Guy Delisle

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La bibliographie de Guy Delisle présente une étrange rythmique: depuis Shenzhen en 2000, il publie tous les quatre ans environ un livre "sérieux" (Pyongyang en 2003, Chroniques Birmanes en 2007, Chroniques de Jérusalem en 2011), occupant le reste du temps avec des parutions plus "légères". 2016 oblige, le voici qui revient avec un récit d'importance, dans lequel, c'est une première, il raconte l'histoire (vécue) de quelqu'un d'autre.

Xavier Guilbert : S’enfuir. Récit d’un otage est un projet un peu particulier, parce qu’on avait eu l’habitude que tu parles de toi — que ce soit dans ta série de témoignages (Shenzen, Pyongyang, Chroniques Birmanes et Chroniques de Jérusalem), ou dans les trois petits livres du Guide du Mauvais Père.

Guy Delisle : Oui, cet album est différent en tout, parce que je ne me dessine pas. C’est un récit — ma femme travaillait dans l’humanitaire, et on côtoyait beaucoup de gens qui partent dans l’humanitaire. Et un soir, j’ai rencontré Christophe André. Dans Shenzen, dans les toutes premières pages, j’évoquais son histoire que j’avais lue dans le journal : la solitude en Chine me fait penser à lui qui a dû vivre quelque chose de beaucoup plus intense, et ça me réconforte. Quelqu’un m’a dit, « tiens, Christophe est là, tu parles de lui dans la bande dessinée », et je suis allé manger avec ce gars. Dans l’humanitaire, tout le monde a des histoires à raconter : ces gens-là se retrouvent dans des situations assez tendues, dans des milieux où personne ne va et où aucun touriste ne peut aller, donc ils ont tous des histoires assez incroyables à raconter. Et celle que Christophe m’a raconté de son séjour — enfin, son séjour, ce n’est pas vraiment un séjour — de son enlèvement, de son kidnapping, m’a fasciné le plus parmi ces histoires. Ce qui est étonnant, c’est qu’il se confiait assez facilement. Je pensais que souvent, les kidnappés, c’est un peu un traumatisme, donc ils n’ont pas envie de parler de ça. Mais en fait, il s’ouvrait très facilement. « Comment tu tenais le coup ? » Alors il me racontait toutes ces histoires : le matin, se lever, retenir le temps absolument — comme c’était le seul repère qu’il avait. Quand il parlait de chacun de ces détails, j’étais fasciné, et je lui ai dit, après le repas : il faudrait faire une bande dessinée avec ça. Il était d’accord, il connaissait un peu mon travail, il était partant. Après, bon, ça m’a pris beaucoup de temps à m’y mettre vraiment, parce que d’autres bandes dessinées prenaient le pas, mon travail aussi, et ça a pris, en tout, quinze ans pour arriver à le sortir la semaine dernière.

Xavier Guilbert : A la fin du livre, on lit en effet : « Merci à Christophe pour sa confiance, sa patience et sa disponibilité pendant les quinze ans qu’auront pris l’élaboration de cet album. » J’imagine que ce n’est pas un livre sur lequel tu as travaillé de manière quotidienne pendant quinze ans. Comment cela s’est-il passé ? Avec une période de maturation, et puis un moment où tu t’es dit que tu étais prêt, et qu’il fallait s’y mettre ? C’est de plus de loin ton livre le plus long…

