Charles Burns

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J’ai bien cru un temps que cet entretien ne se ferait pas. Tout d’abord envisagée pour le Festival d’Angoulême, cette rencontre a accumulé les occasions manquées tout au long de l’année 2007, au point que je commençais à me résigner à ce qu’elle ne se produise pas. C’était donc presque sans espoir que j’abordais Charles Burns après une conférence tenue sur le Forum du Nouveau Monde durant Angoulême 2008, en lui demandant s’il était possible de … «Bien sûr.» «Quand… ?» «Pourquoi pas maintenant ?» A peine l’ombre d’une hésitation, et la rencontre tant reportée put enfin se dérouler dans le calme d’un café désert. Et cela valait le coup d’attendre…

Xavier Guilbert : Je voudrais commencer par évoquer Black Hole, non seulement à cause de son prix au Festival d’Angoulême l’an dernier, mais aussi parce qu’il représente un véritable morceau de bravoure pour vous, au vu de sa longueur. Pendant combien de temps avez-vous travaillé dessus, dix, douze ans ?

Charles Burns : Disons — peut-être dix ans. Au plus dix ans. (rires) C’est toujours un de ces — j’ai toujours comme … vous savez, un mouvement de recul, quand je pense au temps passé. Ceci dit, le livre est ce qu’il est.

XG : Comment fait-on alors pour conserver la cohérence d’un tel projet sur dix ans ? Surtout que, lorsqu’on le lit d’une traite — le récit est très construit et structuré pour quelque chose qui est passé par tant de changements d’éditeurs. Comment garde-t-on la foi dans ces conditions ? Et comment avez-vous fait pour éviter que le projet n’évolue trop, alors que vous-même avez certainement changé ?

CB : C’est intéressant que — en fait, c’est quelque chose dont j’avais conscience quand j’ai commencé. J’ai toujours su que ce serait une histoire complète, que ce serait une entité cohérente. La raison de le publier en épisode, c’était — pour différentes raisons, à ce moment-là, en Amérique, c’était la manière standard de sortir un récit de cette longueur. On le publiait en épisodes, et ensuite on pouvait en faire un recueil. Mais … je me perds un peu, ça ira mieux quand j’aurai mon café.

XG : Comment avez-vous conservé la structure ?

CB : Au début — comme je viens de le dire, j’ai toujours envisagé le récit comme un tout. Et j’ai donc commencé par mettre en place l’intégralité de l’histoire, chapitre par chapitre. Je crois qu’au tout début, j’avais prévu treize épisodes, du format habituel des comics Américains. Mais à partir de ce moment-là, j’avais une idée précise de ce qui se passait dans chaque chapitre, ce qui fait que j’évoque certaines choses dans les premières pages qui ne sont véritablement traitées que vers le milieu du récit, ou même qui ne trouveront pas de résolution. Donc oui, j’avais besoin de cette structure.
Ceci dit, je me suis permis de — j’ai eu le luxe de, puisqu’il s’est passé tant de temps, j’ai eu le luxe de me permettre de trouver de meilleures façons de raconter l’histoire. C’est un peu comme si, par exemple, vous prenez une histoire qui est transmise de génération en génération, au point qu’elle finit par délaisser les passages inutiles, et se retrouve structurée de manière plus efficace. Les mêmes idées pour la même histoire, mais en trouvant les mots justes et la manière juste pour la raconter.
Il y a donc eu des choses qui se sont trouvées condensées et d’autres enlevées, mais comme j’ai commencé à travailler sur ce projet et qu’il y a eu des interruptions, j’ai eu la possibilité de prendre du recul et d’y réfléchir. Et je pense que cela m’a été bénéfique sur le long terme.
Donc bien que ce fut — vous me demandez comment j’ai pu garder la foi, c’est justement ce qui est difficile, de penser : «j’espère que je n’aurais pas d’accident de voiture avant d’avoir terminé». J’ai discuté avec des auteurs qui ont réellement des solutions de secours au cas où, destinées à leurs amis auteurs : «si je venais à mourir, voici une note pour le reste de l’histoire». Mais, peu importe. C’était … je pense, d’un côté, la raison pour laquelle l’ensemble conserve sa cohérence est que je n’ai jamais cessé de revenir en arrière vérifier, parce que je voulais vraiment que cela forme une histoire complète et très construite. Et aussi peut-être parce que mon style de dessin est très régulier, et concis, et cela apporte aussi de la cohérence.

