Quartet – dans un jardin d’automne

de

Michaëlis, Debeurme, Vanoli, Alagbé

Ouvrant pour la première fois un livre, il peut se passer ceci : des souvenirs de lectures, proches ou lointaines, remontent sans prévenir à la surface, par l’effet d’un mot, d’une formulation, d’un trait ou d’une image. Lire, c’est libérer des fantômes. Certains ont une vie éphémère ; d’autres sont en devenir permanent. Chacun peut en faire l’expérience. Il n’y a pas de lecture «pure» qui ne soit hantée par ces «impuretés» que charrie le souvenir. Il n’y a pas de concentration absolue sur un objet qui l’exclurait du reste du monde et pourrait ainsi le rendre lisible «pour lui-même» — et lui seul. De brefs épisodes de déconcentration — de distraction plutôt — participent au plaisir de la lecture, comme ouverture et dialogue. Je ne parle pas des citations, références, clins d’œils, habilement glissés par l’auteur ; du fait que telle phrase ou tel contour évoquent tels autres, volontairement. C’est ce qui échappe à la volonté qui me semble le plus propre à tisser des liens entre l’auteur et son lecteur. À se reconnaître, l’un, l’autre, par l’effet d’un jeu de projections dans un miroir à plusieurs faces. Cette lecture hantée, aérée par le va-et-vient de cette aimantation à l’œuvre, se frotte à la vie en ce qu’elle peut véhiculer de traces, souvent quasiment invisibles (imperceptibles), parfois baignées d’une clarté qui est, si l’on veut, celle des rêves.

Dans mon jardin, j’ai eu la chance ce matin de cueillir un trèfle à quatre feuilles. J’ai donné à ce trèfle le nom de Quartet, en écho à cette forme musicale qui nécessite deux violons, un alto et un violoncelle (on peut songer aussi aux formations des grands jazzmen comme John Coltrane ou Miles Davis). Signe de chance — ou génie du hasard : l’arbitraire des rencontres, des associations ; ces quatre livres (bien d’autres combinaisons sont évidemment possibles) ont des choses à se dire, du moins dans l’esprit du lecteur qui, cet automne, porte son regard sur autre chose que des feuilles mortes. C’est la saison de la mélancolie. Mais la bile noire n’en est pas le seul fluide : il y coule encore de la sève. D’où ce trèfle qui incite à reprendre le chemin de la «critique», sachant qu’il ne s’agit pas d’attribuer des points, des étoiles, à ces livres, mais d’explorer ce qui s’agite en eux — et entre eux (cette exploration se traduisant pour l’essentiel en une suite de notations, de relevés, d’indices semés comme autant de petits cailloux blancs sur le chemin). Se perdre un peu serait la moindre des choses… Traversant un territoire où il se passe des choses bien plus qu’intéressantes (entendez : passionnantes), c’est inévitablement l’orage dans la tête, l’afflux de sang, la montée de la tension, dans le corps.

1. Fanny Michaëlis, Géante (Cornélius).

Géante est le féminin de «géant» — mot qu’il faut écrire avec une capitale comme sur l’enseigne du supermarché du centre commercial où adolescents et enfants zonent, expérimentent leur devenir. Fanny Michaëlis, tout juste trentenaire, n’est pas si loin de ce temps où l’on fait semblant de grandir, de peur que les rêves se métamorphosent en cauchemars. Ce monde du Centre — à l’écart comme il se doit –, nous ne nous demanderons pas si elle l’a réellement vécu, de la manière dont elle le conte dans ce livre où les personnages principaux se nomment Vera, Agnès et Abel (en commun, la voyelle «a», présente aussi, de manière sonore, dans les nom et prénom de l’auteure). Quand elle en parle, lors d’entretiens, Fanny Michaëlis dit : «la fille», «le garçon». Et quand on l’interroge sur ce qu’elle a retenu de ses années d’adolescence, elle répond avoir en premier lieu le souvenir de sensations. S’il y a quelque chose de personnel, ou même d’autobiographique, dans ce travail d’écriture en bande dessinée, c’est de ce côté-là que ça passe : non dans les faits, mais dans les traces, ce «vécu de la sensation» qui peut remettre en cause le primat du langage — cette mise en retrait du verbe n’interdisant pas la figurabilité.

