Adaptations : une certaine littérature

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L’adaptation de «classiques littéraires» et bande dessinée fait à l’heure actuelle l’objet d’un véritable engouement, que ne manquent pas de souligner des sites spécialisés comme ActuaBD et qu’explore un colloque tel que «La transformation du canon : la littérature du XIXe siècle et son apparence dans le « graphic novel » et la bande dessinée» auquel j’ai participé en novembre dernier. Ce phénomène d’adaptation n’a pourtant rien de nouveau : issu d’une longue tradition, en France du moins, il constitue surtout l’occasion de penser le rapport que peuvent entretenir deux «médiums» ne reposant pas sur les mêmes dispositifs d’expression et de publication.
Ce problème peut être appréhendé vis-à-vis d’une création (comme dans la récente «humeur» d’un David Turgeon s’interrogeant sur l’académisme trop souvent propre à l’exercice), mais également vis-à-vis d’une rencontre nous invitant poser une question : comment et pourquoi littérature et bande dessinée peuvent-elles fonctionner ensemble ? Je proposerai, dans le cadre de cet article, d’examiner la plus «sage» des réponses à cette vaste question : bande dessinée et littérature se retrouvent autour d’un patrimoine commun et esquissent pour le «9e art» une mission dont celui-ci a, hélas, parfois bien du mal à se défaire.

L’adaptation : quelle littérature ?

Dans les écrits sus-cités de David Turgeon et Didier Pasamonik, la question de l’adaptation d’œuvres littéraires est avant tout appréhendée du point de vue de la bande dessinée : l’exercice relève d’une tradition, inscrirait le «9e art» dans un marché et une forme de création relevant d’une «qualité» plus que d’une ingéniosité… Ces constats, que je partage, sont certes d’importance, mais il me semble également intéressant d’interroger ce phénomène éditorial du point de vue de la littérature. Car qu’adapte-t-on au juste ? Tout type d’œuvres littéraires se prêtent-elles également à cet exercice de transposition au sein d’un autre monde d’expression ? Rien n’est moins sur, et ce, même si ces adaptations semblent pouvoir s’inscrire dans des genres très divers : le policier (Léo Malet, plusieurs fois adapté par Tardi comme dans Brouillard au pont de Tolbiac ou encore Le Soleil naît derrière le Louvre, tous deux publiés chez Casterman), le fantastique (Lovecraft inspirant Mosdi et Sorel au sein de L’île des morts, livre paru chez Vents d’Ouest) ou encore l’autobiographie (À la recherche du temps perdu de Marcel Proust ayant été adapté par Stéphane Heuet chez Delcourt).

Malgré cette apparente variété, on semble tout de même noter dans ces adaptations l’écrasante présence d’une période et d’un genre littéraire : le roman du XIXe siècle. Si la chose n’est pas vraie dans le cadre de la collection «Commedia» de Vents d’Ouest (qui, comme son nom l’indique, se consacre au théâtre), elle est par contre avérée au sein de «Noctambule» chez Soleil, d’ «Ex Libris» chez Delcourt, ou au sein de deux collections me semblant fort intéressant vis-à-vis de ce phénomène : «Mondial aventures» (première collection française, fondée en 1954, entièrement dédiée à l’adaptation) et «Romans de toujours» (publiée par l’éditeur Adonis et diffusée par Glénat). En effet, ces deux projets se situent aux antipodes l’un de l’autre. Le premier est clairement commercial, puisque mené par une Société Parisienne d’Édition publiant des «illustrés» comme Junior ou L’Intrépide, et administré par un Cino del Duca créateur (entre autres) de Télé Poche. Le second est à l’inverse édité dans le cadre d’un projet CADMOS ayant trait à la «Sauvegarde et diffusion du patrimoine littéraire mondial» et ces livres voient donc le jour grâce à des aides à la publication provenant de l’UNESCO et de l’Organisation Internationale des Pays Francophones.

Totalement opposées quant à leurs temporalités et finalités, ces deux collections présentent pourtant des catalogues fort proches puisque près de 85 % des œuvres littéraires adaptées proviennent du XIXe siècle, sans que celles-ci ne fassent preuve d’ouverture vers d’autres époques et aires géographiques. On y trouve peu de traces de littérature du XVIIIe siècle (à l’exception de Robinson Crusoe de Daniel Defoe, publié en 1719) ou de périodes antérieures (à l’exception des Mille et une nuits, publié dans le cadre de «Romans de toujours») et quasiment aucune d’œuvre non occidentale (seule La Vie de Khalil Gibran, biographie du célèbre poète libanais publié dans la même collection est à signaler). Deux dispositifs éditoriaux extrêmement différents se rencontrent au sein d’un patrimoine littéraire commun constitué des plus grosses ventes du XIXe siècle (Victor Hugo, Alexandre Dumas…) et caractérisé par l’inscription dans un genre (le «roman d’aventures»). Une mixité culturelle (une bande dessinée s’ouvrant à d’autres formes d’expression) n’est donc pas synonyme de diversité culturelle et il y aurait sur ce point lieu de s’interroger sur la liberté «d’appropriation», pour reprendre le mot de David Turgeon, laissée par les éditeurs aux auteurs de ces diverses collections.

