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Tremblez enfance Z46

de

Une boite noire, mais en couleur

Tremblez enfance Z46 est une aventure étrange, un rêve peut-être : Hicham rêve de Wassila et part à sa rencontre mais rêve t-il son voyage ou le vit-il ?

Son voyage est fait d’élans, d’hésitations sur la direction à prendre, de questionnements, d’absurdités, de mauvaises directions et de mauvaises rencontres, d’escaliers pièges et de damiers infinis inscrits dans des paysages ascétiques où bruissent des klaxons électroniques, paysages qui pourraient  rappeler les espaces désertés et métaphysiques  du peintre  De Chirico mais aussi  les espaces à la fois vides et peuplés de Mœbius.

En bref un monde mental, entre science-fiction inquiétante et jeu délirant. De jeu, il est beaucoup  question dans ce livre, notamment grâce aux nombreux signes visuels qui s’y rencontrent : gendarmes en «Lego» mal emboités, petites portes en bas des murs d’où émergent de minuscules trains, échiquiers colorés, haut-parleur divaguant, bestiaire coloré évoquent un monde ludique et fantaisiste… Le genre même du récit fait référence à l’univers du jeu, à la fois errance et poursuite faite de changements de niveaux, d’arrêts brusques et de départs, principes familiers aux habitués des dédales des jeux vidéo. Le graphisme employé, la fameuse «ligne claire» renforce la référence au jeu : utilisation de dessins rectilignes, très géométriques caractéristiques des débuts de l’histoire des jeux vidéo, et référence à la bande dessinée des années 80, univers identifié comme jeune et ludique, qui l’a largement  utilisée : Swarte, Chaland, Floch, Avril, Clément… Et Hergé, leur ancêtre, bien sûr ; d’ailleurs Tintin et Milou font de la figuration dans l’album et certaines planches font penser aux fantaisies éthyliques du capitaine Haddock ou aux rêves de Tintin : déformations de la perspective, couleurs flashantes, situations extravagantes, personnages aux comportements incompréhensibles… Mais si  Hergé s’est toute sa vie cantonné au public jeunesse, des auteurs comme ceux cités plus haut ont mélangé un graphisme limpide à des récits complexes  et ont participé à l’élaboration d’une bande dessinée plus adulte avec la Nouvelle Ligne Claire.

Tremblez enfance Z46 est de cette veine ; la limpidité du trait, la séduction visuelle immédiate et la sensation de familiarité qu’il exerce existent en contrepied d’une richesse narrative dont on mesure l’efficacité et la complexité quand on arrive au milieu du récit qui est aussi sa fin et son nouveau point de départ ; le récit s’inverse et c’est la course de Wassila qui cherche Hicham que nous suivons désormais. Structuré en deux parties inversées  en effet miroir, l’ingénieuse mécanique du récit se referme sur ses personnages ; est-ce le rêve d’Hicham ou bien celui de Wassila que nous avons suivi ? Les deux personnages existent-ils ou bien n’en existe-t-il qu’un seul qui  agit, rêve ou fantasme ? Et quel est ce monde violent, absurde, déglingué et pourtant séduisant ?

Sans cesse la limpidité du dessin, souvent  à tort associée à de la simplicité dans la mentalité générale, se trouve contrebalancée par la complexité sous-jacente des niveaux de lecture possible du récit. Ce jeu de doublon complexe/limpide est d’ailleurs permanent dans le livre où tout fonctionne en binôme : au milieu du livre le récit se dédouble et devient réversible, les personnages sont semblables et masculin/féminin, des scènes du voyage d’Hicham ont un écho dans le voyage de Wassila, etc… Le jeu graphique et scénaristique sur le double, le contrebalancement d’impressions complémentaires ou opposées ainsi que la construction symétrique du récit créent un effet de boucle, de mouvement circulaire perpétuel à l’intérieur du livre, nous piégeant comme sont piégés Hicham et Wassila.

La densité à laquelle parvient l’auteur au curieux nom d’EMG (code ? masque ?) est due aussi bien à la précision graphique à laquelle il parvient, à la subtilité narrative qu’il met en place qu’à la force particulière de la mise en couleur  qui semble donner ici du «corps» au dessin qui sans cette tonicité semblerait peut être désincarné, trop purement mental, sans réalité. Le tracé réalisé à l’ordinateur (c’est une des particularités du livre)  a une sécheresse que vient animer toute une vie colorée originale et percutante.  La fantaisie et la luminosité éclatante des couleurs — tout le récit semble se dérouler sous un flash de sunlights saturés — sont  d’ailleurs très inhabituelles dans ce genre d’univers fantastico-onirique où l’ombre, le clair-obscur et les teintes foncées sont de mise.

