Le Magnétophone de Yoko

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L’une des images les plus emblématiques de la série Yoko Tsuno se trouve dans les pages de garde : il s’agit d’un montage dessiné représentant, à gauche, l’héroïne à bord d’un engin spatial de petite dimension et à droite, la même, cette fois en kimono, affublée d’un casque d’écoute branché sur un magnétophone à bande, objet moderne à l’époque mais aujourd’hui tombé en désuétude. Cette double image se charge à elle seule de résumer plusieurs points de vue vers la série : technologie, cultural studies et, plus généralement, le choc du passé et du futur (souligné surtout par le contraste entre le kimono traditionnel de Yoko et le magnétophone à la fine pointe), tout en proposant une image complexe de l’héroïne : intrépide, sûre d’elle, confiante en la technologie, mais capable d’émerveillement et de vie intérieure. C’est l’image de droite (celle du magnétophone) que je me propose aujourd’hui d’explorer dans le but de répondre à une question qui me chatouille l’esprit : qu’est-ce que Yoko Tsuno peut bien écouter dans ce magnétophone ?[1]

La question, a priori, semble n’avoir aucune réponse certaine. Yoko écoute-t-elle bien de la musique ? Ou bien est-ce un autre genre de prise de son ? Il semble qu’il ne s’agisse pas, par exemple, d’un document sonore censé servir à l’accomplissement d’une mission quelconque. En fait, Yoko, dans sa position, très calme, son léger sourire, ne ressemble pas à une aventurière au travail : elle est ici à l’arrêt, dans un moment de simple loisir entre deux aventures. Ce qu’elle écoute ici est tout d’abord une distraction, un plaisir. Il est plus que probable qu’il s’agisse de musique. Il reste à savoir quelle musique.

Bien sûr, ça pourrait être n’importe quoi. Un enregistrement de jazz, par exemple (Charlie Parker peut-être, ou bien, qui sait, John Coltrane, très prisé au Japon selon ce que j’en sais). Il pourrait bien sûr s’agit de chanson populaire, de musique classique, voire de quelque chose de plus moderne… Encore une fois, il convient de s’arrêter sur les détails, et plus précisément sur le magnétophone. Cet appareil — à l’époque où on en produisait encore — n’est pas commun dans les foyers ; il est surtout destiné aux grands mélomanes et aux audiophiles, et tout particulièrement ceux qui possèdent quelques rudiments d’électronique. Ce type de magnétophone servait surtout à deux choses : (1) à repiquer des enregistrements provenant d’autres sources, par exemple d’un disque vinyle ; (2) à enregistrer des prises de son directes, le plus souvent en studio. Admettons que Yoko voulût écouter, par exemple, A Love Supreme, ou bien l’album blanc des Beatles,[2] celle-ci se serait simplement procuré un trente-trois tours, ce qui aurait été bien préférable pour diverses raisons techniques.

Car c’est bien ce qui est notable de ce magnétophone : c’est lui qui est là et non pas un tourne-disques, encore moins un bête lecteur de cassettes. Établissons d’abord un fait : si on en croit son (inhabituel) kimono, Yoko est chez elle, dans ses appartements, ou alors dans un lieu intime, par exemple chez ses parents. Elle est en tout cas dans un endroit où elle peut s’abandonner à l’écoute en casque, exercice nécessairement solitaire. La simple présence d’un magnétophone — outil peu commun, je le rappelle — chez Yoko doit nous amener à penser qu’elle est elle-même passablement férue de musique et qu’elle doit posséder d’autres appareils de reproduction du son, et à plus forte mesure un tourne-disques. Or, et surtout lorsqu’on est féru de technologie audiophile, pourquoi écouter une copie d’un enregistrement commercial, qui aura nécessairement subi une dégradation par rapport au vinyle d’origine ? Il semble donc plausible que ce que Yoko écoute ne provienne pas, à l’origine, d’un disque vinyle et qu’il s’agisse donc d’un enregistrement plus rare, peut-être exclusif.

À partir d’ici, les choses se compliquent. Rien n’empêche pourtant de spéculer. Une solution simple serait que Yoko écoute un programme radiophonique préalablement enregistré (par elle ?), par exemple un concert de musique classique (non disponible commercialement), ou bien une émission dramatique, mettons Doctor Who, que la BBC produisait à l’époque. Il nous faut ici étudier un instant la gestuelle de Yoko : droite, attentive, ses bras en activité semblent mimer ce qu’elle entend. Supposons qu’elle écoute bel et bien Doctor Who. Est-elle surprise par un développement inattendu de l’intrigue ? Ce sourire, bien trop serein, semble le nier. S’agit-il alors d’un moment comique du récit ? Il est alors difficile d’expliquer la position des mains… Au contraire, s’il s’agit de musique, la position semble bien plus naturelle. Quoiqu’encore là…