XG : Le fait de le publier en épisode, était-ce une motivation d’aller de l’avant sans regarder en arrière ? Avec le recul, y-a-t’il des pages du début du projet que vous voudriez changer maintenant que vous êtes arrivé à la conclusion ? Ou en êtes-vous pleinement satisfait ?

CB : Vu l’ampleur du temps passé, on pourrait penser que regardant en arrière, j’ai à dire : «Oh, j’aimerais ne pas avoir fait ceci ou cela». Mais en réalité, peut-être parce que je travaille si lentement, ou est-ce dû aux méthodes que j’utilise, mais quand j’en arrive à la page finalisée, je sais que c’est exactement ce que je veux faire.
Et pour répondre à votre autre question, recevoir le dernier numéro publié était une motivation, en cela que c’est tangible et que c’est très gratifiant. C’est agréable de voir son travail publié et de pouvoir voir le résultat final. C’est un peu comme construire une maison, et pouvoir dire : «Bon, le premier niveau est terminé», et vous avez quelque chose de solide et de concret, et c’est là.
Et également — d’une certaine manière, c’est conserver … ce n’est pas que je touche un public énorme, mais au moins c’est quelque chose qui est là dehors, qui existe aux yeux du monde. Donc c’est positif sur tous ces niveaux.

XG : Comment était-ce alors de finalement tenir entre vos mains le gros recueil de Pantheon ?

CB : C’était bien ! En fait, j’ai eu beaucoup de chance parce que je connais le directeur artistique de Pantheon, Chip Kidd, c’est un ami. Et il ne s’est jamais trouvé de moment où j’ai pensé qu’il pourrait y avoir — je ne sais pas, une tension dans notre relation. Je pouvais dire «je voudrais ça, ça et ça», et la réponse était invariablement «oui, bien sûr». J’ai donc pu m’occuper du livre, j’ai pu — choisir le type précis de papier que je voulais, et c’est très inhabituel. Et j’ai beaucoup apprécié cela.
Et il n’y a rien que — d’habitude, il y a toujours un petit détail où l’on pense «ah merde, j’aurais aimé que ça sorte un peu mieux», mais ça n’a pas été le cas. C’est vraiment le livre que je voulais, et je n’ai pas — je ne peux pas m’en plaindre, de quelque façon que ce soit. Parce que j’étais vraiment aux commandes, et que j’ai pu garder le contrôle sur tout.

XG : J’ai l’impression que Black Hole marque aussi une étape majeure par rapport à vos œuvres précédentes. Tout d’abord, c’est de très loin votre récit le plus long — jusque là, vous faisiez des histoires courtes, même si l’on y trouvait des personnages récurrents. Etait-ce une décision consciente sur ce point ?

CB : En fait, c’était une décision tout à fait consciente de ma part. Je pense — en fait, c’est amusant, je me suis penché récemment sur mon travail parce que je suis en train de prépare un livre d’illustrations, une sorte d’art-book, et d’une certaine manière je me retrouve à me pencher sur beaucoup de mes anciens travaux, et à y réfléchir. Et il y a des périodes très précises de ma vie où je travaillais — par exemple, j’ai eu un strip hebdomadaire où j’ai publié quelques histoires de Big Baby pendant un moment. Et il y a une ambiance particulière dans ces histoires, puisqu’il y avait aussi certains contraintes sur ce que l’on peut mettre dans un hebdomadaire.
Dans ce qui a précédé Black Hole, il y avait — par exemple, il y avait une histoire de Big Baby avec le même genre de problème d’épidémie adolescente. Big Baby a une babysitter qui fait venir son petit copain, et le petit copain se retrouve infecté d’une manière ou d’une autre, et dans son cas — je sais que c’est une métaphore maladroite — c’est comme une sorte d’irritation qui monte progressivement sur sa peau, cela prend la forme d’une tête de diable qui monte, et qui va finir par atteindre — cela va finir par être visible, mais c’est encore caché par leurs habits.
Ce qui fait qu’il y avait des thèmes dans cette histoire, et également dans d’autres histoires courtes qui traitaient du même problème. C’est alors que j’ai réalisé que je voulais vraiment faire — je voulais vraiment beaucoup plus creuser ce thème. Et je voulais avoir suffisamment de temps pour ne pas le survoler, et pour vraiment y réfléchir. Une autre chose que je voulais faire, et j’en étais très conscient, était de créer une histoire qui soit beaucoup plus centrée sur les personnages. Et quand je dit — je ne trouve pas les mots pour cela, ce n’est pas d’être plus honnête, mais peut-être d’être plus personnel, d’avoir une voix plus personnelle. Ce que je veux dire, c’est que Big Baby est sans conteste l’une de mes incarnations, mais — d’une certaine manière, chacun des personnages de Black Hole représente une partie de moi que j’ai eu à considérer — et à représenter.

