Necron (t.1)

de

Necron est une construction et il est bien monté car Frieda Boher en est l’assembleuse.
«Savante folle» nécrophile, conceptrice de cet homme-objet pour son usage personnel, elle connaît le grec des scientifiques et désincarne la mort en lui donnant l’aspect d’un avatar élémentaire et particulier,[1] visiblement masculin.[2]

Necron est couturé comme un baroudeur[3] car il est fait de parties éparses comme la créature de Mary Shelley. Mais si Frankenstein devient vivant à partir de morts, le personnage de Magnus reste un mort à la froidure corporelle salvatrice de la frigidité de sa créatrice. Une sorte de Golem moderne dont le mot «Emet» est remplacé par le signifié de l’électricité et le signifiant d’une lampe crânienne et de quelques éclairs articulaires.[4]
Nécron est donc de ce concept flou qu’est le mort-vivant, suffisamment mort pour être froid, et suffisamment vivant pour se mouvoir des membres et de l’esprit. Celui-ci est inversement proportionnel à la taille du sexe, car la priorité est charnelle avant toute chose. Le cerveau a donc été particulièrement sélectionné et vient du cadavre d’un scénariste de bande dessinée («individu sous-développé»), même si, comme l’avoue la scientifique, celui d’un dessinateur aurait été bien meilleur en cette catégorie. Mais c’est comme ça, c’est la vie, la mort ne fait pas courir les cadavres dans les rues, mais les allonge en chambre froide ou dans les cimetières. Frieda Boher est donc victime du hasard et de la nécessité, et cette non-vie qu’elle veut créer a pour conséquence de la faire travailler où il faut et de voler ce qu’il lui faut, provoquant une intrigue et des rebondissements qui font une bande dessinée de genre obscur («fumetti neri»).
Mais cela la place aussi, en tant que créatrice/démiurge, dans celui du collage qui hante l’art en général, et l’art moderne en particulier, et ce depuis au moins Zeuxis. Car ce grec de quasi-légende avait fait le portrait d’Hélène (idéale féminin) en faisant poser cinq jeune filles de Crotone et en assemblant en image le meilleur de leur personne. Frieda Boher va plus loin.[5] Elle réalise l’homme lui semblant idéal en assemblant le meilleur de plusieurs cadavres masculins.[6]
L’un est de la peinture, dans le beau et le trompe-l’œil, l’une plutôt de la sculpture, dans le fonctionnel et la vérité de ses désirs. Tout deux se rejoignent dans la «tekhné» (l’esthétique étant une invention du XVIe siècle) et dans leur statut d’archétype.
Le collage, «aventure créatrice menée au gré des disponibilités et des rencontres»[7] rappelle aussi que le «savant fou» se confond plus avec un gagnant du concours Lépine (bricolage) qu’avec celui d’un scientifique. Frieda Boher est une artiste à nos jours (ou en a les dimensions) en étant une scientifique d’une autre époque, celle du tout début des années 60, où la génétique n’est pas encore cet objet s’oubliant probabiliste, scellant doctement les destins entre hérédité et compatibilité.

De cette modernité sixties rêvée — alors encore si proche dans ces derniers feux — les années 80 en firent officiellement leur deuil par la «retro-découverte», le pastiche et/ou la référence. De ce «no future» évident, les plus subtils se firent plus «outre» que «post», se jouant de l’outrage et de l’outrance pour mieux montrer l’inconscience mais surtout l’inconscient de cet ancien nouveau rapport à la vie s’incarnant déjà, alors, dans le divertissement massif assurant l’oubli et l’éternel présent illusoire.

Magnus, avec ce trait sensuel et ce sens aigu du noir et blanc qui en fait l’égal des plus grands, est de ceux subvertissant cette culture populaire en en montrant l’académisme et l’éventuelle beauté. Ici le savant est une savante, doctoresse et maîtresse femme implacable, portant le cuir avec la logique et la pratique de sa perversité, habillant de rigueur et de franchise sa folie, donnant du même coup à tout costume super-héroïque (ou vilain) la mesquine pudibonderie euphémique d’une feuille de vigne sur une statue grecque. Frieda Boher n’implante pas non plus de silicone pour rendre une poitrine canonique, mais l’injecte bien plutôt, dans une pine devenue molle (accident collatéral) pour l’ériger et en jouir tout en en faisant un sceptre de son pouvoir sur Necron (jalousie).[8] A tout cela s’ajoutent les pulsions cannibales de celui-ci, d’autant plus frappantes qu’il les satisfait en cachette, dans une autonomie qui le rend plus humain voire quasi enfantin, faisant du même coup indiciblement évoluer l’image de sa maîtresse vers celle d’une mère et les conséquences incestueuses et grotesques qui en découlent.

Magnus déstabilise donc perversement les codes les plus éculés en évitant la fausseté de la surenchère, comme dévoilant lointainement The Uses of Enchantement, d’une manière tout aussi démonstrative et d’autant plus subversive que l’auteur n’est pas extérieur au genre et média qu’il démonte. Par ce simple fait son livre est aux limites de la bande dessinée tout en en montrant plus que d’autres son absolue liberté.

Ajoutons pour finir que cette réédition est tout simplement somptueuse et remarquable, redonnant littéralement sa dimension à l’œuvre (originellement fasciculaire), dans un façonnage aussi beau et bien conçu qu’en adéquation avec son contenu.

Notes

  1. Necron, joli mot à la modernité immédiatement post atomique, intelligemment construit autour du préfixe «Nécr-» tiré du grec «Nekros» (la mort), et du suffixe «-on» servant en physique pour former les noms de particules élémentaires ou de gaz rare (source le Grand Bob).
  2. Comme le nez au milieu du visage.
  3. Ajoutons qu’un baroudeur est souvent perçu comme «un homme, un vrai !».
  4. Autrement dit le sceau de la science remplace ici celui de Dieu.
  5. Notons que le «e» de Necron est sans accent aiguë, et qu’il se rapproche du «nec» latin de la locution «Nec plus ultra» (limite indépassable) elle-même subtantivée du «non plus ultra» (pas au-delà) inscription légendaire des colonnes d’Hercule. Si Necron a beaucoup de l’Hercule, il n’en dépasse pas moins les limites et fait certainement de son auteur le nec plus ultra des hors limites.
  6. Pour cette femme, un bon homme est un homme mort.
  7. Denys Riout : Qu’est-ce que l’art moderne ?, Gallimard collection «Folio Essais», p. 168.
  8. Notons encore que le sexe de Necron ne distingue son désir que par une érection littérale. Chez lui il n’y a pas d’évolution de taille (elle est permanente et conséquente) mais de position. Haut ou bas, on ou off, comme un interrupteur s’enclenchant par l’excitation, rappelant que Necron est un sex toy dont l’animalité ne fait pas remuer mais ériger/positionner la queue.
Site officiel de Cornélius
Chroniqué par en juin 2006