il s’en trouve même, quelques fois, certains dont on nous dit qu’ils sont extrêmement célèbres, mais dont la réputation ne semble pas avoir traversé l’Atlantique.

Harry Morgan : Oui c’est une question intéressante et très actuelle finalement. Nous sommes tous dans l’illusion que les médias viennent d’être inventés, parce qu’on en invente sans cesse de nouveaux. En ce moment c’est l’informatique de réseau. Mais les médias qui existaient au début du XXe siècle, dans l’environnement de Herriman et en particulier en Californie, c’est la presse, quotidienne, imprimée sur rotative. Et d’autre part, si on peut appeler ça un médium, le train, qui permet de se déplacer rapidement. L’un et l’autre, presse et train, se combinent par exemple à l’occasion d’événements tels que les fameux matchs de football évoqués dans le livre.
Herriman et sa petite bande de dessinateurs forment une bande de joyeux drilles, ce sont même des espèces de fous furieux. Ils sont très jeunes, les Tad Dorgan et autres. Ils sont employés par un journal. Apparemment ils font les heures qu’ils veulent : ils débarquent le matin à dix heures. Ils repartent quand ils veulent aussi. Ils sont rarement au journal, puisqu’ils sont en train de couvrir les événements. La seule chose qu’on leur demande c’est de pondre un dessin tous les jours, car il faut qu’un dessin paraisse, en particulier dans la page sportive.

Renaud Chavanne : Tisserand raconte que McCay dépose son chapeau sur sa table à dessin et va boire un coup au bistrot du coin. Comme le rédacteur en chef voit que McCay a laissé son chapeau, il pense qu’il est dans le journal à faire quelque chose. Ces dessinateurs sont des journalistes, mais aussi des fêtards. Ils font la fête en permanence.

Harry Morgan : Plus fort que ça : McKay a une ficelle pour tirer le chapeau, le récupérer en douce et partir avec. Cela aurait mérité d’être plus développé par l’auteur. On se demande quel est le statut de ces gens-là. Évidemment la biographie est écrite dans une perspective téléologique, c’est-à-dire que tout cela est un prélude à l’invention de Krazy Kat, et l’auteur à l’air de se désoler dans les deux cents premières pages du livre que ce personnage n’ait pas encore été inventé. Mais manifestement Herriman et sa petite bande sont déjà des vedettes quand ils font tous ces dessins à thème sportif, qui alimentent la conversation publique. Ces débats sportifs médiatisés par l’image sont l’équivalent des trending topics à l’heure actuelle sur les réseaux sociaux.
Cette question du statut aurait mérité d’être éclairée. Est-ce que ces gens sont considérés comme des artistes, au sens de gens qui dessinent ? Sont-ils des journalistes ? Sont-ils des people, puisqu’ils sont tout le temps dans le camp d’entraînement du grand boxer qui va faire le match du siècle ? Est-ce qu’ils sont considérés comme ce qu’on appellerait aujourd’hui des influenceurs d’opinion ? La question n’est pas résolue puisque l’auteur la traite en fonction de la finalité qu’il envisage derrière tout cela, à savoir la création de Krazy Kat.
Ce qui nous est brossé est un tableau de la scène des comics, et c’est une leçon pour nous tous qui travaillons sur la bande dessinée. On a toujours tendance à dire que l’environnement de la presse quotidienne a permis l’éclosion de la bande dessinée, et à s’arrêter là, comme si on parlait d’un système abstrait. Mais ça aussi, c’est une vision téléologique. Ce n’est pas ainsi qu’il faut aborder les choses. Il faut d’abord considérer les auteurs dans leur environnement et essayer de comprendre quel est leur statut. Ce sont des questions qui sont vraiment très complexes : personnellement, je suis frappé par la mansuétude du rédacteur en chef du journal par rapport à cette joyeuse bande. Ce que j’ai compris, moi, c’est qu’ils n’en fichent pas une.

