R comme réédition

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Lorsque Franquin boucle son album de 1979, Lagaffe mérite des baffes, il décide de le terminer sur une postface explicative où Prunelle, en sa personne d’employé de chez Dupuis, nous offre un petit cours sur la numérotation toute particulière de la série Gaston, culminant en une promesse formelle, en gros et en gras : « IL N’Y A PAS, IL N’Y AURA JAMAIS D’ALBUM GASTON No 5 ! ! » Cette promesse fut, on le sait, brisée, et de deux manières bien différentes. Or, Dupuis nous annonçant pour bientôt une ènième « réédition » de Gaston, il me semble aujourd’hui opportun de refaire depuis le début le trajet de cette étonnante entreprise éditoriale qui commence par une histoire de numérotation et qui se termine ostensiblement en histoire de gros sous.

Chacun sait que Gaston n’a pas été prévu, au départ, comme héros de bande dessinée. Il n’est même pas certain que Franquin et Delporte imaginaient qu’ils puissent animer le personnage bien longtemps sans lasser leur public. Or Gaston, tout modestes qu’aient pu être ses débuts, devint tranquillement un succès populaire. Las des aventures de Spirou qu’il continue néanmoins de livrer à son jeune public, bientôt affaibli par une grave dépression, Franquin aiguille volontiers ses forces vers le « héros sans emploi ». C’est dans les premières années de Gaston qu’on assistera à cette transformation remarquable du dessin franquinien, dont la virtuosité déjà grande atteindra alors des sommets, notamment dans la représentation du mouvement.
Outre sa lassitude de Spirou, on peut imaginer plusieurs raisons qui aient convaincu Franquin de privilégier son nouveau personnage. On remarque d’abord que la mise en scène de Gaston est beaucoup plus simple : des personnages souvent en plain-pied, marchant sur le bord de la case, des décors quasi inexistants (un bureau, une porte…) : le dessinateur peut dès lors se concentrer sur le jeu de ses « acteurs », au détriment du reste qui l’intéresse moins. Je rappelle que Franquin faisait preuve d’un indéniable talent pour les décors (rappelons-nous de la Mauvaise tête ou du Nid des marsupilamis…) mais cet aspect du dessin ne devait pas le passionner outre mesure puisqu’il en déléguait volontiers la réalisation à des confrères, au premier chef Jidéhem qui y excellait. C’est d’ailleurs à lui que l’on doit les premières bandes de Gaston, plus précisément le dessin du personnage Gaston des débuts, alors que Franquin se réserve l’animation de Fantasio. Cependant, Jidéhem ne se sentait pas à l’aise avec ce personnage « trop mou » pour son crayon rigoureux, aussi Franquin reprit rapidement l’ensemble du strip, avec la postérité que l’on sait.
Une fois maître des lieux, Franquin découvre l’étendue du potentiel graphique de son personnage, qui l’amène rapidement très loin de tout ce que lui autorisait un personnage coincé comme Spirou. Il se rend sans doute bien vite compte de l’affinité avec son Marsupilami, créé près de dix ans plus tôt : non pas dans l’attitude mais dans la physionomie et le potentiel « cinétique ». À ce moment le dessinateur se met à grossir les nez de ses personnages, il augmente leur côté caricatural, afin de se laisser toute latitude à leur faire jouer les gestes les plus outrés, les plus violents, tout en restant, c’est un exploit, résolument dans le registre comique. Cette évolution graduelle est néanmoins très visible et contaminera son dernier Spirou : Panade à Champignac. Ce coup de patte nouveau est le signe, pour le public de l’époque, d’un nouveau Franquin ; mais la portée réelle de cette direction nouvelle — qui eut ses détracteurs, Chaland par exemple — n’apparut pas immédiatement.