Donc tout cela relevait d’une décision absolument consciente de ma part. Comme je le disais à la conférence à laquelle je viens de participer, j’avais déjà fait une première tentative d’histoire longue. Et j’avais — je pense que mon idée initiale était que ces personnages étaient en fait morts, et qu’ils revenaient et qu’ils étaient — pas des zombies, mais simplement des personnes qui revenaient et qui vivaient dans les bois. Et cette société très polarisée — en fait, totalement polarisée : ils sont dans les bois, un peu comme les méchants, et puis il y a le monde autour, avec les bons… enfin, il y avait ce monde très polarisé, et je me suis rendu compte que ce n’était pas — que c’était beaucoup trop proche de ce que je faisais précédemment.
Je voulais que ce soit plus intégré dans le monde réel, que l’on puisse avoir des personnages qui, par exemple, boutonnent leur chemise et cachent ainsi leur maladie. Que certains puissent, et d’autre non. Et ça me plaisait beaucoup de jouer avec tout ça… par exemple, il y a ce personnage obèse que l’on aperçoit dans les bois. Mais il n’y a pas d’autre symptôme apparent, et ce n’est jamais explicitement — il n’y a pas d’explication, mais l’idée que peut-être elle vit là-bas parce qu’elle se sent plus à l’aise avec ces personnes. Et ainsi — c’était mon intention d’explorer vraiment beaucoup d’idées et d’aller absolument où je voulais avec l’histoire.

XG : J’ai aussi l’impression que Black Hole est plus personnel, en particulier parce que vous montriez avant une certaine fascination pour le grotesque. Dans Black Hole, c’est quelque chose de plus souterrain. Comment avez-vous réussi, étant adulte, à saisir les angoisses de ces adolescents qui sentent leur corps se transformer — et devenir monstrueux, d’une certaine manière ?

CB : C’est étrange, j’ai fait — parce que j’étais probablement plus attaché sur un plan émotionnel à cette histoire que tout ce que j’ai pu écrire, je réalise maintenant, et je ne sais pas si c’est un changement qui s’est opéré en moi, mais je réalise maintenant, dans le travail que je produis aujourd’hui, que je n’ai pas l’impression d’arriver à ce niveau de connection avec l’œuvre. C’est très étrange, je me sens beaucoup plus détaché de l’histoire. Et je ne sais pas comment répondre à la question de comment j’ai réussi cela — mais j’y ai beaucoup travaillé, et j’ai beaucoup réfléchi à ce qu’étaient ces sentiments.
A nouveau, la manière dont je travaille est — d’écrire une grande quantité de textes où rien n’est censuré, et où je ne me pose jamais la question savoir si — «oh, je suis en train de partir dans une digression ici, ce n’est pas nécessaire». J’ai tout gardé. Et parfois, suivre une obscure idée a pu révéler quelque chose d’important pour l’histoire. Donc j’ai — je pourrais vous montrer une pile de carnets de notes allant du sol jusqu’ici, avec tous ces textes qui étaient, je dirais, probablement, constitués de 90 % de choses que l’on aurait jeté, mais c’est de là que sont aussi sorties des pistes uniques, des idées uniques qui me sont venues.