Renaud Chavanne : Enfin, ils subissent quand même des contraintes de production. Et on les oblige parfois à prendre certains partis, qui ne sont pas forcément les leurs. Je reviens sur ce qu’Antoine évoquait, on est dans une période qui est relativement proche de nous, 1910, 1920. Or, il y a énormément de choses qu’on ignore de cette période, et c’est vrai que la vie de Herriman est criblée de trous. C’était quelqu’un qui n’aimait pas se mettre en avant, comme le faisait remarquer Antoine, et il n’a laissé que peu de documents le concernant. On ne sait même pas le nombre des journaux qui accueillaient un strip comme celui de Krazy Kat. Pourtant la notoriété d’Herriman était considérable. C’est d’ailleurs une autre chose intéressante qui ressort de ce livre : on perçoit l’impact de Herriman, il est l’équivalent d’un Hergé. C’est-à-dire que tous les gens qui sont passé après lui ont dit que ce type-là était indépassable. Tous. C’est ce que j’ai retenu en tout cas.

Manuel Hirtz : Les histoires de la bande dessinée aiment à raconter que Krazy Kat est une série pour intellectuels, totalement inconnue. Mais quand on lit des ribambelles d’interviews de dessinateurs américains, Schulz et d’autres, on constate qu’ils ont tous lu Krazy Kat quand ils étaient petits et qu’ils avaient l’âge de le lire.

Renaud Chavanne : Ils l’ont tous lu, et tous en ont chanté les louanges.

Manuel Hirtz : Oui tous. Le dessinateur de Mickey, Floyd Gottfredson, âgé, a expliqué qu’avec le temps, il s’était rendu compte à quel point il était redevable à Herriman.

Florian Rubis : Stan Lee disait qu’en bon fils d’immigrants il avait fait une partie de son éducation en lisant les journaux, et notamment leurs pages de bande dessinée, et que Krazy Kat en particulier lui avait ouvert des perspectives auxquelles il n’aurait pas songé sinon.

Manuel Hirtz : Pour ce qui est de cette biographie, j’ai envie de dire qu’il existait déjà une petite biographie de Herriman, dans une anthologie.

Harry Morgan : Celle de Patrick McDonnell ? Elle s’appelle simplement Herriman je crois. [Patrick McDonnell, Karen O’Connell et Georgia Riley De Havenon, Krazy Kat: The Comic Art of George Herriman, Abrams, 1986.]

Manuel Hirtz : C’est une courte biographie, qui permet de se rendre compte qu’on sait très peu de chose sur la vie de Herriman. Ce texte était totalement factuel et offrait, selon moi, l’avantage de laisser le lecteur se fabriquer son propre Herriman. Alors qu’évidemment, avec le livre de Tisserand, on a une thèse. Très subjectivement, avec le peu que j’en sais, je vois plutôt Herriman comme un shaman et un mystique, plus en tout cas que quelqu’un pris dans une problématique raciale. Après tout, on sait si peu de chose sur Herriman que chacun doit pouvoir se l’imaginer comme il veut. Et cela dépend de l’intérêt qu’on lui porte. En l’occurrence, Tisserand s’attache à une description du sport à l’époque, puisque tous ces gens-là font du dessin sportif, il s’attarde sur l’architecture des grands journaux du temps. On y est sensible ou pas.

Florian Rubis : Paradoxalement, il me semble que l’étude stricte de la bande dessinée, et notamment Krazy Kat, n’est pas le point fort de Tisserand. Le décalage entre le minimalisme du dessin et le travail très sophistiqué sur le texte ne me paraît pas avoir été commenté, alors qu’il porte en germe toute la bande dessinée dite intellectuelle, comme celle de Schulz par exemple.

Renaud Chavanne : Dans nos conversations préliminaires, je me souviens qu’Harry avait relevé ce point important, signalé par le livre de Tisserand, qu’Herriman était francophone.