Guy Delisle : Oui, Chroniques de Jérusalem était assez long aussi, 300 pages. Celui-là en fait un peu plus de 400… En fait, l’élaboration — je ne me suis jamais vraiment senti prêt. C’est pour ça que ça a pris tellement de temps. Faire parler quelqu’un d’autre, ça me posait vraiment beaucoup de problèmes. J’ai fait une première version — c’est un dessin qui était plus classique, plus spectaculaire, dans l’action. Il se fait kidnapper, bing bang, les gens courent partout, il y a des ombres, il y a des mains qui empoignent son pantalon… et après, je l’ai laissé de côté parce qu’il fallait que je travaille dans l’animation pour gagner ma vie, et quand j’ai revu les pages, je me suis dit : non, ce n’est pas la bonne approche. J’ai pu prendre vraiment beaucoup de recul, et heureusement. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse ce récit d’une manière très sobre, de manière à laisser ce récit qui est pour moi extraordinaire, vraiment prendre la place. Le dessin est vraiment juste là en termes de support, il ne prend pas le devant, il n’essaie pas de faire des effets, d’être spectaculaire, pas du tout. Quand il se fait kidnapper, d’ailleurs, c’est une page, on voit ça de haut : les gars rentrent, bing bang, ils le prennent, ils sortent et il dit : « voilà, tout ça s’est passé très vite. » Et ça me suffit — cette information-là me suffisait. Vraiment, le cœur de mon travail, c’était l’enfermement, comment il tenait psychologiquement.
Ça a duré quinze ans, mais dans ses quinze ans-là, il faut dire aussi ce qui a fait qu’on a pu faire cet album, c’est qu’on s’est lié d’amitié. Christophe a des enfants qui ont à peu près l’âge des miens, et on se voyait durant les vacances et on en parlait. Et jamais il ne m’a dit : « ben alors, cet album ? » Il n’attendait pas après ça — si j’en faisais un livre, pourquoi pas, mais il n’avait pas envie nécessairement qu’on parle de son histoire. Lui, c’était du passé, et il ne revit pas avec ça. Curieusement, c’est quelque chose qui ne l’a pas vraiment traumatisé, parce que comme il me dit : « le fait de s’évader, c’est la meilleure thérapie possible, en fait. » (rire)

Xavier Guilbert : J’imagine qu’il a lu le livre…

Guy Delisle : Oui.

Xavier Guilbert : L’a-t’il découvert durant l’élaboration, ou est-ce que tu lui as donné une fois fini ?

Guy Delisle : Surprise ! (rire) Non, c’était vraiment une collaboration de très près. Je faisais les premiers chapitres, je lui envoyais, il me donnait des commentaires sur le texte, sur tout ça. Parce qu’au début, faire parler quelqu’un d’autre, c’est assez problématique. Je ne sais pas exactement ce qui s’est dit dans sa tête, donc — à un moment, je me suis dit : allons-y, « aujourd’hui… » Je savais qu’il commençait la journée en se remémorant la date. « Aujourd’hui on est mercredi 16 » — il se le répétait comme ça, beaucoup de fois, il me l’avait dit. J’avais des enregistrements que j’avais faits avec lui, qui dataient déjà de plus de dix ans, et sur lesquels je travaillais. Il m’a raconté tout son séjour en détail, avec plein de questions, et j’avais tout recopié les textes, à peu près, donc j’avais vraiment une grosse base de données, d’une certaine façon.
Et je lui faisais lire — il a suivi le processus au fur et à mesure. Je ne voulais surtout pas qu’il reçoive l’album, et que ce soit : « ah, en fait non, ce n’était pas comme ça. » Je ne voulais pas qu’il y ait de mauvaises surprises, donc jusqu’à la fin, il a lu le projet en pdf, petit à petit et au fur et à mesure. Une fois qu’on voit le livre, c’est toujours un petit moment d’émotion, mais sur le contenu, il savait exactement ce qu’il y avait. Sauf à un petit détail près : à un moment, on avait écrit qu’il s’inquiétait, parce que cette histoire allait aller aux oreilles de ses parents, qui allaient en parler à sa sœur, et toute la famille allait s’inquiéter. Il relit ça, et il me dit : « ah oui, au fait, j’ai une autre sœur. » Donc on corrige, on écrit « mes sœurs qui vont s’inquiéter ». Moi, je pensais qu’il n’avait qu’une sœur — il ne m’avait parlé que d’une. Il relit la copie, le livre sort, et il me dit : « ah, mais j’ai aussi un frère. » (rire) Je lui réponds : « mais tu en as beaucoup, des comme ça ? » Là, il y aura une réédition qui va se faire — c’est toujours comme ça, il y a des gens qui collectionnent les premières éditions, alors que souvent on réajuste plein de trucs sur la deuxième, et la deuxième est souvent beaucoup mieux foutue. Là, d’ailleurs, il y aura ça, ça impacte très peu l’histoire, pour le lecteur, mais disons que son frère sera content d’avoir la deuxième version, puisqu’il y aura « mes sœurs et mon frère. »

