Adaptation ou appropriation ?

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Il paraît qu’on voit ces jours-ci poindre ici et là moult débats savants autour d’un sujet très ennuyeux qui est : l’adaptation en bande dessinée. Autant vous faire tout de suite cette confidence : ces débats-là m’ennuient, je vois bien où ils veulent en venir mais aucun intervenant, jusqu’à maintenant, ne m’a semblé donner une réponse conclusive à cette question qui en est une de justification : peut-on adapter des œuvres de médias divers (roman, film…) en bande dessinée ? Là-dessus, tout le monde s’entend pour dire bien sûr, mais certains font mais. Toutes les adaptations, en effet, ne se valent pas. Et à partir de ce constat, ce qu’il faut vraiment essayer d’éclaircir, semble-t-il, c’est ce qui fait que certaines adaptations — trop rares — fonctionnent et que d’autres — la plupart — nous semblent pauvres, au mieux redondantes. D’où cette modeste proposition faite aux auteurs de s’abstenir d’adapter, du moins faute d’idée de génie. Et là-dessus, les tenants de l’adaptation — qui sont parfois eux-mêmes des adapteurs — nous posent cette question ma foi fort légitime : où s’arrêter, où tracer la ligne ? Qu’est-ce qui différencie une bonne adaptation d’une mauvaise ? C’est alors que les esprits, au lieu de s’échauffer, s’échappent du débat comme le vieil air d’un ballon de baudruche. Voilà le débat évanoui quelques temps, qui recommencera à la prochaine parution du catalogue de «Fétiche» ou d’«Ex-libris»…

Je ne veux pas tourner autour du pot, je l’ai dit, ce débat m’ennuie, en tout cas dans les termes dans lequel il est souvent proposé, je veux donc proposer d’élargir quelque peu le champ d’action. Je dirai d’abord que ce questionnement quant à la fréquente pauvreté des adaptations proposées récemment est légitime mais qu’il dépasse largement le sujet dont il est question. En soi l’adaptation n’est finalement qu’un symptôme, le signal d’un malaise qui touche à la fois l’édition et la création. D’ailleurs, la question en elle-même n’est pas neuve et ne se limite bien évidemment pas au champ de la bande dessinée : on retrouvait la même, par exemple et à peu de choses près, à la grande époque des Cahiers du cinéma.

«De l’adaptation telle qu’Aurenche et Bost la pratiquent, le procédé dit de l’équivalence est la pierre de touche. Ce procédé suppose qu’il existe dans le roman adapté des scènes tournables et intournables et qu’au lieu de supprimer ces dernières (comme on le faisait naguère) il faut inventer des scènes équivalentes, c’est-à-dire telles que l’auteur du roman les eût écrites pour le cinéma.» Voilà ce que disait François Truffaut en 1954 dans un article célèbre,[1] où il parle justement des périls de l’adaptation, ici cinématographique. Et il me semble que c’est dans ce «procédé de l’équivalence», aujourd’hui encore, que les défenseurs de l’adaptation en bande dessinée vont chercher leur principal argument. On nous assène que la bande dessinée est assez grande pour reprendre n’importe quel roman sans exception, qu’il faut simplement que l’auteur-adapteur s’immerge dans l’univers de l’auteur original, en d’autres mots qu’il se mette à sa place, qu’il soit Proust à la place de Proust, et que supposer le contraire c’est nier à la bande dessinée sa force, c’est perpétuer une sorte de mentalité de colonisé.

Il ne faut pas prendre pour argent comptant tout ce que nous dit Truffaut dans cet article furieux mais qui réussit parfois à se fourvoyer. Le jeune critique admettra un peu plus loin, par exemple : «… je ne conçois d’adaptation valable qu’écrite par un homme de cinéma. Aurenche et Bost sont essentiellement des littérateurs et je leur reprocherai ici de mépriser le cinéma en le sous-estimant.»[2] Là se trouve une objection un peu trop glissante pour mon usage. Sans doute ne nait-on jamais «homme de cinéma», il faut donc le devenir. Les adaptations dont on constate ici la pauvreté sont pourtant bien le fait d’auteurs de métier, d’«hommes de bande dessinée», pas de soit-disant «littérateurs» promenant leur dépit dans un neuvième art qui n’attendrait que ça. Disons qu’il y a malentendu possible dans cette dichotomie entre «vrais» et «faux» acteurs du médium. Mais poursuivons l’argumentaire de Truffaut et l’on remarque un refrain qui revient comme une marque de commerce : Tradition de la qualité. C’est sous ce vocable en effet que notre critique enferme tous les adapteurs selon lui médiocres, ceux qui se contentent de livrer la marchandise en oubliant de faire du cinéma… Tradition de la qualité : car ces films gagnent des prix, établissent à eux seuls la réputation cinématographique de la France : ce sont les ambassadeurs de facto, que l’on placarde en grand. C’est la France bourgeoise telle qu’on voudrait la montrer, en d’autres mots c’est le cinéma dans ce qu’il a de plus présentable.

