Bitterkomix

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Bitterkomix est une anthologie de la revue du même nom, fondée en Afrique du Sud en 1992 par Anton Kannemeyer et Conrad Botes. Aux couvertures et planches de la revues sont ajoutés de nombreux travaux personnels de Kannemeyer et Botes, ainsi que des extraits de leurs carnets. Le tout est magnifiquement mis en page, lettré et édité par L’Association, sous la houlette éclairée[1] de Jean-Christophe Menu, qui signe également une longue introduction à l’œuvre des deux Sud-Africains (Les Sentinelles de Bonne-Espérance). Le recueil, largement rendu possible par l’édition du Big Bad Bitterkomix Handbook (Jacana, Johannesburg, 2006), elle-même liée à une exposition de Kannemeyer et Botes au Cap à l’autome 2006,[2] comporte aussi un article d’Andy Mason (L’Art de l’outrage en Afrique du Sud) et un autre de Gregory Kerr (La Voix de la jeunesse afrikaner), tous deux traduits de l’édition sud-africaine et judicieusement choisis puisqu’avec celui de Menu les trois articles forment à la fois une introduction, une préparation et un commentaire à la lecture des 253 pages de cette grosse anthologie fascinante et roborative.

Dans la mesure où ces trois articles jouent très bien leur rôle, inutile que je les recopie. Vous y trouverez ce qu’il faut de mise en contexte et d’analyse portant sur le rôle et la situation de Bitterkomix dans le paysage politique, social et moral de l’Afrique du Sud avant, pendant et après la fin de l’apartheid.[3] Ces analyses sont utiles pour saisir la nécessité interne de la violence des dessins et des récits de Bitterkomix. Par-delà la variété des styles des différents auteurs (Kannemeyer, alias Joe Dog ; Botes, alias Konradski, mais aussi le frère de Kannemeyer, qui participe aux premiers numéros de Bitterkomix en signant Lorcan White[4] ), la charge impitoyable contre la société sud-africaine a de quoi secouer. En dénonçant la brutalité, la haine, la répression sous toutes ses formes (sociale, politique, sexuelle), les enragés de Bitterkomix jouent des formes les plus percutantes et les plus agressives du dessin (scatologie, pornographie, nécrophilie, ultra-violence). Mais ce qu’il y a de plus fort et de plus dérangeant dans ce décorticage vitrioliforme des replis obscurs de la société sud-africaine, c’est que la fin de l’apartheid ne l’arrête pas. Bitterkomix est bien plus qu’une simple charge politique, ou une satire sociale. Leur entreprise, qui commence en 1992 (Nelson Mandela vient juste d’être libéré), saisit la persistance des masques, des passions, des carcans moraux et idéologiques, des terreurs et des phobies, par-delà les aventures de la réconciliation, de la mémoire commune, ou d’une quelconque pacification institutionnelle de la « rainbow nation » chère à Desmond Tutu. Les comptes que tient Bitterkomix ne sont pas soldés.

La juxtaposition de récits historiques (tel épisode de la guerre des Boers revisité par Conrad Botes), de scènes oniriques surréalistes ou pornographiques, de détournement des codes (Hergé, en particulier, est régulièrement mis à contribution), est déroutante, mais moins déroutante au fond que le constat qui s’impose à la lecture : cette violence, cette crudité, cette mise à nu presque maniaque des recoins les plus sordides de l’oppression et des phobies les plus inavouées de l’oppresseur, qui va jusqu’au récit intime par un des auteurs des attouchements dont il a été victime enfant, s’impose par son absence totale de gratuité. Bitterkomix met sous les yeux du lecteur un tombereau d’obscénités cruellement nécessaires, ou, pour mieux le dire, c’est de la nature essentiellement obscène du dessin que Bitterkomix s’empare : le dessin est obscène, parce qu’il représente ce qui ne devrait pas l’être, et d’une façon délibérément insupportable. En creusant les fantasmes des blancs sur la sexualité noire, en mettant à nu les grouillements de désirs réprimés par la morale afrikaner, et exhumant les traces de l’oppression dans le corps même de la langue, Kannemeyer et Botes mettent à profit le caractère archéologique du dessin, fait pour fouiller, pour mettre au jour, pour déterrer ce qui est enfoui (rien d’étonnant à ce que le système graphique le plus constant dans les couvertures de Bitterkomix, et qui se retrouve aussi bien dans la couverture de l’anthologie de Jacana que dans celle de L’Association, consiste à opposer « en haut » une scène de la vie rêvée des blancs afrikaners et « en bas » le monde inquiétant, violent ou menaçant des noirs tels qu’ils les fantasment).

Bitterkomix est donc une longue plongée dans les latrines du psychisme occidental, mais une plongée nécessaire, et cette nécessité même donne un sens inattendu à la brutalité des dessins. L’analyse de Menu, qui est comme on pouvait s’y attendre sensible à la virulence, à la radicalité et à l’urgence du propos de Kannemeyer et Botes, met le doigt là où ça fait mal : « Lisant ce témoignage lointain à travers les codes esthétiques qui nous évoquent le Métal Hurlant de notre jeunesse, nous sommes à la fois en empathie immédiate avec la réalité sud-africaine des auteurs de Bitterkomix, et replongés dans notre propre imaginaire graphique passé, lui redécouvrant les vertus et la puissance que nous lui avions oubliées et dont nous avons perdu le secret » (p. 11). Ainsi, offrir aujourd’hui Bitterkomix au lecteur francophone, ce n’est pas seulement lui proposer dans un beau volume compact et commode un petit morceau d’exotisme bédéphilique à peu de frais[5] : c’est surtout lui coller dans les dents le véritable sens et l’authentique puissance du dessin subversif quand il n’est pas noyé dans la bouillie pour chat de l’esthétisation consumériste. A ce titre, traduire Bitterkomix est une entreprise de salubrité publique, qui entraînera chez le lecteur des effets de comparaison plutôt acides, dont il n’est d’ailleurs pas évident que la totalité des productions de L’Association elle-même sorte indemne.

Notes

  1. Ça existe, ça, une houlette éclairée ? Mmmmpff, à l’Association, oui, sûrement. Ça doit servir à emmener paître les chèvres la nuit dans la pâturages obscurs autour du Mont-Vérité.
  2. L’exposition, à la Galerie Michael Stevenson, octobre-novembre 2006, présentait un certain nombre des planches et des dessins inédits tirés des carnets des deux auteurs ; en ligne, sur le site de la galerie, on peut voir un certain nombre d’œuvres non reproduites dans l’anthologie (et déjà pour la plupart vendues…).
  3. Voir en particulier l’article d’Andy Mason, lui-même très impliqué dans le milieu des comics sud-africains depuis le début des années 80, comme dessinateur et comme éditeur.
  4. Tous trois figurent sous leurs noms de plume dans le Comix 2000.
  5. Trente-cinq euros tout de même, mais c’est donné pour 255 pages de reproductions splendides, de traductions millimétrées, et de lettrages impeccables.
Site officiel de L'Association
Chroniqué par en mai 2009