Xavier Guilbert : Quand on fait un livre qui est la biographie de quelqu’un, il y a souvent tout un travail de documentation et de repérage. Là, j’ai l’impression que c’était plus un travail qui consistait à saisir son état d’esprit, sa manière de parler. Parce que sans vouloir dévoiler l’ensemble du récit, ça se passe principalement dans un lieu pour lequel la documentation n’est pas vraiment essentielle : c’est une pièce relativement vide, avec un radiateur. Et en dehors de quelques pages au début et à la fin, on est dans un huis-clos. C’était particulier de travailler avec ces contraintes ?

Guy Delisle : Oui, c’était particulier à plusieurs niveaux. Après, j’ai essayé de dessiner des maisons en Tchétchénie, sauf que quand on tape « Tchétchénie » sur Internet, il n’y a que des ruines. Je suis donc allé faire un tour en images du côté de la Géorgie pour prendre quelque chose qui ressemblait. Ça, c’était pour l’architecture. Après, ce qui m’intéressait, c’était lui, son quotidien. La pièce était blanche, donc je savais que je n’aurais pas grand-chose avec lequel me rattraper. Ça se passe dans sa tête, dans son imagination, et tout ça. À un moment, quand même, j’étais content, parce qu’à partir de la page 220, on lui donne une chemise, parce que c’est un septembre, il fait un peu frais. En fait, cette chemise était vraiment bienvenue, parce qu’après 220 pages à dessiner un gars torse nu, je n’en pouvais plus. Je partage un atelier avec une dizaine d’auteurs, et on a un scan en commun, un gros scanner, et on laisse toujours nos papiers traîner. Donc pendant un an et demi, ils venaient me voir en me disant : « attend, ça fait un an et demi qu’on voit un radiateur, une ampoule, et un gars sur un matelas, mais tu n’en as pas marre ? » Et là, c’est un moment où je n’en pouvais plus. J’ai dit : « oui, mais la semaine prochaine, il aura une chemise, ça va s’améliorer un peu. » (rire)
Je savais que ça serait très minimaliste comme récit, mais la force de son récit et de toutes ces petites anecdotes qui s’accumulent, pour moi, c’était suffisant. Je savais qu’en bande dessinée, ça marcherait. Alors que s’il fallait porter ça au cinéma, je crois qu’on s’emmerderait. Le cinoche, c’est très différent — souvent, on le compare à la bande dessinée, mais c’est vraiment un faux ami. Un film d’une heure et demi, tout le monde va le regarder, ça va durer une heure et demi, et le réalisateur est maître du temps. Alors que là, la lecture d’une bande dessinée (comme d’un roman, d’ailleurs, ce n’est pas un scoop), il y a une vitesse de page, on peut s’arrêter, on peut le reprendre, on le lit d’un coup, en trois fois, en quatre fois… le lecteur est maître du temps, ça change beaucoup de choses. Ce qui fait que je n’avais pas tellement peur, dès le début, de me dire : je vais raconter toutes les anecdotes qu’il m’a raconté, les petits détails, l’enfant qui joue avec le ballon — il se demandait si on n’était pas en train de tirer au fusil parce que ça faisait un bruit monstrueux dans le couloir. Tout ça, je me suis dit, je vais le mettre, et ça fera un tout. Ça me paraissait important.
Après, il se trouve que ça fait une grosse pagination, mais ça ne me dérangeait pas non plus. Je me suis dit : il faut que le lecteur tourne les pages, parce qu’il y a là vraiment un geste physique, et il ne s’en sortira pas aussi facilement. Il va se sentir lui aussi étouffé, prisonnier, et ce sera une expérience qui sera aussi physique, parce que le livre, c’est ça : c’est physique, contrairement à un film qui est quand même quelque part virtuel.