Il ne s’agit pas de musique méditative : le regard de Yoko est trop éveillé pour dénoter cela. On dirait une musique complexe et ludique à la fois, quelque chose qui sautille, qui prend par surprise de manière agréable. Nous ne sommes pas, semble-t-il, dans un registre dramatique ou «sérieux» : ce n’est certainement pas du Mahler. La sérénité de Yoko propose cependant d’imaginer une musique relativement douce, attachée aux détails. Les Nocturnes de Fauré, peut-être ? Sauf qu’il est difficile d’imaginer notre héroïne écouter du piano : même inconsciemment, ses mains danseraient sur un clavier imaginaire. Ici, elles sont à l’horizontale, et c’est plutôt une harpe qu’elle semble frotter. Pourquoi pas une musique traditionnelle japonaise, alors ? Ceci expliquerait cela : elle serait en visite dans sa famille, au Japon, et on aurait enregistré pour elle un concert de… de koto ? Non : l’instrument est à l’horizontale. Et le shamisen se tient à peu près comme une guitare. Les mains de Yoko ne correspondent au jeu de ni l’un ni l’autre. Une harpe, alors : mais les œuvres pour harpe ne sont pas légion.

Il faudrait peut-être changer notre optique. Et si Yoko écoutait quelque chose de beaucoup plus moderne, par exemple une œuvre de musique concrète ? La musique concrète est un art des sons qui s’écrit spécifiquement sur la bande magnétique et rien n’interdit d’imaginer que Yoko se soit retrouvée avec un enregistrement de Pierre Henry, de Bernard Parmegiani ou, soyons fous, de Luc Ferrari. Dans tous les cas, l’attitude semblerait assez juste : un sourire de douce surprise, une attention qu’on suppose rivée à des détails inouïs, des mains mimant un mouvement abstrait, sans rapport à la gestuelle d’un quelconque instrument mais qui n’est pas non plus le simple flottement de la musique ambient.

Mais pourquoi Yoko s’enticherait-elle de musique d’avant-garde ? Rappelons que notre héroïne est électronicienne : c’est en effet cela son «vrai» métier. Dans le cadre de ses essais audiophoniques, il est plausible qu’elle ait entendu quelque œuvre électroacoustique sur un disque de démonstration, ce genre de microsillon servant à tester la qualité des composantes audio et qui comportait souvent des pièces assez peu conventionnelles, pour ne pas dire carrément expérimentales. Imaginons — c’est permis — que Yoko ait entendu là une pièce particulièrement amusante de Perrey et Kingsley, pièce qui l’aurait conduit par le jeu des affinités à Pierre Schaeffer et, par là, à l’école du GRM et pourquoi pas plus loin, par exemple au Gesang der Jünglinge de Stockhausen, et de là… Boulez ? Messiaen ? Non, là ça ne cadrerait plus. Mais elle est peut-être bien passée par là avant nous…

L’hypothèse électroacoustique, si elle offre une élégante proximité thématique — une électronicienne s’intéressant à la musique électronique, quoi de plus naturel — souffre du même défaut que j’ai identifié plus haut : ce genre d’enregistrement, même à l’époque, se trouvait sur disque et il ne semble pas plus justifié de croire que Yoko se soit procuré une bande autrement inédite. Aussi, les diffusions radiophoniques de musique concrète sont rares : mais voilà, elles existent et c’est bien cette rareté qui pourrait expliquer que Yoko — ou quelqu’un d’autre — ait voulu enregistrer ce programme radiophonique précisément. Par exemple, en admettant que l’héroïne se trouve présentement au Japon, il est permis de penser qu’il est plus facile d’attendre une rediffusion de Messe pour un temps présent à la NHK (radio d’état japonaise) que de trouver le microsillon Philips chez le disquaire local. Cela dit, on peut aussi imaginer que Yoko n’écoute pas un de ces compositeurs que j’ai nommés et qui sont bien connus — et bien diffusés — mais qu’il s’agisse plutôt d’un proche, d’un ami compositeur dont la dernière œuvre, toute fraîche, se trouverait, comme il se doit, exclusivement sur bande. Ce prêt (don ?) de la bande se doublerait d’un geste d’amitié et peut-être de séduction secrète : la réaction de Yoko, encore une fois, a ce qu’il faut pour autoriser cette lecture. Rapprochons-nous. Que laisse donc passer la bouche entr’ouverte de Yoko ? Une mélodie fredonnée ? Un «oh !» admiratif ? Une respiration intense ? Et que voient ses yeux ouverts ?