Gaston débuta son aventure éditoriale au courant des années 1960, alors que parurent successivement six petits albums (dont un « zéro »), des formats « à l’italienne » assez modestes, publiés initialement de manière quasi confidentielle. À l’époque, il s’agit simplement de l' »autre » série de Franquin, un petit truc qu’il fait à côté comme ça ; on n’en faisait pas trop de cas. Depuis longtemps épuisés, ces albums sont aujourd’hui très prisés des collectionneurs — je ne vous apprends rien, je sais. Accélérons donc jusqu’en 1968, année de la parution du numéro 6 de la série, Des gaffes et des dégats, qui est le premier volume paru dans les dimensions régulières des publications Dupuis de l’époque, et qui correspond au format A4. Ceci, entre autres, parce que l’album inaugurait le format aujourd’hui canonique du « gag en une planche ». Au format initial de deux strips — calqué en quelque sorte sur le strip dominical à l’américaine —- dont la forme ne saurait permettre que l’élaboration d’un « gag allongé » (par opposition au « gag court », de trois ou quatre cases), Gaston passe donc à un régime où chaque histoire est un petit sketch constitué de plusieurs moments forts, se terminant toujours, cela dit, sur le punch final attendu.
Les albums se succèdent ainsi dans le nouveau format. Rapidement (plus exactement entre 1970 et 1974) Dupuis s’affaira, tant qu’à y être, à remanier les anciennes éditions à l’italienne pour les faire entrer dans le nouveau moule. Petit hic, on ne put constituer ainsi, à force, que quatre albums. On appela ce quartet les albums « R », pour réédition, sans doute. Mais aussi, pourquoi pas, pour remontage, refonte, relance, recyclage, rapiéçage… On aboutit donc à cette numérotation tout-à-fait inédite, qui permettait de les différencier des anciennes éditions : R1, R2, R3 et R4. Avec bien sûr le R5 qui manquait à l’appel — déjà que le R4 avait demandé un certain tact : il avait fallu fouiller dans les inédits, colliger quelques « rédactionnels » de Delporte… Franquin se montrant réticent à gratter plus avant les fonds de ses tiroirs, on s’en tint là. On ne voyait pas, en fin de compte, de quel matériel on pourrait tirer un nouveau volume.
Le R5 était donc comme un trou subsistant comiquement dans la série, comme une sorte de gaffe éditoriale plus ou moins réparée, un bricolage à court terme que chacun est censé faire semblant de ne pas remarquer. Bref : un bric-à-brac tout à fait dans l’esprit de Gaston. Disons-le, il y avait un certain génie — même s’il fut sans doute involontaire — à orchestrer cette « réédition » d’une manière aussi désinvolte, et même à estampiller le brol subséquent d’un « R » qui, pour le coup, lève surtout la couverture sur une aventure éditoriale déjà mouvementée : « R » pour rouages, donc, et pour rêve, un peu.

Cette numérotation chamboulée se transforma donc rapidement en gag paratextuel, avec au centre cette idée irrésistible de l’album perdu, donc mythique. La notice de l’album 13, citée plus haut, achève de consacrer cette petite histoire. Le R5 se voyant pour la première fois nommé explicitement, c’est comme s’il lui était impossible de ne pas exister. L’invitation est lancée, comme on dit…
Certains y répondirent. En 1983, par exemple, Tome & Janry réalisent Vilain faussaire !, une courte aventure de Spirou et Fantasio tournant autour d’un album pirate de Gaston… le numéro 5, bien entendu.[1] Mais l’entreprise la plus ambitieuse fut la parution, la même année, chez l’éditeur Jacky Goupil, d’un collectif nommé Baston : la Ballade des baffes, dont la couverture, dûe à Didier Conrad, imite fidèlement celle des Gaston, jusque dans la typographie et la mise en page. Cet hommage, de belle facture mais forcément inégal, consiste en une série de pastiches plus ou moins fidèles, de la plume de dessinateurs du moment. L’album, qui porte, on s’en doute, le numéro 5, comporte certaines perles, par exemple cette page signée « Yann de Moor » qui réussit l’exploit de mêler Prunelle à une scène célèbre des Sept boules de cristal ; ou bien cette autre, très mélancolique d’un Hislaire réimaginant Gaston en petit travailleur insomniaque et amoureux éconduit ; Jannin trace, en accéléré, la remarquable évolution du dessin de Gaston entre 1957 et 1982 ; Carali, au contraire, redoute de devoir dessiner les personnages de Franquin et les imagine comiquement en-dehors des cases ; sans parler de Baudoin dont le « Gaston » arbore ostensiblement un t-shirt signé Charlie Schlingo — ce dernier également présent avec une farce attendue mais plaisante. Jouant la farce jusqu’au bout, l’album se termine fort opportunément sur un pastiche de l’adresse de Prunelle au lecteur en postface de Lagaffe mérite des baffes… La boucle est bouclée.