XG : Pensez-vous que c’était une œuvre autour de laquelle vous avez tourné, en attendant pour le moment juste de vous y atteler ? Un peu comme l’histoire que vous vouliez raconter depuis le début, et maintenant que c’est fait vous revenez à des choses moins intimes…

CB : Très honnêtement, je ne sais pas. J’essaie de — je n’ai aucune envie de me répéter. Et dans cette optique, c’est une histoire très spécifique. Vous savez, c’est peut-être mon histoire importante qui — c’est peut-être mon histoire importante, je ne sais pas. J’espère que non, mais, hum… Je sais que je n’aurais pas pu la raconter plus tôt dans ma vie. Je sais que je n’avais pas le talent, et je sais que je n’avais pas non plus le tempérament pour créer cette histoire. Je pense que j’avais besoin d’être plus mûr en tant qu’auteur et artiste pour être capable de la mener à bien. C’est inquiétant, les auteurs qui produisent des histoires importantes quand ils sont jeunes — et ensuite, comment fait-on pour garder la même dynamique, et continuer ce processus d’écriture et de découverte de nouvelles idées ? De ce côté-là, j’ai de la chance d’avoir raconté cette histoire au moment où je l’ai fait.
Je pense que tous les auteurs ont — s’ils sont de bons auteurs, c’est un tourment constant, une lutte de tous les instants. Par exemple, le projet sur lequel je travaille en ce moment est en couleur, et c’est quelque chose de nouveau pour moi. C’est intéressant d’avoir ce nouvel outil à utiliser. Et je l’utilise comme un moyen de raconter l’histoire, pas seulement pour produire une version colorisée d’une histoire en noir et blanc, je réfléchis vraiment à ce que je peux raconter avec de la couleur. Et c’est vraiment — c’est une nouvelle découverte pour moi. C’est agréable de… de ne pas me répéter. J’ai recommencé ce récit deux ou trois fois, et il y avait un moment où je me disais : «je ne sais plus écrire, je ne sais plus dessiner» — vous savez, je suis fini. Ce genre de frustration. Mais je pense que c’est cette lutte qui vous garde en vie et qui vous pousse à continuer à créer.

XG : Ce que j’ai trouvé très fort avec Black Hole, c’est qu’il est très difficile de savoir au début où l’histoire va nous mener. Il y a beaucoup d’éléments, de thèmes et de symboles, ainsi que le voyage que vont faire tous ces personnages, en grandissant et en trouvant leur place. Et à la fin, il y a un peu l’impression d’un «road movie», même s’il y a très peu de déplacement en réalité.

CB : Je suis toujours — j’ai toujours aimé, même si Black Hole n’est pas forcément… en fait, j’ai toujours aimé les histoires qui ont ce genre de point de départ, un peu comme si l’on était tout en haut d’une rivière et que l’on peut voir cette source très distinctement. J’aime cette idée. Avec Black Hole, ce que je voulais vraiment faire était de prendre le temps d’examiner tous les personnages, et de voir leur évolution et de les voir changer. Et de réaliser qu’ils ne sont pas unidimensionnels, qu’ils ont leur vie propre.
Vers la toute fin vous avez ces deux personnages qui se sont enfuis vers le Sud-Ouest. Ils sont dehors, en plein soleil — très brièvement ils sont en plein soleil, dans sa chaleur. Et il y a cette séquence dans la chambre d’hôtel, avec cette discussion qui est un peu pitoyable, presque enfantine sur : «nous allons passer une belle vie ensemble, tu es un artiste et tu peindras, et je trouverai un travail, et…» Et même s’il y a de l’optimisme, il y a aussi — c’est un optimisme très naïf. Pour moi, une naïveté très touchante. Et c’est ce que je me souviens avoir ressenti, ce genre de choses — absolument pas réaliste, mais d’un autre côté, ce n’est pas ridicule, ce n’est pas horrible, c’est simplement … une manière très tendre de penser à ces personnages.
Comme de montrer un personnage qui au départ, a l’air très vivante, très solide et désab- — un peu fatiguée du monde, ou très agressive et forte. Et de voir qu’il y a aussi ce côté très faible et demandeur en elle. De la même manière, on découvre des choses sur Keith, dont à un certain moment, on peut voir que même s’il parle du fait qu’il est quelqu’un de bien, on peut voir qu’il fait des choses qui ne sont pas — qui sont très égoïstes, et qu’il n’est pas si bien que ça. J’aime avoir la possibilité d’explorer tout cela.