Et ce qui frappe, finalement, dans bien des adaptations présentement offertes au lecteur de bande dessinée, c’est bien précisément ce côté présentable, gagneur de prix. Parce que, bien évidemment, comme à l’époque de Truffaut, ce sont les journalistes de métier qui portent joyeusement au bout de leurs bras ces jolies œuvres sans ratures qu’ils ont reçues en service de presse, ce sont les journalistes de métier, carte de membre de l’ACBD en main (soyons frontal), qui tous ensemble se bousculent de la manière la plus prévisible pour décerner leurs éloges au livre le moins choquant et le plus faussement audacieux de la semaine. Je dis «de métier» parce que c’est un peu le nœud du problème : le métier reconnaît le métier. Tout scribe besogneux sait apprécier le travail de l’honnête faiseur de livres. D’autant plus si ce travail se fait sous les auspices de la nouveauté, parce que pour un journaliste, le pire c’est bien de ne pas être dans le coup. Alors, autant que possible, le dessin doit être juste ce qu’il faut de gribouillé, le texte juste ce qu’il faut de naturaliste, mais avec métier, bien sûr ! Qu’est-ce qui rend la bande dessinée moderne si ennuyeuse, dites-moi, sinon que ce métier trop bien assimilé, ce dosage trop étudié de sfumato et de chamarré, ce style enfin qui refuse tout dérapage, toute faute de goût ? (On en vient à espérer que la bande dessinée soit, de temps à autre, le fait d’autre chose que d’«hommes de bande dessinée», des créateurs venus d’autres horizons, capables d’aérer notre médium, de décadenasser quelque peu nos portes.)

En réalité l’adaptation n’est pas un «problème», en tout cas pas dans le sens normal de quelque chose qui est appelé à se «résoudre». Ce que l’on voit aujourd’hui, chez certains lecteurs exigeants, certains critiques dignes de respect, c’est l’expression d’un malaise face à la complaisance généralisée du «monde de la bédé» envers ces nouveaux représentants de la Qualité française, cuvée neuvième art. Ce malaise est, je crois, souvent exprimé maladroitement, d’une manière qui ne parvient pas toujours à éviter la mauvaise foi. Nos adversaires ont alors beau jeu de nous taxer de démagogie, dire que nous crachons dans la soupe — quoique la soupe n’est certes pas la métaphore la plus avisée s’il s’agit de montrer la grandeur de leur œuvre. Mais voilà, justement, de grandeur il n’est point question ici, il ne s’agit que de faire honnêtement son travail, livrer la marchandise, être là où on est attendu, juste un peu en décalage. Et les membres de l’ACBD, se prenant soudain pour des professeurs, de distribuer les bons points et les mentions d’honneur (ignorant de surcroit les mauvais élèves, qui ne méritent pas de publicité gratuite, s’pas).

Il ne s’agit donc pas de condamner en bloc l’adaptation, ce serait idiot. Même pas de tracer une ligne entre le bon grain et l’ivraie. Ces lignes-là sont trop flottantes : deux critiques nous en proposeront deux d’égale pertinence qui se contredisent l’une l’autre, autant dire que leur apport ne nous sera d’aucun secours. Le bon grain, c’est bien connu, est surévalué, et l’ivraie jamais aussi détestable qu’on le dit. Et puis, nous parlions bien de Truffaut ici ? La moitié de ses films sont des adaptations et on pourrait benoîtement les comparer toutes à ces exemples de Qualité française si décriés par lui — La Traversée de Paris, mettons — et ne pas voir en quoi elles sont si distinctes, si tant meilleures.