Un an auparavant, Franquin venait de livrer son numéro 14 : la Saga des gaffes (1982), qui allait être le dernier pour un bon moment, l’auteur se lassant du personnage, terminant par ailleurs ses Idées noires. Pressentant peut-être l’achèvement de la série, l’éditeur Rombaldi propose dès 1984 une édition en quatre tomes volumineux, rassemblant pour la première fois ce qui ressemble à une « intégrale » de Gaston. Contrairement aux albums réguliers, les gags sont placés au plus près de l’ordre chronologique, ce qui permet au lecteur de suivre pas à pas l’évolution de la série. Surprise : on y trouve pas mal d’inédits en album, et de facture plus qu’honorable. On y perd bien entendu le charme et la cohérence des albums originaux, mais ce n’est pas le but de l’entreprise. L’édition Rombaldi est alors ce qui se rapproche le plus d’une « Pléiade » ou d’une édition savante. Elle ne s’adresse pas au tout grand public, elle n’est donc pas là pour remplacer les albums Dupuis. On ne lui en demande pas davantage.
Flairant la bonne affaire, Dupuis s’empresse donc d’éditer lui aussi les inédits. Un « tome zéro » paraît immédiatement : Gaffes et gadgets (1985), qui reprend intégralement le « zéro » original, soit l’album éponyme paru en 1960 (qui n’était pas numéroté), en y adjoignant les premières apparitions de Gaston dans le journal Spirou, sous la forme de dessins humoristiques en grand format. La proposition est légère mais, en l’absence de nouveautés, le lecteur qui n’a pas l’édition Rombaldi s’en contente sans rechigner.
Puis, dès l’année suivante, Dupuis récidive et, cette fois, ose un « véritable » album R5, Le lourd passé de Lagaffe (1986), celui-là rempli de fonds de tiroir, allant jusqu’à inclure une campagne publicitaire pour une marque de boisson à l’orange. On peut voir dans ce geste une petite trahison de la part de l’éditeur, car à partir de ce moment le « mystère » de l’album R5 devient complètement caduc. Il est également permis de se demander si le succès du collectif Baston n’avait pas poussé Dupuis à occuper définitivement le terrain, question d’empêcher que des rigolos continuent à s’emparer du mythe qu’ils croient posséder de leur plein droit. Dommage, l’histoire était belle. À tout le moins on pouvait se dire que le corpus était maintenant établi, qu’à partir de maintenant Gaston, c’était ces 15 albums qui ne bougeraient plus de leur place, qu’on relirait béatement à chaque fois qu’on aurait le cafard. Ce ne sera, on le verra, pas tout à fait le cas.

Il fallut attendre 1996, soit plus de dix ans, pour que Franquin parvienne à publier un dernier Gaston, mélange d’inédits et de gags récents : Gaffe à Lagaffe !. Il s’agit de l’album 15, le dernier de ce qui s’appellera désormais la série classique. Entre-temps, Franquin a cédé l’exploitation de ses droits à une petite boîte au nom évocateur, Marsu Productions, et c’est sous ce « label », plutôt que chez Dupuis, que paraîtra ce dernier opus du maître de Marcinelle. Il s’agit d’un album remarquable car on y découvre avec émoi le dernier Franquin, à la patte moins assurée, aux compositions plus hasardeuses, mais au final touchant pour ces raisons mêmes, comme le sont par exemple les derniers travaux de Macherot ou d’Herriman. Il s’agit cependant d’un album rapiécé, assemblé de peine et de misère, sans grande cohérence. Je ne sais pas si Franquin s’en souciait tellement, à ce point-là, de cohérence, mais au moins il supervisait toujours les albums qui portaient son nom.

Puis, en janvier 1997, Franquin est mort.

Et comme il était mort, on s’est dit qu’on allait en profiter pour mettre de l’ordre dans le catalogue. Il faut croire que ça démangeait certains. Parce que paraît-il que la numérotation de Gaston, c’était un peu le bordel, voyez-vous. Le projet est donc le suivant : aux seize albums existants, on substituera une nouvelle série qui en comportera dix-huit. Pourquoi dix-huit ? D’abord parce qu’il y aura quelques inédits (eh oui ! encore d’autres…). On en profitera d’ailleurs pour remettre tous les gags dans l’ordre chronologique, comme l’avait fait auparavant l’édition Rombaldi. Et puis, petit détail anodin, les albums feront tous 44 pages, et non pas 52 ou 60 comme certains des premiers tomes qui étaient vendus au même prix. Ah, parce que oui, quand même, il y a un petit peu une raison économique derrière tout ça.
En 1997, donc, Franquin est dans la tombe et ses éditeurs nous chient de facto dix-neuf nouvelles maquettes préformatées sans une once du charme des anciennes. La numérotation des albums est corrigée, çà oui, elle est tellement corrigée qu’il n’y a plus qu’elle : les titres et les dessins originaux ont disparu (normal, me direz-vous, ce ne sont plus les mêmes albums), ne subsiste que la signature de Franquin et le fameux logo Gaston : les logos, la griffe, l’image de marque, ça on connaît, chez les commerciaux.[2] Les lecteurs de longue date, horrifiés, en profitent pour faire plastifier leurs possessions.