XG : Avec le virus, on pourrait avoir l’impression tout d’abord qu’il y a les purs et les impurs, les méchants dans les bois opposés aux bons, mais les choses se révèlent plus subtiles. Il y a beaucoup d’aspects moraux qui interviennent, le récit traite plus du fait de devenir un adulte, au-delà des aspects sexuels. Vous avez vraiment réussi à capturer ce moment de l’adolescence, avec cette inquiétude de la première fois, mais aussi l’inquiétude de la suivante. La première fois, c’est une chose mais — que fait-on après ? Vous évoquiez la fin, il y a une sorte de résolution, mais ce n’est pas vraiment une conclusion. D’autres choses vont arriver ensuite, et il reste encore de cette inquiétude.

CB : Très juste, et même — par exemple, il y a Keith qui est … c’est assez évident qu’il a cette vision très romantique, naïve, idéalisée de Chris. Il la met sur un piédestal, là-haut, elle est belle — il ne la connaît pas vraiment, mais il projette quand même toutes ces idées sur elle, c’est un amour sans véritable raison. Essentiellement une vision romantique. Et soudain, il se trouve dans cette situation très étrange avec une fille nue qui a une queue, et le fait qu’il soit excité, cette … je ne sais pas.

XG : Animalité ?

CB : Primitif — j’essaie de trouver le bon mot. Primaire, cette sorte d’instinct, ce besoin animal et instinctif, et c’est subitement — le genre de confusion et son besoin de vouloir presque nier cela. Il a cet idéal, mais en même temps il y a quelque chose qui ressort d’une pulsion totalement naturelle qu’il ressent et cela le transforme. Il finit par comprendre ce que c’est.

XG : On trouve aussi l’opposition entre la vie de banlieue que Chris incarne d’une certaine manière, alors qu’Eliza représente une sorte de contre-culture plus libérée. Etait-ce aussi quelque chose que vous vouliez … ?

CB : Tous ces éléments jouent un rôle. Il y a ce passage dans l’histoire d’Eliza où elle dit — ce n’est jamais clairement exprimé, mais elle parle du fait qu’elle s’est enfuie de chez elle il y a un certain temps. Et cela évoque le fait que cette vie de famille idéalisée — peut-être que, comme elle parle d’un beau-père, peut-être qu’il y a eu un problème sexuel avec le beau-père. Et pour elle, aller dans les bois, pour elle de se retrouver impliquée dans une «subculture» souterraine, est mieux que d’être dans ce style de vie heureux, heureux-normal de classe moyenne banlieusarde.
Donc pour elle c’est un choix, alors que Chris, au contraire, parle de — je crois qu’elle est assise en classe, et qu’elle pense : «si mes parents viennent à savoir, s’ils découvrent, je m’enfuirai, je partirai, j’irai vers l’océan ou ailleurs». Donc pour elle, c’est très clair que ses parents ne feront pas preuve de compréhension en lui disant : «reste avec nous, nous nous occuperons de toi». Ils ne pourraient pas comprendre sa transformation, ni elle.

XG : C’est intéressant que vous mentionnez cela, parce que les adultes sont pratiquement absents de Black Hole. Vous parlez de leur influence, mais ils ne sont jamais là.

CB : Oui. C’était intentionnel de ma part, en ce que … Tout d’abord, c’était un autre niveau de l’histoire qui l’aurait trop tirée dans une autre direction. Et c’était une thématique qui aurait constitué une histoire complètement différente, ou qui l’aurait transformée en une autre histoire. En me basant sur mon ressenti à ce moment de la vie, mon univers était — mes parents existaient, mais mon univers c’étaient mes amis, et notre communauté, et l’importance de ce dont nous discutions quotidiennement. On pourrait dire que je trouvais mon chemin dans la maison, et que je réussissais à évoluer en évitant mes parents pour continuer ma vie. C’était simplement la manière dont je ressentais les choses à l’époque.