La ligne claire procure en général  une impression de repos visuel générée par sa netteté, créant un langage serein qui l’éloigne des hachures, taches et vibrations diverses d’un langage graphique expressif  ou expressionniste ; l’utilisation vigoureuse et décalée de la couleur, presque «fauviste» qu’en fait EMG, lui permet de créer à la fois l’étrangeté d’un  ailleurs autre, violemment coloré, et la présence bien affirmée d’un «ici»très nettement visible. L’effet de limpidité de la ligne claire est de plus renforcé par le choix de dessins en pleines pages, ce qui accentue leur visibilité ; on croit tout voir donc tout savoir de cette netteté irréprochable, le dessin parait investit d’une acuité ingénue, comme si toute chose devenait  explicite, sans bavures  ni ombres, insolée, mise à plat ; comme si une apparence lisse et pure ne pouvait rien révéler de plus qu’elle-même. Cette sensation de contrôle , de monde graphique explicite et lumineux est habilement contrebalancée par le monde en chausse-trappe créé par l’auteur, fait de pièges non répertoriés, de menaces exécutées ou non dites, de tours et détours qu’aucun plan ne peut décrire. Cet univers high-tech si prometteur et rutilant comme une publicité toute neuve vers lequel  nous fonçons ne régule même pas la circulation correctement !  Un monde erratique se révèle qui semble changer au fur et à mesure de la progression des personnages, participant à leur déstabilisation, malgré leur évidente bonne volonté…  Les êtres sont «mal» composés ou  mal en point et ressemblent à des amas cubistes ou à des compilations aléatoires, des machines-torses guettent, l’univers penche et se dérobe à toute compréhension. L’architecture est le maitre du jeu mais ne semble pas avoir été construite pour le bonheur des uns et des autres…

Un jeu trouble s’installe : à la parfaite stabilité graphique de la ligne claire très maitrisée s’oppose le délabrement, l’insécurité et  le doute. Curieusement ce sont les paroles et les sons qui paraissent le plus solides, contenus en blocs, comme taillés dans le marbre, véritable matière sonore en suspension dans un équilibre précaire, sorte de vaisseau spatial rudimentaire, chargé de voguer de l’un à l’autre, le son prend corps existe et manifeste une autonomie et une densité que certains personnages ne possèdent même pas. Animés d’un bel élan vital qui les jette dans le vertige de la quête, traversant une ville labyrinthe, inlassables, égarés, Hicham et Wassila courent vers leur rencontre ; créés de «bandelettes» évidées, ils sont faits pour cette rencontre et pour former à eux deux, enfin, peut être, un être complet. Mais quelque chose s’est détraqué ; le monde est déserté, surveillé par des machines caractérielles, acariâtres et menaçantes ;  les héros ressemblent  à des momies et les êtres ne s’aiment qu’en rêve…

Le récit est un mystère, fonctionnant en vase clos et accentuant l’impression de livre-objet qu’on tourne et retourne entre ses mains, intrigué des mystères qu’il contient, sorte de boite noire qui ne livre pas ses secrets,  nous emmène dans un dédale de suppositions et de possibles ; un récit où rodent  tragédie et désolation, à la fois présentes et mises à distance par la limpidité du graphisme, l’utilisation des codes du monde des jeux  et la vigueur de la mise en couleur.

L’histoire d’Hicham et de Wassila peut être une histoire d’amour impossible ou bien une histoire de frontières,  évoquées à maintes reprises dans le récit, une histoire d’immigration aussi bien qu’un récit métaphorique sur l’incommunicabilité… A la multiplicité des possibles vient s’ajouter le jeu réel/irréel ; tout est réalisé à l’ordinateur ce qui ouvre à l’intérieur du récit un autre jeu de question-non réponses : un discours sur un monde visiblement trop mécanisé fait à l’aide d’une machine ? un nom d’auteur et un titre équivoques en forme de numéro de série ? EMG aime jouer mais sérieusement.

Livre-trajectoire, récit -piège pour ses personnages comme pour ses lecteurs nous errons dans le dédale coloré d’EMG, séduits par tant d’inventivité graphique puis  inquiets soudain…  Bref avertissement, le titre nous avait prévenus : «tremblez enfance» ! Quelle menace nous guette pour qu’il nous faille trembler ? Quel loup au coin du bois faut-il redouter ? Oui, ce qu’il y a en nous d’enfance  s’émeut et redoute l’aridité d’une cité, livrée à des machines illettrées à l’obéissance navrante, vidée d’humains, absurdement agressive qui nous transforme en fugitifs. Mais nous pouvons toujours courir, rêver et nous  transmettre de complexes et chatoyants messages. Oui, l’enfance vibre en nous et voudrait connaître la fin du message, mais il est brouillé, codé ! Z46 ?… Allo ?

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Chroniqué par en avril 2013