Harry Morgan : Oui. Manuel parlait très justement du livre de McDonnell, comme neutre et permettant au lecteur de se faire sa propre idée. Le livre de Tisserand, tout à l’inverse, défend une thèse, mais comme par ailleurs c’est une masse d’informations il permet aussi au lecteur d’élaborer ses propres hypothèses. Je savais que Herriman tirait son origine d’un contexte créole, mais je n’avais pas compris qu’il était francophone de langue maternelle. Le petit Herriman parlait français à la maison. Ce point m’a vraiment touché, car ce qui me frappe, depuis que je lis Krazy Kat, c’est-à-dire depuis plus de trente ans, c’est le langage extraordinaire du chat. C’est à la fois une espèce de langage bébé, et un langage très élaboré avec des traces shakespeariennes et des emprunts aux antiquités gréco-latines. Si le petit Herriman parlait français quand il était bébé, avec sa mère, ses tantes, la cuisinière s’il y en avait une, et ainsi de suite, cela signifie que le français était la langue de l’enfance, mais aussi celle de la tendresse.

Florian Rubis : Ce n’est pas exactement du français, c’est le créole typique de la Nouvelle-Orléans. Il ne faut pas oublier que très peu d’années auparavant, c’étaient les Espagnols qui occupaient la Nouvelle-Orléans. Puis, il y a eu des colons d’origine britannique et la lutte contre les Anglais de la seconde guerre d’indépendance américaine. On y trouvait donc un mélange de Français, d’Espagnols et de Britanniques, renforcé d’apports de populations des îles proches des Caraïbes, aux origines africaines. Leur façon de parler a des incidences sur les formes prises par les dialogues dans Krazy Kat. C’est un vrai créole que parlait Herriman.

Harry Morgan : Un exemple suffira pour l’illustrer. Il y a un truc qui apparaît dans Krazy Kat et qui s’appelle un « Mouchwaaar ». C’est ce que les dames se mettaient sur la tête. Ça vient du mot français “mouchoir“ évidemment. Voilà la langue que parlait Herriman. Comme je le disais, c’est la langue de son enfance et donc de la tendresse maternelle. Tous les dialectophones connaissent ce phénomène. Il me semble que c’est le secret de Krazy Kat, de cet extraordinaire langage que parle ce chat (il faut le lire en version originale pour bien comprendre cela). Krazy Kat, est resté à l’âge tendre, ou plutôt, il a continué l’âge tendre jusqu’à l’âge adulte et le langage de Herriman convoque alors l’ensemble de la latinité. Cela agrège toutes les langues romanes.

Florian Rubis : En outre, l’escamotage de la fin de mots souvent notable dans Krazy Kat procède également du parler créole.

Harry Morgan : Cela explique aussi la psychologie de Krazy Kat, puisque le personnage interprète le lancer d’une brique comme d’une preuve d’amour.

Renaud Chavanne : On pourrait passer la journée à parler de Krazy Kat, qui est une œuvre absolument extraordinaire, mais il faut qu’on passe à nos autres livres. Je vais clôturer pour ce qui est de ce livre : il y a tout de même un problème que je me charge de signaler. C’est un livre luxueux, c’est un beau livre, qu’on a plaisir à prendre en main, mais il a été mal relu. Il est rempli de coquilles, d’erreurs. C’est quand même extrêmement regrettable pour un travail qui a pris dix ans à son auteur, comme le disait l’éditeur français hier. Les Rêveurs, puisque c’est l’éditeur dont il s’agit, a d’ailleurs mis du cœur et de l’argent pour faire ce livre. Mais il est fort regrettable que l’ouvrage n’ait pas profité d’une relecture plus approfondie. Il y a des choses qui apparaissent dans le texte qui sont indignes d’un auteur comme Herriman.

Florian Rubis : J’ajoute que certaines bourdes sont dues à Tisserand lui-même. De mauvaises attributions, qui montrent qu’il n’est pas vraiment un spécialiste de la bande dessinée.

Renaud Chavanne : Des erreurs, nous en faisons tous de temps à autres. Mais dans ce livre, leur nombre nous a tous frappé.

Dossier de en juin 2020