Médée

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On peut trouver l’écho d’un mythe antique dans notre monde moderne, c’est une des raisons pour lesquelles on tente de le réécrire. On peut faire le choix de le détourner pour lui donner une nouvelle signification ou d’en approfondir certains aspects plutôt que d’autres. Mélanie Berger adapte le mythe de Médée en s’inspirant librement de la pièce de Jean Anouilh (1946)[1] : Médée et sa nourrice vivent dans une roulotte et regardent en direction de Corinthe, où Créon s’apprête à célébrer les noces de sa fille Créuse avec Jason. Après son bannissement de la cité par le roi et un ultime échange avec Jason, elle empoisonne la fille du roi et tue ses enfants pour se venger de la trahison de l’homme qu’elle aime.

Donner une lecture personnelle d’un mythe antique en se fondant sur l’une de ses réécritures modernes est un pari risqué en soi. En réécrivant le mythe de Médée, Anouilh traduit les maux qui minent le monde contemporain comme la violence de la guerre et la xénophobie. Entièrement dépossédée de sa dimension mythologique, Médée y est représentée comme une marginale que l’on exclut et une femme blessée que l’on a trahie ; une épouse amoureuse et trop fière qui décide de punir son mari infidèle en tuant leurs propres enfants.
Cette interprétation du crime le plus horrible de toute la mythologie est malheureusement un peu trop simpliste. Dans sa pièce, Euripide met à jour la culpabilité énorme des crimes passés qui accablent Médée (trahison de son père, meurtre de son frère…) et la considère comme l’une des raisons qui l’exhortent à l’infanticide. En perpétrant un tel meurtre, elle punit non seulement le père de ses enfants, mais encore elle se punit elle-même. Chez Anouilh, ce motif de la culpabilité ressentie par Médée à cause des crimes commis contre les siens n’est pas vraiment exploité. Peut-être a-t-il voulu privilégier les rapports humains entre Médée et Jason au détriment des différentes péripéties qui ont forgé le mythe de Médée, dans le but de faire une tragédie moderne qui parlerait davantage à ses contemporains. Mais pourquoi vouloir rendre ces personnages mythologiques plus «humains», alors que ceux-là même dépeints par Euripide sont déjà pétris d’humanité lorsqu’ils se confrontent à leurs propres limites et s’enlisent dans l’expression de leur liberté et de leur volonté ?
C’est donc à partir de cette figure de Médée contemporaine et sensiblement appauvrie dans la complexité de sa psychologie de ses sentiments que Mélanie Berger créé la sienne : une femme insoumise et révoltée qui s’indigne contre l’égoïsme masculin et l’hypocrisie d’une société conformiste.

Cette nouvelle adaptation du mythe de Médée s’organise autour d’un texte prenant la forme d’une pièce de théâtre et de dessins tantôt accompagnant les répliques des personnages, tantôt s’étalant sur une pleine page. On peut faire une double lecture du texte, sémantique et graphique : en jouant sur les différents alignements du texte et la disposition des répliques sur la page, l’auteur créé une sorte de mouvement sur le papier qui retranscrit l’énergie mise dans l’action oratoire et les modulations de la voix que les acteurs pourraient avoir sur scène. La gestuelle des personnages est rendue visible grâce à des petites silhouettes sans visage, placées à côté des répliques. Le travail d’illustration consiste à traduire les émotions qui traversent les personnages, ainsi que les énergies qu’ils dégagent, sous la forme de représentations figuratives : deux jets de postillons comme autant de cris de haine («On crachera… / Allons cracher, / oui pourquoi pas finalement, / cracher toutes les deux»), une seule et même figure formée de deux silhouettes qui se font face mettant en scène la rencontre imprévue entre Médée et Jason («Jason apparaît / Ils sont aussi étonnés l’un que l’autre») ; ou abstraites : un cube gigantesque qui trace un sillon derrière lui symbolisant l’autorité du roi Créon venu interdire à Médée l’entrée de la cité («Soudain Créon apparaît»), un agrégat de forme oblong où l’on discerne deux parties distinctes qui s’enlacent représentant la passion destructrice entre Médée et Jason («Nos corps / imbriqués / suants, / vivants comme peut-être je ne vivrai jamais plus»).
En contemplant ces dessins crayonnés d’un trait rageur et intuitif, on peut suivre l’évolution individuelle de ces personnages écrasés sous le poids de leur condition humaine dans les ratures, les nervures, les aplats de noir et les éruptions de matière. Les compositions graphiques de Mélanie Berger permettent de reproduire le lieu de l’action dans sa dimension tragique. L’occupation de l’espace peut traduire l’exil, le bannissement et la marginalisation : des petites figures humaines se trouvant à l’extérieur d’un territoire délimité et occupé par d’autres ; l’enferment et la claustration au sein du couple : une silhouette qui pénètre dans un territoire (espace symbolique où se déploie l’amour de Médée et Jason) et qui vient s’écraser contre l’une de ses délimitations. Quel que soit l’espace dans lequel elle se trouve, Médée est condamnée à une solitude radicale. Elle y puise l’affirmation de sa volonté qui va se réaliser de la manière la plus terrible qui soit.

C’est toujours une gageure de revisiter un mythe antique et d’apporter sa pierre à un édifice déjà si bien bâti. Mélanie Berger contribue à faire revivre la légende de Médée en parvenant à extraire l’aspect le plus singulier de la personnalité de son héroïne : son refus d’un déterminisme religieux (quasi omniprésent dans toutes les tragédies de l’Antiquité) et sa volonté immense lorsqu’il s’agit de choisir son propre destin. En associant des illustrations aux répliques théâtrales, l’auteur réinterprète l’intensité dramatique et insuffle au mythe un nouveau sens tragique grâce au support de la bande dessinée.

Notes

  1. La légende de Médée et ses aventures avec Jason se sont tout d’abord illustrées dans la poésie grecque épique et lyrique, notamment l’épopée des Argonautes, mais c’est dans la pièce d’Euripide (431 av. J.-C.) que le personnage de Médée est pour la première fois le sujet de l’intrigue. La tragédie du dramaturge grec a été la principale source d’inspiration de la Médée de Sénèque (61 ou 62 av. J.-C.) et toutes deux sont à l’origine de la plupart des réécritures modernes du mythe.
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Chroniqué par en mai 2011