XG : Maintenant que vous êtes vous-même devenu un parent, vos filles ont-elles lu Black Hole ? Quelle a été leur réaction ?

CB : C’est amusant que vous évoquiez ce sujet. J’ai travaillé sur Black Hole pendant longtemps. Ce qui fait que quand j’ai commencé, elles étaient plus jeunes — en fait, suffisamment jeunes pour que je ne sois pas très à l’aise à l’idée qu’elles voient certaines pages. Et donc, de temps à autre il arrivait qu’elles viennent et que j’aie à retourner certaines pages. Elles venaient dans mon studio, et je me disais «ça, ce n’est pas très convenable». Nous plaisantions à ce sujet, «quand tu auras dix-huit ans, tu pourras le lire». Ce qui fait que mon aînée l’a lu — et a aimé. La plus jeune est tombée dessus, et … «en fait, je ne veux pas le lire. Tu es mon père, et je ne veux pas faire de connection entre certaines choses». C’était amusant quand même, et je la comprends parfaitement.

XG : Vous disiez que votre projet suivant est en couleur, et que c’est quelque chose dont vous n’aviez aucune expérience. Il est intéressant de voir les ouvrages que vous avez réalisés dans divers domaines — il y avait Facetasm, qui était plus ludique que ce que vous faites d’habitude, mais également One Eye, votre livre de photographies qui est sorti l’an dernier, et puis bien sûr Peur(s) du Noir et enfin votre travail d’illustration. Qu’est-ce qui vous pousse vers ce genre d’expérimentation, et qu’est-ce qui vous ramène à la bande dessinée ?

CB : D’une certaine manière, je pense, il y a … trois mondes. Tout d’abord, le monde commercial de l’illustration, où je fais des publicités et de l’illustration, et c’est avant tout économique — quelque chose que je fait pour l’argent. Non pas que je veuille l’écarter de mon travail, cela en fait partie, mais c’est un travail qui suit les idées de quelqu’un d’autre, ou qui illustre une histoire écrite par quelqu’un d’autre, ou encore qui vende un produit ou quelque chose comme cela.
Et puis il y a ces projets pour le plaisir que vous évoquiez, comme Facetasm ou d’autres qui sont soit des projets de collaboration avec des amis, qui m’arrivent et que j’accepte, qui sont amusants à faire. Il s’agit principalement — d’interagir avec des gens. Pour Facetasm c’était de faire quelque chose avec Gary Panter qui est un de mes bons amis, et dont j’admire beaucoup le travail. Et j’ai donc fait — en fait, deux projets avec lui. Il y a également Pixie Meat, où il s’agissait simplement de travailler sur les pages à tour de rôle, et c’est un livre simplement drôle.
Et puis bien sûr, quelque chose comme Peur(s) du Noir que j’ai accepté — qui est un projet majeur. J’ai commencé cela après avoir terminé Black Hole, parce que je voulais vraiment essayer quelque chose de nouveau, et quelque chose qui soit une collaboration. Le travail en bande dessinée est un travail terriblement solitaire, parce que je fais tout moi-même, je suis seul dans une pièce, jour après jour. Donc c’était quelque chose qui — le film était un projet qui était très différent.

XG : Etes-vous satisfait du résultat ?

CB : Oui, je pense — il y avait des contraintes. Quand je revois le film, je peux voir … si nous avions eu une année de plus pour régler chaque petit détail, ceci et cela … je pense que mes yeux, je suis un perfectionniste et je vois toujours chaque petite chose qui n’est pas parfaite. D’un autre côté, j’en suis aussi très content, je pense que cela a atteint les objectifs, et qu’il y a quelques grands moments dans le film… de très bons moments. La raison principale de participer au film pour moi était que j’admire tous les artistes impliqués, et que je voulais moi-même être impliqué avec eux dans le projet.

XG : Etait-ce difficile pour vous de lâcher une partie du processus de création ?

