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Quitter Saïgon, mémoires de Viet Kieus

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Le départ, le début de ce livre, se fait dans un présent fauviste, une cuisine, pour l’échange d’une recette entre un père et son fils. Puis la parole se joignant au geste du «comment faire ?», permet à celle-ci de s’échapper, de dire autre chose, pendant que ce qui doit être fait peut se voir.
Le fils regarde son père, se sent le lien avec aujourd’hui et demain et peut enfin imaginer son géniteur au même âge. Il questionne au détour d’un geste tout autre, un passé qui est le sien dans ses gènes et qu’il imagine en noir et blanc, comme les documents d’époque, comme la couleur de bonheurs en poussières, d’un départ sans retour et d’un sentiment d’infime face au grand «H» de l’Histoire.

Son père lui apprend la cuisine et Clément Baloup cuisine son père. Cette conversation que l’un attendait peut-être, que l’autre n’avait jamais osé aborder peut-être, sert de déclencheur, d’un autre départ, pour un fils s’interrogeant alors sur d’autres expériences venant des mêmes ères et aires de là-bas, respirant aujourd’hui, comme lui, le même air d’ici.

Trois témoignages forment ce livre où il ne s’agit pas de dire un pays et du comment de ses guerres mais de ce qui y fût vécu aux alentours, un peu avant, un peu après et ce qui fût laissé là-bas, à cause d’elle, d’enfance, de famille, d’amis, de patrimoine et de culture, c’est-à-dire tout ce qu’on emporte forcément avec soi à moins d’être amnésique.
Trois hommes parmi et avec beaucoup d’autres ont donc quitté Saïgon (qui n’était pas encore Hô Chi Minh-ville pour deux des témoins) pour la France. Le voyage est évoqué, l’arrivée aussi, mais l’essentiel reste là-bas, aujourd’hui comme hier, n’ignorant pas ce qu’ils ont trouvé ici, mais sachant surtout ce qu’ils ont quitté là-bas par la faute d’un conflit et qu’ils ne retrouveront jamais par la faute du temps.

Clément Baloup a une sincérité et une intelligence décelable dans la justesse de ses images et de son scénario. C’est, par exemple, dans les lieux s’ouvrant aux sens par leur usage (une cuisine se faisant), leur fonction (un jardin chatoyant) ou un événement (une banlieue pavillonnaire dans l’immaculé d’une neige fraîche enluminée par un soleil d’hiver) que le départ mémoriel, le retour vers Saïgon, se fait naturellement et se trame en planches de bande dessinée. C’est aussi les odeurs de mazout dans le cargo, les requins dans un port, etc. L’auteur fait parler des mémoires que l’on partage empiriquement dans leurs constructions et que l’on comparera de façon enrichissante à ce que nous savons de l’Histoire.

Si la bande dessinée privilégie certes la parole, il est rare qu’elle la recueille et la montre comme témoignage. Il y a certes les «BD-reportages» comme disent certains, mais la mise en bande de témoignages comme fin en soi reste rarissime et relativement récente me semble-t-il.
Comme ça, à l’écriture d’une chronique, à l’échéance de la mettre en ligne, je dirais (trop rapidement sûrement) que cette forme est un rameau de l’autobiographique, recueillant la parole de proches (Les mauvaises gens de Davodeau) où d’une rencontre féconde et fondatrice (La guerre d’Alan de Guibert).
Dans une certaine mesure, ce travail de Clément Baloup (où il y a plusieurs témoignages) m’évoque aussi la démarche de Svetlana Alexievitch recueillant les témoignages de femmes russes ayant participées à la seconde guerre mondiale ou ceux des survivants et victimes de Tchernobyl.[1] Une comparaison qui à mon sens va aussi dans l’implication de l’auteur et les enjeux de la retranscription des paroles recueillies.
Ces points font aussi ressortir le seul véritable défaut de ce livre qui est celui d’être trop court, d’être de «seulement» trois témoignages. Un «défaut» qui n’en sera véritablement un que si, bien évidement, l’auteur limite sa démarche à un unique album. Chose dont naturellement je doute, espérant même que Quitter Saïgon sera considéré comme le prélude réussi à une démarche de longue haleine s’annonçant passionnante.

Notes

  1. La guerre n’a pas un visage de femme et La supplication, tout deux chez J’ai Lu.
Site officiel de La Boîte à Bulles
Chroniqué par en juillet 2006