Littérature et bande dessinée : une même culture de l’image ?

Semblable constat indique clairement qu’il y a matière à réflexion quant à la notion de «classique» ou au renouvellement des «canons» littéraires au sein de nos sociétés. Mais il esquisse également une toute autre forme d’investigation : l’écrasante hégémonie du roman du XIXe siècle au sein des exemples que nous venons de donner pourrait s’expliquer par le fait que cette forme littéraire et la bande dessinée possèdent des liens de parenté. La littérature ferait ici figure d’ancêtre du «9e art», semblable filiation étant clairement sensible dans le cas d’un genre comme le «roman d’aventures» dont la publication fait une large place à l’image.
L’iconographie est clairement mise en valeur, en se voyant souvent accorder la faveur d’une pleine page comme dans le cas du Journal des voyages (dont la consultation est possible sur Gallica, le site de la Bibliothèque Nationale). De plus, dessins ou gravures ne possèdent pas seulement une fonction documentaire, mais sont directement liés à une narration, puisque placée, sur le mode de l’illustration, entre un titre et une légende comportant une indication de pagination renvoyant directement au récit. Lisible et visible ne constitue nullement ici des domaines séparés, alors que telle était la règle au sein des dispositifs éditoriaux de l’époque.

Le roman du XIXe siècle semble ainsi constituer un genre clairement pro-iconographique, instaurant même des rapports plus complexes entre langage et image. Cette dernière peut ainsi prendre totalement en charge le récit, comme dans le cas de la lithographie publiée dans Le journal illustré du 5 janvier 1879 et consacrée aux Enfants du capitaine Grant. Sachant qu’il est publié à part du texte auquel il est lié (l’œuvre de Jules Vernes étant présentée dans Le petit journal), comment peut-on lire ce document présentant les principales péripéties du récit ? S’agit-il d’un sommaire (mais l’indication de la pagination manquerait alors), d’un résumé (qui serait alors fort succinct), d’une «réclame» (mais pourquoi serait-elle alors vendue) ?
Il est sans doute plus cohérent d’affirmer qu’à travers les «romans d’aventures» du XIXe siècle, l’image acquiert une valeur en soi susceptible de constituer le principal intérêt de la publication. En atteste le travail d’un Gustave Doré qui, après avoir fait ses premières armes en illustrant des romans d’aventures (tels Les travailleurs de la mer ou Sinbad le marin) se voit offrir 150 francs par dessin pour illustrer les Contes de Perault publiés chez Hetzel. Une collection comme «Mondial aventures» s’inscrit en tout cas dans une longue tradition iconographique comme dans le cas de René Giffey se confrontant directement aux images de ce même Gustave Doré publiées dans l’édition de 1877 du roman de Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse (également visible en intégralité sur Gallica). Dans l’adaptation littéraire, la bande dessinée semble en tout cas ne pas constituer «une forme sémiotique abstraite et désincarnée», mais se forger «au contact de la société, de ses médias, de ses images et de ses technologies», pour reprendre les mots qu’utilise Thierry Smolderen dans un renversant essai historique consacré à William Hogarth et Windsor McCay.[1]

L’adaptation : une nouvelle mission pour la bande dessinée ?

Vecteur d’une inscription dans une tradition, l’adaptation semble également esquisser pour la bande dessinée une nouvelle mission : se mettre au service d’un patrimoine et perpétuer la mémoire d’œuvres susceptibles de traverser espaces et temps. La chose est particulièrement sensible dans le cas de «Romans de toujours», collection se proposant d’adapter des œuvres faisant «partie intégrante de la mémoire collective», car «par leur caractère universel, elles représentent un élément fédérateur entre les hommes de cultures différentes». Et s’il s’agit de rassembler des «hommes», c’est — principale originalité de cette collection — à travers une inscription dans plusieurs médias puisqu’avec chaque livre est livré un CD-Rom contenant le texte original et une lecture du texte adapté. L’adaptation ainsi conçue est à même d’intéresser publics «lisant» et «non-lisant» (comme disent les sociologues) ou encore individus désireux de se familiariser avec les aspects écrits ou oraux d’une langue qu’ils maîtrisent parfois mal. Mais semblable dispositif confère surtout à la bande dessinée une fonction de médiation : son objectif est de créer du lien avec des pratiques culturelles et de constituer une «incitation à (re)lire l’œuvre originale intégrale.»