CB : Oh oui. Tout d’abord, j’étais dans une situation très particulière en cela que les producteurs voulaient vraiment que chaque artiste ait le plus de contrôle possible. Ce qui veut dire que j’ai écrit l’histoire, j’ai fait le storyboard, défini tous les personnages, dessiné les décors. J’ai travaillé sur la musique, j’ai dirigé les acteurs … tout : les effets sonores, le montage … ce qui est assez rare, pour qui que ce soit, d’avoir ce niveau de contrôle. Mais ceci étant, même en ayant tout préparé, dans chaque élément il y a des choses que l’on ne contrôle pas. Parfois, c’est simplement parce que l’on n’en a pas les compétences. J’ai eu beaucoup de chance d’avoir une monteuse qui avait un talent très naturel — je ne sais pas si c’est naturel, mais elle avait un grand talent pour voir et penser au rythme de l’histoire. Et elle a été précieuse sur cet aspect, en disant simplement : «vous savez, nous n’avons pas besoin de ceci, cela et cela», et aussitôt je pouvais voir qu’elle avait raison. Donc j’ai eu de la chance de travailler avec des personnes très talentueuses.
Mais il y avait certains choses, même si vous étiez le réalisateur, où je me retrouvais, par exemple, à parler à un animateur : «eh bien il faut le faire marcher dans les bois, ici». Mais comment explique-t’on à quelqu’un comment faire marcher un personnage ? (rire) Il y a — je ne sais pas comment le faire marcher. (rire) Donc oui, ça m’a fait prendre conscience des raisons pour lesquelles je travaille tout seul dans un pièce. Il y a ce genre de — j’ai toujours travaillé avec des directeurs de collection et des éditeurs qui n’ont jamais eu aucune prise sur le contenu, en dehors de suggestions du genre «tu as oublié un mot» ou «il y a une faute ici» ou encore sur la ponctuation. J’essaie de voir s’il y a jamais eu … je n’arrive pas à me rappeler une seule fois où j’ai eu une suggestion de changer un contenu … pour le meilleur ou pour le pire, je n’ai jamais été influencé de cette manière.

XG : A propos de votre prochain projet que vous avez commencé il y a deux-trois ans… cela va être un projet en couleur, mais aussi un projet qui fait référence au travail d’Hergé…

CB : C’est quelque chose qu’il faut absolument ne pas dire mais — non, je plaisante.

XG : Ce qui me marque, c’est que — eh bien, Black Hole s’inscrit dans une période temporelle très précise, mais de manière générale votre esthétique et votre style font beaucoup référence aux années 60 et 70. Est-ce que ça relève d’un processus conscient, de choisir un personnage qui était actif durant cette période, et de le réinterpréter à votre manière ? Peut-être que je cherche trop à interpréter ici…

CB : Non, ce n’est jamais une décision consciente de ma part. Pour ce qui est de l’approche graphique — de nouveau, ce serait très difficile pour moi de vous expliquer ce qu’est cette nouvelle histoire, parce que … si on ne la voit pas, on ne comprend pas. Il y a deux fils narratifs dans l’histoire, et l’un d’eux se passe dans cet univers très influencé par une sorte de Hergé hallucinatoire, très simplifié et aux airs de cartoon. Vous savez, très — pas minimaliste, mais plus ouvert. Moins dans l’ombre, j’imagine. Et ensuite, je reviens à un style plus habituel pour moi.
Quelqu’un était en train de le dire, et m’a dit : «tu ne sortiras jamais de ton adolescence, d’une certaine époque». Et je lui ai répondu «eh bien non, ce n’est pas vrai. Black Hole se passe en 1973, alors que ceci se déroule en 1977 ou 78». Donc on progresse un petit peu, ce récit se passe durant l’émergence de l’ère punk. J’étais dans la Baie, autour de San Francisco à partir de 1979. Donc c’est à peu près le moment où le mouvement punk était en train de se former à San Francisco. Il y a une connection là. C’est mon histoire à propos de cette époque dans ma vie — en partie. C’est aussi sur … la mortalité. (rire) Pas l’immortalité, mais la mortalité… et les opiacés. (rire) Et William Burroughs. (rire) William Burroughs rencontre Hergé.