Xavier Guilbert : Tu parlais tout à l’heure de ta première version, qui était plutôt « action » — ça me faisait penser au film Rapt, qui est repassé à la télévision il n’y a pas si longtemps. On a là une prise d’otage avec des rebondissements, de l’action, des choses qui vont vite. Mais aussi, dans ce film, le personnage principal (joué par Yvan Attal) comprend rapidement pourquoi il est là. Alors que dans ce livre, on a un personnage qui est complètement isolé. Il y a la barrière de la langue qui limite énormément ses échanges avec ses gardiens, et je me demandais si ce n’était pas aussi quelque chose qui te renvoyait à des choses que tu avais connues, bien sûr dans un contexte très différent — cette idée d’un monde qui échappe à la compréhension, c’est aussi quelque chose qu’on retrouve dans tes ouvrages liés au voyage.

Guy Delisle : C’est vrai, tout à fait. Dans Shenzen, il y avait un peu ça : j’étais dans un contexte de travail, donc assez relax quand même, mais dans un contexte où les gens ne parlaient pas du tout anglais, et encore moins français. J’étais donc dans un environnement chinois, et j’avais un peu traité l’ennui, et puis vivre un peu dans sa tête avec son imagination et ses idées un peu folles. Mais là, c’était dans un contexte de divertissement, presque. Alors que là — je savais que l’ennui et la routine passeraient en bande dessinée, avec ce fil rouge qui est de savoir s’il va réussir à se sortir de cet endroit, et surtout comment. Parce que s’évader, c’est une chose, mais après, comme il me disait : « je me retrouve en pleine soirée, dans un village tchétchène, et l’ambassade, elle est où ? alors là, vas-y, il faut la trouver… » C’est là où cela devient vraiment captivant comme récit.

Xavier Guilbert : Tu parlais de Shenzen, je trouvais que Pyongyang était encore plus marquant, parce qu’il y a aussi tout une sorte de violence souterraine, avec un univers qui participe d’une logique qui nous est complètement étrangère.

Guy Delisle : Oui, et aussi, il y a la liberté. Parce que quand on se promène en Chine et surtout en Corée du Nord — quand je suis parti de Corée et que j’ai dit au revoir aux gars qui étaient là, je savais très bien que je n’avais pas de moyen de contact pour continuer à les voir, comme j’ai pu le faire en Birmanie ou après, à Jérusalem. Là-bas, il y a un mur, et tu te dis que ces gens-là vont continuer leur vie, qui n’est pas très rigolote, jusqu’à ce que ça change un jour, si ça change. Il y a des degrés de libertés, et là, ce qui me fascinait, c’était cette perte de liberté complète, en fait. Pour quelle raison ? Parce qu’il était là au mauvais moment. Il faut se mettre dans sa tête : c’était une première mission, avant il était gestionnaire dans une boite informatique. Il a voulu faire de l’humanitaire, il fait trois mois d’humanitaire, paf ! Kidnappé. Welcome, et comme il dit : « j’ai fait la mission, trois mois assis, au bureau ; et après, trois mois allongé, sur une paillasse. » (rire) Et après, il a réussi à s’en sortir.

Xavier Guilbert : Pour évoquer la manière dont tu as abordé ce récit, tu utilises un gaufrier de 4 x 3 cases, qui est présent dans la plupart de tes autres livres. De mémoire, il n’y a que deux ou trois occasions sur plus de 400 pages où tu casses cette structure, avec des cases plus hautes. C’est un aspect qui travaille beaucoup autour de cette idée de routine.
Il y a un autre élément, et c’est le film Rapt qui m’y fait penser : dans le film, on voit le temps qui passe, parce que le personnage principal a la barbe qui pousse, il devient sale… alors qu’ici, dans ton dessin, ce n’est pas vraiment présent — tout juste à un moment, il fait une remarque sur l’état de ses cheveux. Tu disais que tu avais attendu 200 pages avant de lui donner une chemise, et il y a clairement cette idée de répétition à l’identique, d’immobilité, avec laquelle tu joues beaucoup.