Nous sommes ici face à un paradoxe, que ne manque pas de souligner Thierry Groensteen au sein de La bande dessinée, un objet culturel non identifié (éditions de l’An 2, 2006) : une bande dessinée longtemps présentée comme une forme d’expression pour quasi-illettrés devient l’instrument d’un sauvetage de la littérature. Que l’on goûte ou non à l’ironie de la chose, semblable position semble franchement problématique puisqu’elle revient à réduire la bande dessinée à une capacité à «inciter», c’est-à-dire à la place originale qu’elle est à même d’occuper au sein du monde du livre. Et un dispositif éditorial comme «Romans de toujours» semble ainsi reposer sur une vision bien simpliste du «9e art», notamment sensible dans les propos de Saad Khoury (président du projet CADMOS) : «La bande dessinée est aujourd’hui devenue un mode d’expression à part entière qui a l’avantage de se situer à mi-distance entre le texte écrit et l’audiovisuel. […] C’est un média qui plaît non seulement aux jeunes mais aussi à toutes les générations.»

Semblable mission de médiation n’est pas sans effet sur le mode de création de ces bandes dessinées puisque celles-ci doivent donner à voir ce qu’il s’agit de lire (c’est-à-dire le «texte original de l’auteur» dans lequel les scénaristes de la collection «Romans de toujours» sont sommés, selon Saad Khoury, de «choisir leurs dialogues […] afin d’en garder le goût et le parfum»). Leur objectif est en effet d’aménager les conditions d’une représentation d’un scénario dont la principale «qualité» est de respecter «au plus près le style même de l’auteur, garde® intacte la force de l’œuvre originale». Les auteurs de ces bandes dessinées ne disposent ainsi que d’une marge de manœuvre fort limitée puisque la visibilité de l’objet qu’ils doivent produire est avant tout pensée pour une lisibilité et une capacité à «inciter» à la lecture. Il faut dès lors renoncer à user de certains procédés graphiques, c’est-à-dire amputer la bande dessinée d’une partie des possibilités qui s’offrent pourtant à elle.
Impossible par exemple, dans l’adaptation ainsi pensée, de choisir de travailler en «couleur directe» comme le fait Denis Deprez au sein d’un étonnant Frankenstein (Casterman, collection «Un monde») dans lequel le monstre semble progressivement prendre l’allure de l’un des «otages» du peintre Jean Fautrier. Parler de médiation suppose à l’inverse de construire une bande dessinée dans laquelle la visibilité se fait la plus discrète possible, allant presque jusqu’à se faire oublier, d’où le choix de ce que Saad Khoury appelle une «ligne claire [adaptée] à la littérature classique ainsi qu’à toutes les générations», ou d’un mode de construction de la planche et de l’album bien plus «classique» comme c’est le cas dans le Frankenstein de Marion Mousse paru dans la collection «Ex Libris».

Adaptation et interprétation

L’adaptation pose ainsi la question de l’existence d’un patrimoine commun à la littérature et la bande dessinée, de l’importance d’une tradition iconographique et de la définition d’une certaine mission, mais également de l’inscription dans une institution : l’école. En effet, s’attaquant à la littérature, la bande dessinée semble pénétrer les classes de façon on ne peut plus concrète et délibérée, comme dans le cas de la collection «Ex libris» de Delcourt dont les ouvrages — grande originalité — disposent de livrets pédagogiques. Ces fascicules, librement téléchargeables sur le site de l’éditeur, destinés aux professeurs, et ayant pour fonction de leur fournir matériaux et cadres pédagogiques sont la règle dans l’édition scolaire et dans des collections telles que les Œuvres et thèmes d’Hatier ou Les petits classiques de Larousse : les albums de la collection sont ainsi explicitement destinés à l’étude.
Ce nouveau dispositif éditorial esquisse toutefois une mission allant au-delà de la «médiation» évoquée ci-dessus. Une certaine ambition est sensible dans ces livrets pédagogiques, comme dans le cas de celui du Robinson Crusoé de Christophe Gaultier dont le rôle est de permettre de saisir «les enjeux moraux, satiriques et philosophiques de l’œuvre de Defoe, écrite en 1719 en Angleterre où l’on réfléchit, comme dans toute l’Europe, à la question de la liberté de l’homme, à son bonheur, à l’éducation, à l’origine du mal, au rapport à l’autre, au thème du bon sauvage, à la place de la religion, etc.». Impossible, face à semblable programme, de s’en tenir à la seule narration et à sa transposition au sein d’un système fait de cases : même si l’œuvre adaptée est considérée dans ces lignes sur le mode du document, comme le témoignage d’une époque et de mentalités, la bande dessinée — sommée de s’interroger sur des «enjeux» — est clairement invitée à constituer un vecteur d’analyse littéraire au sens fort du terme.