Il nous reste à examiner une hypothèse encore plus audacieuse, toujours dans le domaine électroacoustique. En effet, s’il s’agit d’une œuvre originale que Yoko écoute là, peut-on ignorer la possibilité que ce soit elle-même qui l’ait composée ? Et pourquoi pas : dans ses pérégrinations à travers le monde, les époques et les galaxies, il est bien probable que notre aventurière ait rapporté des échantillons sonores exotiques. À partir de là, pourquoi ne pas jouer des ciseaux, en faire des petites œuvres ludiques qui seraient comme un carnet de voyage ? Ce que Yoko ferait là, c’est revivre en pensée ses propres aventures, ce qui donnerait un sens accru à la conjonction des deux images en pages de garde : la mission dans l’espace serait la rêverie, infinie et sans marges, alors que la «réalité» se verrait encadrée dans une fleur de lotus stylisée où Yoko rejouerait, sans trop s’en rendre compte, une manœuvre effectuée à ce moment-là. Avancées technologiques obligent, l’album de souvenirs — du genre que l’on trouve parfois sur les pages de garde, par exemple dans Tintin — prendrait ici forme sonore.[3]

Arrêtons là l’enquête, tout ceci commence à sentir le roussi. On croit s’approcher de quelque chose mais tout ce qu’on obtient, c’est un surcroît de théories concurrentes. Ce qu’il faudrait, me dira le lecteur bien intentionné, c’est de demander à Roger Leloup lui-même. C’est bien l’auteur qui détient la vérité et qui peut sans erreur répondre à la question : «Qu’est-ce que Yoko écoute ?» Mais cette vérité vaut-elle quelque chose ? L’image est-elle si boiteuse qu’elle nécessiterait ce genre d’éclaircissement ? Non, bien sûr : dans son essence, elle n’est pas faite pour nous dire ce que Yoko entend. L’auteur ne le sait peut-être même pas lui-même, au fait. Y a-t-il même réfléchi ? J’en doute.

Ou en tout cas ce n’est peut-être pas ce genre de «vérité» qu’il nous faut trouver. Les indices disséminés dans l’image sont peut-être à même de nous faire découvrir des sens cachés et par là, de nous faire accéder à la «vérité de l’image». Encore faudrait-il y croire, à cette vérité. On a bien vu que les solutions, après examen des lieux, ne font que se multiplier, toutes aussi plausibles et satisfaisantes, toutes objectivement équivalentes. L’accès à la «vérité de l’image» semble bien lointaine encore…

Le problème est-il donc indécidable ? Pas si on oublie le mot «vérité» qui au fond n’a rien à voir ici. Si je peux faire imaginer à mon lecteur que Yoko écoute présentement un enregistrement de Presque rien no.1 — en écho au «presque rien» de l’espace intersidéral, tiens — alors ma solution est en réalité tout à fait décidable.

Ensemble, nous pouvons bien décider ce qui nous semble coller à la réalité visible — jusqu’à changer notre décision plus tard, sans qu’il soit question de remords ou de repentir. Car, même si on nous disait quelle est précisément l’œuvre qu’écoute ici Yoko, ce ne serait pas de cette œuvre musicale dont nous aurions une appréciation esthétique mais bien de l’image de Yoko écoutant l’œuvre. Une fois que notre cerveau de lecteur — chargé comme il est d’interpréter une histoire à partir de signes visuels parfois ambigus — s’est posé une question dont la réponse est nécessairement hors-cadre, il ne pourra jamais totalement s’empêcher d’y répondre d’une manière qui soit cohérente et qui satisfasse sa vision du livre. Ce pouvoir du lecteur est la seule chose qu’on peut bien appeler «vérité» dans tout cela.

Pour autant, s’agit-il de cautionner le relativisme dans tous ses excès ? Vouloir répondre à des questions sans réponse, est-ce pathologique ? En fait, ce que nous faisons ici, c’est simplement constater cette évidence maintes fois rappelée, c’est à dire qu’un personnage ne vit pas que dans les cases qui le mettent en scène : plein de choses peuvent se dérouler dans les ellipses qui séparent les cases et les albums. Et c’est bien uniquement dans ce sens que l’on peut comprendre la fascination de certains critiques pour l’espace inter-iconique : l’ellipse entre les cases s’oppose à l’objectivité du dessin, il autorise les contradictions, les temps morts, les cul-de-sac et par là, l’interprétation, la lecture active. Ce sont les endroits où nous critiques sommes appelés à faire acte de création. Au risque de théories concurrentes ? Ce n’est même pas un risque parce que ces «théories» n’en sont pas vraiment : ou alors, n’importe quelle fiction est une «théorie». Ce que je fais ici, c’est la même chose que fait Roger Leloup : je vous raconte une histoire.

Notes

  1. Je dois à Josiane Robidas de m’avoir glissé Les Archanges de Vinéa dans les mains, ce qui, après feuilletage, m’a rappelé une fascination déjà ancienne pour cette image en page de garde.
  2. Ce qui serait piquant, quand même.
  3. Il existe bel et bien un genre musical qui s’appelle parfois field recording et parfois écologie sonore et qui prône la composition d’œuvres où l’on reconnaît la source de ce qui est enregistré, comme s’il s’agissait de «photographies» sonores. Dans son incarnation la plus radicale, ce genre s’oppose d’ailleurs à la musique concrète et plus spécifiquement à Schaeffer, d’une manière que je développerais bien ici si ce n’était pas complètement hors-sujet.
Humeur de en juin 2008