Little Forest

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En général, j’ai tendance à me méfier du terme «tranche de vie», trop souvent utilisé à tort pour désigner ce qui n’est que banal. Je ne pense pas que l’absence de tournois, de meurtres ou de romance burlesque qualifie obligatoirement un récit pour la «tranche de vie», dans le sens où rien ne s’y passe.
Pour réaliser le portrait vraiment fidèle d’une vie ordinaire, il est nécessaire d’y introduire des rappels constants des choses que l’on fait quotidiennement. Manger, par exemple. Si je devais décrire un manga qui soit vraiment «tranche de vie», il faudrait donc y mettre une bonne dose de descriptions de préparation de repas. Hmm, un truc de gourmet, comme Oishinbo ? Naan. Disons que ça devrait se passer à la campagne, dans une ville agricole. Rajoutons quelques détails sur la faune et la flore locales, pour donner un peu d’épaisseur au décor. On tient quelque chose, là. Allez, pour épicer le tout, mettons-y tout un tas de trucs et astuces, des réflexions sur les dangers d’une vie solitaire dans les rizières, une véritable introduction au Japon rural. Maintenant, retirons toute idée de personnage, d’action ou de sentiment, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que soi-même, là-bas, récoltant fruits et légumes. Bienvenue dans Little Forest.

Je l’avoue, je force un peu le trait. Il y a des personnages dans Little Forest, mais on peut facilement vous excuser si vous ne vous en rendez pas compte. Bien sûr, il est difficile de rater Ichiko, le personnage principal, qui occupe au moins 95 % du temps d’antenne. On découvre quelques éléments épars de son passé au travers d’anecdotes (toutes ayant à voir avec la nourriture), mais ceux-ci sont livrés banalement, sans véritable volonté dramatique. Il y a beaucoup de qualificatifs qui pourraient s’appliquer à Little Forest : livre de recettes, journal, manuel. Mais ce n’est pas une «histoire».

L’approche esthétique est complexe, et certainement pour un esprit non-Japonais. L’idée centrale de la série semble être l’autosuffisance, et par conséquent chaque chapitre tourne autour d’un plat ou d’un repas cueilli ou récolté dans les alentours du Komori («petite forêt») rural d’Ichiko. L’alimentation de la campagne, où les gens vivent vraiment des produits de la nature, n’a quasiment rien à voir avec la nourriture préparée et emballée de la ville, et cela est aussi vrai au Japon qu’aux Etats-Unis.
Bien qu’Igarashi se lance dans quelques descriptions de goûts et de textures dans la narration à l’intention de ses compatriotes citadins, les occidentaux ignorants comme moi n’auront d’autre ressource que de faire appel à leur imagination. Et si le guide pratique aux allures d’almanach qui constitue la plus grande partie de ce livre peut parfois mettre l’eau à la bouche, il est peu probable qu’il soit d’une quelconque utilité — à moins de se montrer particulièrement aventureux.
Mais si ce récit est bâti autour d’une somme imposante d’information sur la nature qui est inutile pour 99 % de ses lecteurs, quel peut bien être l’intérêt de Little Forest ? Dans l’effet qu’a cette information sur le cerveau lecteur. Si l’idée d’aller au supermarché pour faire des courses et ensuite cuisiner tout cela vous effraie, imaginez de devoir passer des semaines et des mois à cultiver ces légumes, ou de d’aller escalader des montagnes pour trouver les herbes aromatiques nécessaires à l’assaisonnement. La masse de travail qui entre en jeu pour produire les plats mentionnés dans le manga est difficile à concevoir pour ceux qui vivent dans le luxe, un rappel de la valeur de la nourriture et des mérites du travail physique.

Le dessin est, comme toujours dans les travaux d’Igarashi, superbe. Toutes ses œuvres sont tellement emplies d’amour pour l’imaginaire et la nature (avec un désintérêt total pour la vie citadine «normale») qu’il semble logique qu’il en vienne à produire quelque chose comme ce livre à un moment de sa carrière. Bien qu’il n’y ait pas ici d’étalage élégant comme dans Witches ou Hanashippanashi, le trait organique et la majesté de la nature représentée vont puiser aux mêmes sources magiques. Little Forest demande pour sûr un effort d’appréciation, mais s’inscrit parfaitement dans la grande fresque qu’Igarashi Daisuke continue à construire aujourd’hui.

(Cette chronique est parue originellement sur le blog de Stephen Paul, Robots Never Sleep)

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Chroniqué par en octobre 2007