Plus que de «médiation», il est ici question d’interprétation, c’est-à-dire de mener une réflexion sur les valeurs ou l’idéologie sous-tendant la construction d’une œuvre. Et force est de constater que ce défi est relevé avec un certain brio, notamment à la page 12 du troisième tome du travail de Christophe Gaultier représentant les débuts de la vie commune du naufragé et du «sauvage». Une forme de fraternité (sensible dans le «bras dessus, bras dessous» de la case centrale) n’éclipse pas une forme de hiérarchie puisque la planche semble construite autour du contraste entre le visage ahuri de Vendredi et le facies bienveillant d’un Robinson couchant et veillant son nouveau protégé. Venant après l’évocation de véritables crises de solitude et avant la représentation d’un ardent programme d’évangélisation, cette scène, dans laquelle Robinson joue clairement le rôle du «maître», entend ainsi mettre en évidence l’un des aspects les plus dérangeants de l’œuvre de Daniel Defoe.

L’école de la bande dessinée

Même si nous ne sommes plus dans le cadre d’une «médiation», nous ne sommes pas plus ici dans le cadre de «l’appropriation» qu’évoque David Turgeon, puisque l’auteur est clairement encadré et invité à se consacrer à un titre sélectionné avec l’éditeur. La collection «Ex libris» semble en fait inaugurer une autre position, sensible dans des livrets pédagogiques, faisant clairement de l’adaptation le vecteur de la relecture d’une œuvre originale et d’un apprentissage du «9e art». Le fascicule accompagnant Boule de Suif consacre ainsi une seule page à la genèse de l’œuvre de Maupassant et son étude est ensuite conduite à travers l’examen des partis-pris qu’adopte l’auteur de la bande dessinée (en l’occurrence Li-An).
L’adaptation permet ainsi de poser des questions ayant directement trait à une «littérature dessinée» et les élèves sont invités à s’interroger sur le mode de construction du scénario de l’album et sur les positions qu’il adopte vis-à-vis du texte adapté, ainsi que sur le mode de représentation des personnages en les comparant à la description qu’en fait Guy de Maupassant. Sont également au programme l’étude du découpage de trois planches, qu’il s’agit de considérer après avoir relu le passage correspondant dans la nouvelle, ainsi que l’étude des choix esthétiques de l’ «adapteur» (tels que cadrage, choix du décor, gestuelle…). Sont ainsi liés, à travers une bande dessinée, deux objectifs des programmes scolaires de collège : l’acquisition d’une compétence de «lecture cursive» (c’est-à-dire de lecture «ordinaire») appliquée à une œuvre issue du patrimoine littéraire, et le développement d’une capacité à «lire l’image» (c’est-à-dire à s’initier à d’autres dispositifs visuels que la seule typographie).

Sans doute faut-il se féliciter que la bande dessinée se propose de faire son entrée à l’école sans renier le langage qui fonde son identité, mais il me semble tout de même important d’interroger une position qui semble relever d’une sémiotique telle que celle que développa Jean-Louis Tilleul. Émerge en effet une nouvelle question : la seule «compétence» (pour reprendre un terme à la mode dans le monde de l’éducation) quant à l’étude du «9e art» résiderait-elle dans la la maîtrise des principes de son langage, c’est-à-dire dans la connaissance d’un mode d’expression «abstrait et désincarné» ? C’est là que le bât semble blesser et que l’on me semble toucher aux limites de cette collection, et plus largement d’une conception dans laquelle l’adaptation est l’occasion d’une réflexion sur (et à partir de) la «mise en case» d’un patrimoine littéraire plus qu’une invitation à explorer le patrimoine que la bande dessinée constitue en soi. Il est fort dommage qu’un album comme Robinson ou Frankenstein ne permette pas de se plonger dans les multiples versions dessinées de ces mêmes œuvres et dans les illustrations auxquelles elles donnèrent lieu, c’est-à-dire dans les images qui ont depuis près de deux siècles formé avec la littérature une communauté.

Notes

  1. Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée, Les Impressions Nouvelles, Liège, 2009.
Dossier de en janvier 2010