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La Fille de la plage t.1

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Certains manga-ka ont un style qui les caractérise ; on reconnaît leur œuvre au premier coup d’œil. Asano Inio en fait partie, avec son graphisme réaliste — les arrière-plans d’après photo en sont un élément marquant — mettant en scène des personnages aux visages ronds et aux traits marqués. Sa façon de dessiner les corps, souvent malingres, s’impose aussi à l’esprit, tant elle s’éloigne des canons artistiques standards de l’anatomie humaine. C’est donc sans surprise que l’on retrouve ces différents éléments dans La Fille de la plage, une histoire développée sur deux tomes, publiée entre 2009 et 2013 dans le défunt et regretté mensuel Manga Erotics F de l’éditeur Ohta Shuppan.

Asano Inio est un auteur plutôt prolifique et maintenant bien traduit en français. En un peu moins de quinze années de carrière professionnelle, il a publié une dizaine de titres, allant de l’anthologie de nouvelles (Un monde formidable, Kana) à la série longue (Bonne nuit Punpun, Kana) : après avoir été l’un des assistants de Takahashi Shin (Larme ultime, Delcourt), il publie une première nouvelle en 2000 dans un hors-série du mensuel Big Comic Spirit. Il gagne l’année suivante un concours de débutants organisé par le mensuel Sunday GX, ce qui le confirme en tant qu’auteur Shôgakukan, maison d’édition pour laquelle il continue de travailler, à quelques rares exceptions près comme pour Le Champ de l’arc-en-ciel[1] et donc La Fille de la plage. Son œuvre est caractérisée par une mise en avant permanente de la difficulté de vivre dans le Japon du XXIe siècle. Il travaille actuellement sur une série de science-fiction qui interroge une fois de plus la société niponne, notamment la vie lycéenne : Dead Dead Demon’s Dededededestruction[2].

Dans La Fille de la plage, Sato Koume[3] est une jeune fille qui va passer en dernière année de collège dans une petite ville de bord de mer, Sannaka. Elle a donc l’âge des premiers émois amoureux, ce qui l’amène à connaître une première déception lorsqu’elle est rejetée par l’un des «beaux gosses» de l’établissement — mais seulement après qu’elle ait accepté de lui faire une fellation. En réaction à cet échec, elle a décidé de perdre sa virginité avec Isobe Keisuke, garçon plutôt asocial et mal intégré car venant d’une autre ville. Pour ne rien arranger, il semble être fan d’anime et de mangas. Il est amoureux de Sato depuis son arrivée à Sannaka, mais il s’agit d’un amour à sens unique. Leur nouvelle relation, cachée et purement sexuelle, se répète alors de jour en jour, l’un comme l’autre semblant y chercher une réponse à leur mal de vivre.  Un mal de vivre qui semble, malheureusement, avoir des sources diverses plutôt mal définies.

Comme la plupart des autres œuvres d’Asano Inio, La Fille de la plage parle de la vie quotidienne, ici d’adolescents. Par rapport à d’autres titres comme son anthologie La fin du monde, avant le lever du jour (Kana), le one-shot Le Quartier de la lumière (Kana) ou en grande partie sa série Bonne nuit Punpun, la nouveauté est ici l’omniprésence du sexe dans les relations entre les deux personnages principaux. Sur ce point, l’auteur choisit d’être réaliste et les scènes sont très crues, à la limite de la pornographie. Cependant, cette représentation de l’acte amoureux est loin d’être gratuite ou teintée de voyeurisme. Il s’agit vraisemblablement là d’éliminer toute trace de romance dans la liaison qui s’est créée entre Sato et Isobe, dans une dynamique inverse par rapport au cliché habituel : ici, le garçon est amoureux et c’est par amour qu’il accepte d’avoir une relation sexuelle avec la fille, fille qui dispose librement de son corps. L’auteur choisit ainsi d’illustrer la difficulté de vivre son adolescence dans un environnement fortement normé. Le résultat en est que plus probant et rappelle la force des titres d’Okazaki Kyoko[4], mais en plus exacerbé du fait du jeune âge des protagonistes et de la crudité de nombreuses scènes. Comme sa prestigieuse «prédécesseure», le mangaka nous livre là une vision du Japon bien plus crédible que la majorité des mangas actuels, à commencer par les innombrables shôjo (et les quelques shônen) romantiques qui encombrent les linéaires des librairies spécialisées.

Enfin, le lecteur familiarisé avec l’œuvre d’Asano Inio ne peut s’empêcher de rechercher la part autobiographique de cette fiction. Cet aspect, mis en avant par la présentation de La Fille de la plage par IMHO, n’est pas réellement perceptible de prime abord. Néanmoins, il suffit de se rappeler la lecture de la postface rédigée par le mangaka dans La fin du monde, avant le lever du jour pour se poser inévitablement la question. L’auteur y explique ses différentes sources d’inspirations, c’est-à-dire son entourage, y compris familial, et sa jeunesse passée en partie dans une petite ville de province. Les différents textes sur l’auteur disponibles pour les anglophones et les francophones[5] montrent qu’Asano Inio puise dans sa propre expérience, ses doutes et ses questionnements pour construire ses personnages et ses histoires : l’asociabilité d’Isobe est aussi celle d’Asano. Néanmoins, est-il indispensable de savoir que telle ou telle scène a été vécue par l’auteur dans sa jeunesse ? L’important est dans la résonnance que cela provoque chez le lecteur et dans l’effet de catharsis recherché par l’auteur, de son propre aveu.

Notes

  1. Ouvrage originellement prépublié dans Quick Japan d’Ohta Shuppan, disponible en français chez Panini Manga.
  2. Le titre est prépublié dans le mensuel Big Comic Spirit depuis avril 2014.
  3. Le prénom de la jeune fille est ici, comme pour tous les noms japonais, en second. Il n’est utilisé que par la famille et les amies proches, et par aucun garçon du collège.
  4. River’s Edge, Tokyo Girl Bravo, les deux disponibles chez Sakka. Okazaki Kyoko est l’une des influences majeures d’Asano Inio.
  5. En anglais, il existe principalement les quatre billets que Matt Thorn consacre à la rumeur sur une volonté transgenre d’Asano Inio, un entretien avec l’auteur à propos de la série Bonne nuit Punpun à la source incertaine traduit par un blogueur (le tag Asano révèle plusieurs billets passionnants concernant le mangaka) et un intéressant reportage vidéo de la NHK World disponible sur Youtube. En français, il n’y a guère plus que la postface du Quartier de la lumière réalisée par Thibaud Desbief, le traducteur des œuvres d’Asano Inio chez Kana.
Site officiel de IMHO
Hervé Brient
Chroniqué par en janvier 2015