Guy Delisle : Oui, ça me paraissait essentiel. Parce que lui, quand il est arrivé là — tout à l’heure, on parlait aussi de la langue. Lui, il parlait quelques mots de russe, mais eux parlaient tchétchène, donc il était complètement bloqué. Aussi, il s’est mis en résistance à un moment par rapport à eux, parce qu’au début, il était assez sympa. Dans ce contexte-là, évidemment, on cherche à se faire des alliés, ou en tous cas à être gentil, sauf qu’à un moment, il s’est vu en train de leur dire « good night », alors qu’ils étaient venus lui filer une clope ou un truc comme ça. Et il s’est dit : « mais qu’est-ce que… ? t’es en train de dire « good night » à des gens qui t’ont attachés à un radiateur dans une pièce… » Et à partir de là, il est entré en résistance, et il a dit — « stop, je ne vais pas être gentil avec ces gens, on n’est pas des copains. Eux sont d’un côté, et moi je suis de l’autre. » Et là, il a arrêté de leur parler, il est entré en résistance.
En bande dessinée, on pense un peu à tous les aspects : le dessin est un peu fragile, il est un peu léger, parce que je voulais qu’on sente aussi cette fragilité qu’il avait. Je ne voulais pas avoir des gros noirs, des trucs très présents, très solides, parce que tout cela est assez fébrile. C’est un petit dessin qui tremble, qui est un peu plus réaliste que ce que je fais habituellement, parce que là, l’histoire étant plus sérieuse, cela appelait ça naturellement. Très peu de couleurs, parce que lui était dans la pénombre tout le temps, m’a-t’il dit. Je n’allais pas mettre des couleurs à la Lucky Luke. Et après, le gaufrier, voilà, c’est carré, c’est répétitif, et c’est une forme qui là, pour le coup, était parfaite pour avoir la routine et sentir le temps qui passe. Ça, c’était vraiment essentiel pour moi dans la bande dessinée, je voulais que le lecteur sente les minutes, voire presque les secondes au début. Au début, il croit qu’il est là pour un week-end : il se dit « lundi, je reviens au boulot, et ouf, quelle aventure ! » Après, le week-end passe, et personne ne vient le chercher. Une semaine passe, et après, me dit-il, « tu commences à réfléchir en termes de semaines, en termes de mois, et là tu vois Noël qui arrive et l’angoisse qui commence. » Alors il se dit qu’il faut qu’il arrête de penser à ça.
Donc la première journée, je la fais vraiment passer sur plusieurs pages. La première semaine, on voit tous les jours. Et après, voilà, je commence à élaguer un peu plus. Je voulais que physiquement on tourne les pages, et qu’on ne s’en sorte pas. Je me disais qu’en bande dessinée, on peut le faire, ça. Parce que les pages, on peut en mettre beaucoup, ce n’est plus un problème maintenant, on a un peu explosé les codes de la bande dessinée à 46 pages, on peut y aller. Et on a les lecteurs, aussi, pour tenir le coup, pour tenir sur la distance (rire).

Xavier Guilbert : Tu parlais de légèreté — ce qui me manque, dans ce livre, le sujet est grave : c’est une prise d’otage, il passe je ne sais plus combien de temps, plusieurs mois…

Guy Delisle : 111 jours. Presque quatre mois, trois mois et demi.

Xavier Guilbert : C’est long, mais ce n’est pas un livre plombant. Effectivement, à un moment il rentre en résistance, mais il y a beaucoup de petites choses, des petites gentillesses. On n’est pas dans un récit de torture, et la manière dont tu dis qu’il décrit la chose — on reste sur une distance assez surprenante.