Quand on dessine des jeux d’enfants — dangereux, sexués, où les protagonistes se frottent à l’avènement du possible, et pour cela luttent entre eux ou contre eux-mêmes (va et vient mouvement/immobilité, en tous sens) –, il faut donner un sacré tour d’écrou à ce qu’a déposé la mémoire (qui ne cesse simultanément de reprendre une part de ce dépôt). Donc reprendre sans relâche le travail d’écriture à partir de cette matière vive, en éliminer les peaux mortes, pour pouvoir raconter ce qui aura été. Mettre à nu le vrai de la sensation, porte ouverte à l’avènement de la fiction, demande d’éprouver des formes, d’inventer des artifices, afin de faire naître des fantômes à la pointe du crayon.

Le surgissement du désir, l’appel de la chair, troublent le silence, la solitude d’où le plaisir peut naître aussi. Cela ne peut que renforcer l’inquiétude qui, de manière singulière, retendra ce désir, lui donnant, non des ailes, mais un devenir plus terrien encore (la pénétration, c’est peut-être matériellement cela : s’enraciner dans la chair, être soi-même la terre, faire monter la sève, maîtriser les flux — ce qui s’avère quasiment impossible lors des premières fois). Le refuge — cet inaccessible, pourtant à portée — est dans les plis — comme la vie, selon Henri Michaux.

Dans cette suite de chapitres, celui qui porte le titre True love est prolongé par un autre intitulé Pas un mot. Le silence comme appel ou contrainte. Tuer pour l’obtenir, si nécessaire. Ne serait-ce que pour faire taire qui n’a peut-être pas le goût de parler, mais dont on craint le cri. Combattre le réel (ce contre quoi on se cogne, comme le disait Lacan), afin de pouvoir entrer en rapport avec lui. Les derniers mots du livre sont «Je suis à toi». Cet «à toi» qui est une figure de l’impossible rendu malgré tout réalisable, le temps d’un battement de cil, d’un rapport «vrai», qu’il ne tient qu’à nous d’éterniser (le seul cri retentissant, sans relâche, dans le monde audible, étant : «à moi !»).

Géante est le nom ou la qualité de celle qui a grandi, tant dans sa tête que dans son corps, gagnant ainsi en ouverture à l’autre (qui est dans cette fable, le masculin, mais, peut être aussi, et simultanément, n’importe quelle forme de la différence : y compris celle qui se dissimule dans l’effet de ressemblance).

La puissance du travail de Fanny Michaëlis est notamment dans la forme, dénuée de contours fermés (et plus ou moins égaux), de ce qu’on ne peut plus nommer des cases. C’est cette ingéniosité formelle, accordée à cette finesse — dure, parfois rude, mais d’une grande sensibilité — du travail au crayon, lettrage compris, qui m’avait alerté, il y a déjà quelques années, dans sa participation aux collectifs mis en place par Stéphane Blanquet. Dans Géante, le blanc circule avec force. Il a une autre intensité que ces languettes de blanc, espaces conventionnels entre les rectangles, qui pansent, symboliquement, les plaies de la discontinuité. Il circule aussi en réserve, sous forme de couteau, de sexe masculin, de fente dans la toile de tente, dont la présence marque aussi l’absence… Le blanc est aussi, et peut-être d’abord, musical. Mais non mesurable (non assimilable à une pause ou un simple soupir). Il est cette respiration qui donne vie à ce qui s’anime dans ce monde, à la fois silencieux et parlant.

