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«Je détruirai toutes les planètes civilisées !»

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Pourquoi Fletcher Hanks a-t-il tant d’évidence aujourd’hui ?
Quel peut être l’intérêt d’une œuvre de la fin des années trente, s’inspirant ouvertement de Superman (1938) de Joe Shuster et Jerry Siegel ou du Phantom (1936) de Lee Falk et Ray Moore, en tentant (comme une dernière chance) cette fausse facilité qu’inspire alors le succès et les balbutiement du langage des comics books ?

Page soixante-neuf, il y a cette phrase qui formule ce qui se déduit inconsciemment du titre, des images et des thématiques : «Grâce à moi l’univers redeviendra sauvage et primitif !».
Elle est justement la phrase qui précède celle qui fait titre, elle s’affirme comme cause ; elle est le programme qui façonne les images et formule la fonction des comics[1]  ; et elle est, enfin, dans celui des thématiques où la jungle New-yorkaise et Africaine sont protégées par une humanité supérieure des deux sexes,[2] rendant par comparaison, tout le reste de l’humanité sauvage et primitif. Comme cette phrase est prononcée par un super-villain, elle est aussi prise à contre-pied, lui donnant un statut de centre, entre une régression passéiste et une supériorité futuriste.
Le programme des méchants est de retourner en arrière, à une enfance en dehors du temps, antérieure à son marquage par les civilisations humaines, pour en faire table rase par tous les moyens à leur portée, qu’ils soient technologiques ou financiers. Les gentils, eux, brillent par leur respect de l’état actuel de l’univers où vit l’humanité de bons sauvages dont ils sont issus et qui les rattrapera peut-être un jour. Que ce soit Stardust, Fantomah, et Big Red McLane, tous luttent contre la destruction de ce qui les entoure, par un intellect et/ou une force physique exceptionnels qu’ils sont seuls à posséder.
Cette ambiguïté étrange du «sauvage et du primitif», programmé, combattu, préservé par prévision, se trouve redoublée par la justice que pratiquent les différents héros et qui à nos yeux du XXIe siècle est sauvage et primitive.

Cet affleurement continuellement ambiguë trouve une explication dans la postface en bande dessinée que signe Paul Karasik, qui a lui-même réuni la quinzaine d’histoires de cet album.
Suite à des recherches sur son auteur fétiche, on apprend que Fletcher Hanks était lui-même «sauvage et primitif», entre (pour reprendre d’autres images populaires) l’indien sous l’emprise de l’eau de feu, et l’homme préhistorique tirant sa compagne par les cheveux. Alcoolique, battant sa femme et ses enfants, cet auteur n’était pas un héros mais plutôt un super-villain pour qui Stardust avait la fonction d’un surmoi expéditif plutôt que d’un super-héros. [3]
La «thérapie» par les comics fut un échec, car elle incarnait à ses yeux et par les moyens expressifs qu’elle impose, son échec à un art qui ne serait surtout pas sauvage et primitif mais bien plutôt naturaliste. L’image reproduite par Karasik montrant des oiseaux migrateurs sur un lac gelé, dévoile (peut-être) l’ambition qu’avait Fletcher, d’un art semblant «académique», auquel il a échoué, au point de réaliser des comics sous son vrai nom, et que seul le succès aurait pu rendre acceptables.
En ce sens «Je détruirai toutes les planètes civilisées !» est une œuvre s’apparentant à l’art brut,[4] avec cette limite qu’il était payé pour réaliser ses comics.

Au-delà de cet aspect renvoyant à la création et à ses enjeux, ce livre s’affirme aussi comme l’illustration parfaite du rôle et de l’importance de la réception d’une œuvre.
Pas seulement documentaire en montrant les avancées de la compréhension et de l’histoire de la bande dessinée,[5] cette anthologie émerge et réédite à un instant précis, pour de multiples raisons qui vont d’accointances plastiques à des libertés thématiques à la fois replacées et étalonnées au temps écoulé. Ce livre nous parle, mais il parle aussi de nous en nous faisant parler de lui. Il n’y a qu’à voir et lire les chroniques qui lui sont consacrées, toutes s’attardant sur le dessin, «kitch», «pop», «laideur sublimée», etc. comme confirmant et nous rassurant sur tant de progrès fait depuis. Drôle de miroir donc, déformant sans le savoir, où l’échec et la frustration qu’incarne aussi cette œuvre, dit aussi un malaise dans la culture.

Notes

  1. Perçue comme telle à cette époque, à savoir raconter une histoire aux enfants ou à ceux qui maîtrisent mal la lecture.
  2. Stardust le super-mage et Fantomah, la femme mystérieuse de la jungle.
  3. Son fils Fletcher Hanks Jr. est, par contre, devenu un héros de la seconde guerre mondiale.
  4. Expression formulée par Dubuffet où les créateurs sont des enfants, des malades mentaux, des prisonniers ou des personnes rejetées par la société.
  5. Les bandes dessinées de Fletcher Hanks furent exhumées par la revue Raw et par le livre de Dan Nadel Art Out of Time.
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Chroniqué par en décembre 2007