XG : C’est une description alléchante…

CB : Je ne sais pas si — c’est le genre de projet dont je ne sais pas si je vais arriver à m’en tirer, mais j’essaie. J’ignore totalement si ce sera un succès.

XG : Est-ce une manière pour vous, de — pas de réunir, mais de réconcilier deux aspects de votre travail jusqu’à maintenant…

CB : Oui, je ne sais pas. Je pense, quand j’ai commencé … quand j’ai commencé, il m’a fallu deux essais différents avant de rentrer dans l’histoire. Et j’avais l’impression que je me répétais, que je reproduisais ma manière de raconter. C’était — je sentais que je ne referais pas d’autre livre, si c’était la manière dont il me fallait procéder. Donc en quelque sorte, j’ai débranché mon éditeur — la partie de mon cerveau qui corrige. Et j’ai commencé à travailler très — pas intuitivement, parce que je sais où va l’histoire, mais j’ai simplement commencé à travailler. Et je ne sais pas comment expliquer.
J’imagine, une partie de de l’idée est que … l’histoire se déroule durant l’époque punk, ce n’est pas obligatoirement San Francisco mais il se trouve que c’était là que j’étais à l’époque. Cela se déroule durant cette époque, et William Burroughs était ce que je lisais alors, et de penser à — à ses coupes, à la manière dont ses histoires étaient découpées, et par certains aspects j’incorpore aussi cela dans ma manière de raconter. Et j’espère que tout cela ne sera pas trop obscur.

XG : Quelle en sera la longueur ?

CB : Je ne sais pas. C’est la première fois que je commence une histoire sans éditeur ni même l’idée d’un éditeur où le publier. Mais j’ai le sentiment que comme il y a cette inspiration Franco-Belge, à cause de l’influence d’Hergé, je pense que ce sera un format d’album standard. Et je sais que c’est très générique ici [en France], mais aux Etats-Unis, pour moi cela reste un peu exotique. C’est presque comme — je ne sais pas, peut-être de la manière dont les comics Américains sont exotiques ici. Mais pour moi, il y a cette impression de … je ne sais pas, quand j’étais enfant et que je suis venu en Europe pour la première fois, quand j’ai vu ces superbes albums reliés, j’étais … «wow… c’est ce que je veux». Et j’ai toujours cette envie de le réaliser dans ce format. Et je pense qu’à ce stade — ceci étant, cela pourrait encore changer du tout au tout, mais à ce stade, je pense que cela pourrait faire peut-être deux albums, deux albums dans ce genre de format.

XG : Vous avez une idée de quand cela pourrait être ?

CB : J’adorerais pouvoir dire «très bientôt». Mais je suis étonnamment lent, presque plus lent que d’habitude. Je ne sais pas pourquoi. J’ai l’impression de devoir réapprendre à dessiner à chaque page, réapprendre à faire de la bande dessinée. Et peut-être que c’est bien, je ne sais pas. Mais c’est très lent.

XG : Pour conclure, je voudrais revenir sur quelque chose qui transparaît dans cette conversation. Visiblement, vous mettez beaucoup de vous-même dans vos livres, même si c’est parfois caché ou exprimé au travers de plusieurs personnages. Et en même temps, vous avez souvent exprimé votre réticence à expliquer les choses — est-ce par peur de trop révéler de vous-même ?

CB : Ce n’est pas par peur de trop révéler de moi-même, c’est … c’est la crainte de ne pas laisser l’œuvre parler pour elle-même, ou laisser le lecteur l’interpréter. Comme je travaille beaucoup à exprimer tout cela sur papier, de dire «oh, ceci signifie … et puis cela …», j’ai l’impression de n’en donner qu’une toute, toute petite partie, alors que je voudrais que l’œuvre parle pour elle-même. C’est cette frustration de réaliser que je n’arrive pas vraiment à m’exprimer quand je parle de mon travail, et je préfère donc que mon travail parle de lui-même.

[Entretien réalisé à Angoulême, le 27 Janvier 2008.]

Entretien par en mars 2008