2. Ludovic Debeurme, Trois fils (Cornélius).

Ce livre de belle facture (Cornélius oblige) est le premier volet d’un conte dont nous ne saurons apparemment pas de sitôt le dénouement (deux autres volumes étant annoncés). Cela n’a guère d’importance. L’attente, partie prenante du plaisir de la lecture, n’est pas sans vertu, car elle nous conduit, reprenant à chaque fois l’ouvrage autrement, à nous attarder sur les images qui le composent, très signées, mais relativement neuves par leur facture : réalisées à la gouache et non au crayon ou à la plume.

C’est peut-être d’abord cette immersion dans la couleur qui donne le la de ces Trois fils. Parlons, une fois encore, de composition musicale, au sens où, chez leur auteur, la main qui tient les outils du dessin est la même que celle qui pince les cordes ou égrène des accords à la guitare. La couleur, ici, n’est pas seulement «picturale» : elle ouvre un espace d’écoute. Lisant, on tend l’oreille et l’on se prend à prêter aux silences, telle ou telle qualité, en accord avec le ton du conte que seule la voix intérieure peut matérialiser.

Ludovic Debeurme partage beaucoup de choses avec Fanny Michaëlis, notamment ce duo musical Fatherkid (L. à la guitare, F. aux percussions et à la voix) qui sonne «professionnel» dans ce milieu des pratiques musicales amateurs où l’on peut rencontrer bon nombre d’auteurs de bande dessinée. Si leurs affinités, poétiques, graphiques, voire narratives, se relèvent aisément, au regard comme à l’écoute, il n’est cependant pas possible de les confondre. Ce qui fait écho de l’un à l’autre comme de l’une à l’autre dans la lecture croisée de leurs ouvrages ici rassemblés, ce sont d’abord les signes qui marquent leur différence. Se souvenir, c’est donc aussi prendre la distance nécessaire pour entrer pleinement dans le présent de ce que l’on découvre.

Le trio actif — générateur — du premier volume de cette trilogie n’est plus, comme dans Géante, deux filles et un garçon. Comme clairement énoncé dans le titre, il s’agit de trois fils qui abandonnent leur père sur une île. Île est au féminin, mais on peut entendre aussi «il», par contagion. Trois fils (donc) plus un père (car nul fils n’est sans père : même absent, abandonné, voire tué, symboliquement, il est là — ne peut qu’être là) font que l’univers de ce livre est essentiellement masculin (nulle figure féminine, à part quelques apparitions furtives de villageoises).

Plus frappant que jamais, le jeu formel, comme expérience au-delà du savoir faire, éclate en ces pages où le sentiment de la couleur (comme on dit, au Japon : le sentiment des choses) ne cesse de varier d’humeur. Il me semble que tout, ou presque, en ces pages, peut être exprimé de manière visuelle. Non que les mots n’aient d’importance (ne serait-ce que par le soin porté à leur calligraphie), mais sont les changements de teinte — du quasi-monochrome au bariolé — qui entraînent le lecteur à prêter attention à ce qui se trame (ce qui fait fable — avec ce que ça charrie de traces, d’empreintes de soi).

Ludovic Debeurme parle volontiers de son père, artiste peintre (mais aussi de sa mère, musicienne). Mais, malgré de sérieuses démangeaisons, je n’ai pas envie de sortir la boîte à outil de papa Freud qui pourrait facilement m’entraîner dans des digressions trop convenues. Le lecteur est assez grand pour découvrir par lui-même (et surtout en lui-même) ce qui anime souterrainement ce conte. Ce qui importe, c’est, une fois encore, ce surgissement du non-verbal. Et tout d’abord, ces couleurs, rarement pures (même s’il y a de beaux à-plats), le plus souvent réalisées par recouvrements visibles : il faut regarder de près les bords de ces espaces ou «cases» (qui, une fois encore, n’en sont pas vraiment ; plutôt : surfaces peintes où se noue, d’image en image, l’histoire). Et noter au passage que les mots (les récitatifs, les dialogues) sont, à certains moments de l’histoire, calligraphiés à l’intérieur de ces surfaces, et, à d’autres, en dehors (tout dépend du degré de narration, de la relation de l’image aux différents temps de l’histoire ; mais cela est-il vraiment, précisément, strictement, codé ?).