Mais c’est qu’il ne s’agit pas d’évaluer tel ou tel livre mais de considérer tout entière une démarche artistique. Prenons Tardi. C’est le meilleur exemple, en fait, d’un auteur de bande dessinée ayant construit les fondations de son œuvre à partir d’adaptations : Malet, Manchette, Vautrin, Signac et j’en passe. Pourtant, est-il possible d’ouvrir Le Secret de l’étrangleur et d’y voir autre chose que du Tardi ? Le remède au malaise, me semble-t-il, c’est là qu’il se trouve, mais pour approfondir cette question il faut, je me répète, il faut dépasser la question de l’adaptation et s’occuper plutôt d’appropriation, terreau combien plus riche et enivrant. Une affirmation telle que «Tardi a adapté l’œuvre de Léo Malet» n’est qu’une platitude, ça ne nous apprend rien. Ce qui fait le sel de 120, rue de la gare, c’est que Malet est pris comme matière première dans le cadre d’un projet esthétique qui au fond ne le concerne pas vraiment. On y reconnaît toujours Malet, bien sûr, mais on y reconnaît également, et vivement, Tardi : il y a là une violente intersection de deux sensibilités suffisamment fortes. Alors qu’avec Proust en bande dessinée, il n’y a toujours que Proust qui nous parle, il n’y a toujours que Proust qui fait que ça tient même un peu.

Tardi est peut-être un exemple trop intimidant pour mon propos mais qu’importe. Je pense, à vrai dire, que plusieurs de nos «adapteurs» parmi les plus talentueux tentent précisément cela : s’accaparer une matière créée par un autre afin qu’elle devienne la leur propre. Mais leur travail est rendu invisible parce que mêlé à ce magma éditorial imposant collections, formats, manières de présenter un travail qui se voulait peut-être plus personnel qu’il n’en a finalement l’air une fois en librairie. (Sans parler de la frauduleuse «caution éducative» donnée par l’origine littéraire de ces bandes dessinées, favorisant par la petite porte leur entrée dans les écoles.)

Bref. (Non, vraiment, j’en ai presque assez dit.) Ce qui fâche, dans cette question de l’adaptation, c’est l’hypocrisie par laquelle elle devient une sorte de passage obligé du jeune auteur, numéro de cirque sans joie à l’intention de journalistes et de badauds facilement amusés. Cette question pourrait presque nous faire oublier en quoi il est pourtant salutaire d’incorporer dans notre travail les idées d’autrui, de les mâcher vivement, de s’en nourrir voire d’en être malade. Un auteur digne de ce nom attend l’appel de l’œuvre qu’il va «adapter», alors qu’un faiseur attend le coup de téléphone de l’éditeur qui cherche de quoi nourrir sa dernière lubie : c’est uniquement dans cette différence d’attitude que l’on reconnaît les adaptations vraiment nécessaires. Mais encore là, il ne s’agit plus, à ce point, d’une simple question d’adaptation puisque cette différence est la même peu importe que l’œuvre soit ou non basée sur une autre, peu importe que l’inspiration vienne d’un roman comme de légendes anciennes, de clichés ou de morceaux narratifs glanés çà et là, voire de la vie telle qu’on l’a vécue : par exemple, La Guerre d’Alan n’est-elle pas autre chose qu’une «adaptation» ? Mais on ne le dirait pas, tant elle semble pétrie d’évidence : Guibert aurait pu inventer de toute pièces le témoignage d’Alan Cope que ça ne changerait rien, ça ne serait ni plus ni moins du Guibert.

Aucune œuvre ne sort toute faite de l’éther (toutes mes excuses pour cet affreux lieu commun). Je soulignerai donc une nouvelle fois ce mot : appropriation, qui est un peu immoral, un peu malhonnête, et c’est précisément là son salut. Le «respect de l’œuvre» n’a jamais été qu’un leurre destiné à faire passer pour génie de banales recettes éprouvées : s’il paraissait aujourd’hui un tome 3 de L’Art de la BD, on y expliquerait sans doute comment faire des adaptations respectueuses, donc correctes, et on y trouverait, donné en exemple, Le Petit Prince. Célébrons plutôt un Roi rose qui ne nous fait pas l’affront de quémander la bénédiction posthume de Mac Orlan.

Surtout, plutôt que de diaboliser cette nouvelle manie de l’«adaptation», intéressons-nous plutôt en détail à ce que nous proposent les auteurs concernés, voyons si à travers leur vision d’une œuvre ils se mettent en danger, oubliant la tradition ou se révélant à travers elle, s’ils prennent l’œuvre à bras-le-corps, s’ils s’en servent pour donner vie à une obsession qui les ronge, eux, et qui aura leur peau s’ils se dévoilent ainsi, clandestinement, dans la joie ou l’angoisse, et par là nous touchent. Si.

Notes

  1. François Truffaut, «Une certaine tendance du cinéma français» dans les Cahiers du Cinéma n°31, janvier 1954. On peut lire cet article sur le web.
  2. Ibid.
Humeur de en décembre 2009