Aux raisons avancées par Dupuis et Marsu pour nous resservir du Gaston sous une maquette façon sous-marque de chocolat, pas grand-chose, finalement, ne tient. L’exhaustivité et l’ordre chronologique n’apportent rien s’ils affaiblissent le rythme, la tenue exceptionnelle des premiers albums. Il aurait fallu laisser ces considérations à une « édition intégrale » pour lecteurs avertis. Quant à cette numérotation supposément bordélique, elle ne l’était pas vraiment, quand on y pense bien. De zéro à R5, la chronologie est respectée à peu de choses près ; la numérotation subséquente, quant à elle, suit rigoureusement l’ordre de parution. Il n’y a finalement que l’album 15, mélangeant le neuf et le vieux, qui détonne. De toute manière, Marsu contredira cette prétention à la chronologie en faisant paraître un « tome 19 » supplémentaire bourré encore une fois d’inédits de toutes les époques, achevant ainsi, on suppose, le râclage les fonds de tiroir du maître qui de son vivant n’aimait pas trop qu’on aille y fouiller.
Et, de manière sans doute plus irrationnelle, il y a cette extraordinaire personnalité qui se dégageait des albums originaux. Dupuis l’a sans doute reconnu, décida donc, en 2005, d’en publier des « fac similés ». Puisque Casterman le fait pour Tintin… On aura donc droit, c’est exceptionnel, à des dos ronds à l’ancienne, aux très beaux quatrièmes de couverture, aux pages de garde d’origine. Tout ceci, bien sûr, au double du prix de l’album normal, et avec un petit bémol, non, vraiment, je n’ai pas mis « fac similés » entre guillemets comme ça. D’abord, le carton utilisé est beaucoup plus épais que l’original, et le fini n’a pas grand-chose à voir non plus. Plus gênant, tous les albums se voient gratifiés d’un dos rond, même ceux qui furent publiés tardivement, donc en dos carré composé en Helvetica. On oublie donc la comparaison avec les maniaques de Moulinsart, ça n’a rien à voir.[3]
De toute manière, Dupuis ne s’empêche plus de sortir tout et son contraire : le « best of » de Gaston en voiture côtoiera donc tout naturellement le « best of » de Gaston en écologiste militant… Et dès le cinquantième anniversaire, il faudra bien entendu sortir un album en conséquence, qui ne contiendra rien de nouveau mais qui appâtera, paraît-il, le chaland. Je ne sais pas, je ne suis pas directeur de marketing.

Reste que ces initiatives s’adressent plutôt au promeneur des grandes surfaces qu’à l’honnête lecteur. Pour celui-là, pas d’inquiétude : Dupuis et Marsu ont trouvé la solution. La fameuse refonte en dix-neuf albums déplaît ? D’accord, disent-ils en chœur, on va vous la maquiller comme l’ancienne. Et de commander à Frédéric Jannin[4] de retaper quelques-unes des couvertures originales et d’en créer de nouvelles à partir de dessins de Franquin (je crois qu’il refait les couleurs, aussi). La collection, on vous l’assure, ressemblera presque à l’originale. Sauf que les titres ne correspondront plus. Lagaffe mérite des baffes s’y trouvera, par exemple, mais sous le numéro 16. Ne comptez pas y trouver la postface de Prunelle ! Alors, très franchement, si vous possédiez déjà deux ou trois anciens tomes et que vous ne voyez pas comment vous y retrouver pour la suite… Bon, vous n’aurez qu’à racheter le tout, hein ? Ça sort à la mi-novembre, juste à temps pour Noël.
M’enfin, puisqu’on vous dit que le but de tout ça, c’était de faire le ménage…

Soyons sérieux. Ce qui aurait été honnête, au fond, ç’aurait été d’utiliser la solution « R », qui avait l’avantage d’être transparente. S’agissait simplement de préfixer chaque numéro d’une lettre afin de montrer que le tome dont on parle n’est pas vraiment celui que vous croyez. Si ça intéresse les éditeurs — et je ne vois pas pourquoi ils refuseraient une solution aussi élégante — je propose d’ajouter dès la prochaine édition à tous les numéros de tome la lettre qui vient juste après « R ». Comme dans saucissonnage.

Notes

  1. Cette histoire sera reprise dans l’album la Jeunesse de Spirou.
  2. Rappelons que le logo des couvertures de Gaston empruntait, avec pas mal d’aplomb, la police si distinctive des éditions Dupuis, où bien sûr le personnage est censé être employé. Mais ce gag n’en est plus un depuis que la vénérable institution de Marcinelle a décidé d’opter pour un nouveau logotype bien tristounet, à la typographie parfaitement anonyme.
  3. Le Lombard, avec sa collection dite « millésimée », en tirera la leçon, apprenant ainsi qu’on peut sans crainte appeler à peu près n’importe quoi « fac similé », du moment que la couverture ressemble à l’original et que le dos ait une apparence un peu vieillotte. Le bon dos, de toute manière, c’est l’acheteur qui l’a.
  4. Celui-là même qui a récemment refondu son propre Albert Ringard et Augraphie aidé de moult photoshopperies et typo mécanique d’usage, rendant illisible un album autrefois apprécié pour sa nervosité graphique et… calligraphique.
Humeur de en octobre 2009