Ce qui frappe le plus, au fil de la lecture, c’est cet état, instable, étrangement mouvant, des corps : le long étirement des bras, ou leur métamorphose végétale, le vide dans la capuche, la forme de la barbe : dépression en creux… Les états sont provisoires — comme toujours ; et pourtant attachés à des signes d’appartenance. Impossible de faire la part de ce qui est utile à la poursuite du récit (les contraintes propres à la narration en bande dessinée) et de ce qui procède du pur plaisir du dessin (relancé par une pratique accrue de la peinture). Cette impossibilité est ce qui donne à ce livre à la fois son charme (ouvrage de séducteur plasticien) et sa tension (livre de terreur, car la relation père/fils est ouverture vers l’excès — de colère, notamment ; comme la relation mère/fils l’est vers l’interdit ; mais rien n’est dit ici de cet effroi qui se déploie parallèlement dans les plis secrets de cette trilogie dont nul encore — sauf l’auteur ? — ne sait ce qu’il adviendra…).

3. Vincent Vanoli, Max et Charly, L’Association.

Lire un nouvel opus de Vanoli, c’est être aussitôt possédé par la tentation de relire les précédents. Grand plaisir de se plonger, une fois de plus, dans ce vaste, quoique intime, territoire de papier et d’encre traversé par le blanc. Des singuliers de L’Association, Vanoli est un des plus fidèles (ou réguliers : pas loin d’un livre par an ; le précédent, L’œil de la nuit, était un des plus beaux livres de l’an 12). À chaque nouvelle apparition, nous nous retrouvons en terre unheimlich (où règne l’inquiétante étrangeté), pourtant familière (nous y sommes, paradoxalement, comme chez nous). Et si le réel vacille (tout est fait pour ça !), il n’en reste pas moins prégnant : fantomal, si l’on veut, mais matériellement, non coupé du social, du monde du travail. Alors que ce monde est devenu asphyxiant, donc invivable, et que l’on recherche, sans répit, des portes ou des fenêtres pouvant ouvrir vers un ailleurs (mais non sur l’au-delà — ou alors un au-delà mythologique, comme chez Kafka ou Beckett : travaillé par l’écriture).

À propos de Beckett : je me souviens que ce dernier avait toujours sur lui, ou à proximité, une édition de la Divine comédie de Dante, qu’il lisait dans la langue d’origine (un de ses ouvrages de jeunesse, More Pricks than Kicks — en français : Bande et sarabande –, n’est pas sans renvoi à cette lecture en continuelle reprise). Max et Charly : ces deux personnages, morts nous dit-on, mais doués de mobilité, et de parole, traversant un espace, disons intermédiaire, qui n’est peut-être pas un «purgatoire», ni un «enfer» (quant au «paradis», n’y pensons pas…), font inévitablement songer à ces duos beckettiens, comme Mercier et Camier, ou Estragon et Vladimir (Gogo et Didi d’En attendant Godot).

Les dialogues ont un rôle important dans cette histoire, mais, si l’on excepte le dessin d’une pancarte où il est écrit «qu’il est dangereux, etc.», il faut attendre la page 11 pour lire les premiers mots («Je t’ai tiré de l’eau. Tu es sur ma péniche ? Mais en réalité, tu es mort»). Il y a un vrai plaisir à découvrir des pages (ou des images) muettes, où le dessin de Vanoli peut être goûté pour lui-même : quasi-charnel ; sensuel, en tout cas : on y sent le goût des matières, de l’eau, de la terre, des végétaux et même de la ferraille — ce que l’humain fabrique pour son confort, comme pour son malheur. Quant à cette histoire de dérive après la mort, vers quel horizon ( ?), à quoi bon mal la raconter ? C’est une fable contemporaine (le monde est en crise, le chômage augmente, tout ceci a-t-il un sens ? Qui a une réponse ?) et intemporelle (les temps s’entremêlent : passé, présent, futur, jusqu’à s’affranchir de tout compte) : dispositif assez classique, au fond, mais que Vanoli fait sien, donc renouvelle. Il est un des rares, parmi les auteurs d’aujourd’hui, à avoir une lecture aiguë de ce qu’est le lien social, sans cesse rompu (comme se rompent aussi le lien amoureux et, au fond, tous les liens, quels qu’il soient), et à le questionner, de manière fine et ouverte. L’idée, qui se déploie avec force, est qu’il y a toujours un chemin, qui ne mène peut-être nulle part, mais que l’on doit suivre, que l’on pense (ou non) que ce parcours ait un sens. No hay caminos, hay que caminar… (il n’y a pas de chemin, il n’y a que le cheminement) : titre d’une des plus belles compositions de Luigi Nono en hommage à Andreï Tarkovski (qui m’obsède pour ma part depuis plusieurs décennies… Effeuillant ce trèfle, ne remontent pas à la surface que des échos d’autres bandes dessinées, mais aussi des musiques, des souvenirs sans nom ou sans forme : bribes «déchaînées», libres, qui font que toute lecture est singulière).

Des boîtes circulent tout au long de Max et Charly, qu’il ne faut bien évidemment pas ouvrir, mais que l’on ouvre quand même : pour rien, ou pour quelque chose (ce qui revient au même, puisque seul compte le parcours, des hommes comme des objets). Comme on n’a cessé de disserter sur Godot de Beckett (y a-t-il une dimension métaphysique dans cette œuvre ?), on pourrait faire de même ici. Mais, prenant de l’âge, m’approchant objectivement de la mort, je dois rendre les armes et avouer que je ne comprends rien à la métaphysique. La seule dimension d’une œuvre qui continue à me toucher est celle de son implication inventive dans la cartographie des écritures. J’ai le goût du «fantastique» en tant que part merveilleuse de cette suite continue de contributions à l’histoire des formes. Donc comme «non-genre» où la pensée peut se traduire en traits, en empreintes, en coulées d’encre, en réserves de blanc où les mots sont tracés avec les outils du dessin, comme dans ce livre qui refuse de se refermer, une fois la dernière case atteinte.

4. Yvan Alagbé, École de la misère, Frémok.

Pour commencer, il faut lire ces pages d’entretiens avec l’auteur que le Frémok fait paraître  sur son site Internet en contrepoint des livres qu’il publie. J’y relève ces mots d’Yvan Algabé : «J’ai donc fait en toute conscience le choix de ne pas devenir dessinateur de bande dessinée professionnel. J’ai choisi l’édition, occupation bien plus sociale et sociable, en quelque sorte contre ma nature, puisque je ne suis guère à l’aise en société et que quand je dessine, c’est quelque chose qui peut m’absorber totalement du matin au soir».

La nuit tombe quand j’ouvre École de la misère que je lis d’un trait. Au réveil, je le relis (le trait reste-t-il le même ?). Puis, les jours suivants, j’y reviens. Absorption, contamination. Alors, je me saisis à mon tour de ce pinceau trempé dans l’encre diluée qu’est dans ma tête le traitement de texte. Je repose enfin le livre et fais travailler la mémoire, avec le désir de ne pas rompre le fil des lectures enchaînées, répétées, reprises (c’est une activité continue, on en rêve la nuit). Écrire, c’est avant tout réécrire, raturer, éliminer les scories tout en accueillant les petites pensées qui surgissent sans prévenir, incitant à reprendre infiniment la lecture de ce que l’on désirerait commenter… L’auteur confirme : «Je voulais effectivement faire un livre qu’on lit comme on se souvient. Peut-être d’ailleurs faut-il le relire pour pouvoir le lire !»

Yvan Alagbé — seul (mais en présence de ses doubles, tapis dans les replis du champ) — est un auteur rare. On sait, au moins depuis Nègres jaunes, qu’il est de ceux, peu nombreux, dont on peut attendre l’inattendu. Aussi est-on patient avec lui. Quand un nouvel opus est imprimé, on se pince pour vérifier qu’on ne rêve pas. Et le réveil s’annonce aussi rude qu’enchanteur. On retrouve, dès l’ouverture du volume, quand on a le nez plongé dans l’entre-pages, l’expression de ce réel bien plus que réel (irrigué, amplifié, par ce qui lui échappe ; à  l’exact opposé du fallacieux «vrai de vrai» naturaliste) que trace le chemin de l’encre, diluée, teintée, d’une précision d’autant plus folle qu’elle laisse de l’espace (donc du temps) à l’imprécision. Ou plutôt à cet équivalent graphique du «non-dit» qu’est le «non-peint» (pas seulement le blanc du papier resté vierge, mais ce qui aurait pu être déposé et ne l’a pas été…). Cela peut sembler curieux de voir les choses ainsi, mais je ne vois pas comment le dire autrement. Less is more. Il y a toujours trop de signes. Trop d’indices. Trop de volonté manifeste de dire entrave la recherche. Se retenir, donc. Mais tenir bon, ne rien lâcher…

Les textes dans les bulles semblent d’une autre main (renseignement pris, c’est celle d’Amandine Boucher — qui a fait, par ailleurs, le lettrage du livre sublime de Peter Blegvad à L’Apocalypse). Nègres jaunes, qu’École de la misère prolonge (ou plutôt : dont ce nouvel opus se souviendrait), sans que ce ne soit précisément une suite, s’achevait par une double page «muette», la première : la seule. Ici, des doubles pages, sans trace du moindre mot, il y en a beaucoup (j’en ai compté près d’une cinquantaine). Leur impression en bichromie est magnifique (la bichromie s’avérant le meilleur moyen technique de faire passer une des plus belles poétique du noir et blanc qui soient). Le plaisir du dessin — comme celui du texte dont parlait Barthes : le moment où le corps va suivre ses propres idées — est au plus vif : le sens passe d’abord par là, par ce qui peut — et doit même — éviter les mots et que nous ne nous hasarderons donc pas à recouvrir maladroitement par du bavardage critique. Il faudrait pouvoir observer le corps du lecteur plongé dans ce livre (et, par extension, car nous sommes toujours en pleine exploration de cette partition en forme de quartet  : dans ces livres) ; son visage aussi, les plis du visage et tout ce qui se meut, même imperceptiblement…

Ce titre, École de la misère, doit sonner familièrement à l’oreille des dix-neuvièmistes (mais, comme déjà noté, il y a ce pas de côté, cette mise à distance du naturalisme, et plus encore du vérisme, et de toutes ces écoles terrifiantes de ce passé si proche, qui ont quasiment placé la misère comme objet d’étude). Pour ma part, le mot «misère» me fait immédiatement penser à Marx (Misère de la philosophie, sa réponse à Philosophie de la misère de Proudhon — le lire ou le relire est utile en ces temps d’amnésie). Il y a aussi, dans les images, dans la figuration, quelque chose comme un écho des recherches formelles de ce moment qui eut lieu «juste avant l’avènement de la modernité» (ce temps fort où rien n’est encore figé, qui exprime une tension vers l’explosion des formes et leur renouvellement). Je note enfin que, lisant le quatrain calligraphié en quatrième de couverture, ces quatre mots «École de la misère» sont précédés par «Église de la chair». Quelque chose circule effectivement entre école et église, misère et chair… Sans pour autant nous interdire de permuter les termes (école de la chair ; église de la misère).

Cédons, comme il se doit, le dernier mot à Yvan Alagbé (car que voulez-vous — que pouvez-vous — rajouter à ça ?) : «Je me sens plus d’affinités avec le tragique qu’avec le triste ou le glauque. Je ne veux pas dire que j’adhère à l’idée de fatalité, ni que je crois qu’il faille chercher une purge à contempler l’agonie sanglante de lignées maudites. Je perçois dans le comique comme dans le tragique, dans l’art en général, une dimension sacrée qui célèbre, interroge et perpétue la vie. Et je crois que la vie n’est pas damnation mais grâce.»

Dossier de en novembre 2013