Guy Delisle : Ça devait être plus grave, là, je crois que c’est ma façon de raconter les choses qui prend un peu — qui entre en filigrane. L’humour est vraiment important dans toutes mes bandes dessinées, là, il n’y en a pas, mais c’est quand même en filigrane. Dans un contexte comme ça, pourtant, j’ai essayé de ne pas en mettre. Il y a une certaine distance. J’ai écouté les bandes sonores qu’on a faites ensemble, et il était vraiment aux aguets, en attente que quelque chose se passe. Il arrivait à filtrer sa penser, à se dire : « il ne faut pas que je pense à ça. » C’est assez fascinant de voir comment il est assez terre à terre. Il s’est imaginé mille récits d’évasion, et puis pour s’évader aussi avec ses récits militaires. En fait, il n’a jamais sombré. Il avait peur de ça, à un moment ; à la fin, juste avant qu’il ait un contact téléphonique, ça a failli arriver. Je le décris un peu, mais je ne voulais pas rentrer trop dans l’émotion — je ne sais pas trop faire ça, en fait. Je ne suis pas vraiment… Donc il y a une certaine distance qui se crée, moi ça me va. Parce que quand je l’écoute, il est toujours assez neutre, dans son ton. Donc ça représente un peu ce que j’avais sur mes bandes sonores.
Quand on est seul, comme ça, il n’y a plus rien, il nous reste les souvenirs, il nous reste l’imagination, qui est vraiment une soupape intéressante. On se rappelle que [Jean-Paul] Kauffman, qui avait passé quatre ans au Liban, je crois, comme c’est un grand fana de vin, il se faisait tous les cépages de toutes les régions du Bordelais, et comme ça il passait un temps fou à se remémorer tout ça. Christophe, qui est un passionné d’histoire, se faisait des grandes batailles napoléoniennes qu’il connait sur le bout des doigts. Donc les grands mouvements d’infanterie, de cavalerie, tout ça, il les connait très bien. C’était son imagination qui prenait le pas, et c’est là que le titre, pour moi, a vraiment sa raison d’être : parce qu’on s’enfuit, mais d’abord on s’enfuit par l’imagination. Sinon, il se sentait parfois sombrer, il avait un peu peur de ça, de tomber dans un gouffre noir. Il était dans une résistance : au début, il a arrêté de parler avec ces gens, parce qu’il s’est dit : « ce sont mes ennemis », et là où il a eu un grand moment de bravoure, c’est quand il a eu enfin un contact avec l’ONG qui était de l’autre côté, et il leur a dit : « moi, jusque-là, je tiens le coup, il ne faut pas leur donner la rançon. » Et ça, c’est franchement, il faut le faire. J’en parlais à d’autres gens qui travaillent dans l’administration, et qui me disaient : « moi, peu importe ce que ça coûte, sortez-moi d’ici » (rire). Voilà un réflexe très naturel. C’était quelqu’un d’assez  ordinaire dans une situation extraordinaire, et il s’est construit là-dedans. Il voulait en sortir d’une façon digne, fidèle à ce qu’il pensait. Il était content, après, et il s’est senti extrêmement fort par rapport à ça, il avait enfin pu dire son mot dans toute cette histoire.

Xavier Guilbert : Tu indiques à la fin du livre qu’il a embrayé sur dix-huit ans d’humanitaire après ces événements. Ce qui est assez incroyable, comme persévérance : trois mois qu’il est là, paf ! il se retrouve kidnappé, et ensuite — ensuite, il décide de renquiller, sans perdre espoir. En as-tu discuté avec lui ?

Guy Delisle : Oui, bien sûr. J’ai discuté de tellement de trucs avec lui — de tous les aspects. Parce que de temps en temps je l’appelais en faisant l’album, et j’avais une question. A un moment, par exemple, on le prend en photo, il a le journal Libération, et là il vérifie s’il avait bien compté les jours. Après, ils le ramènent dans sa pièce. Et je me suis dit : mais, attends, il avait là, devant lui, le journal. Mais quel plaisir ç’aurait été de dire, « je peux garder votre journal à la con », et puis je vais le potasser tranquillement, pendant des jours. Et il m’a dit : « non non. Je ne voulais rien leur demander à ces enfoirés », et il est rentré dans sa cellule, alors qu’il y avait le Libé trois mètres plus loin. Je ne comprends pas. Donc voilà, de temps en temps je l’appelais, j’avais un flash, et je lui demandais des précisions. A un moment, je connaissais mieux l’histoire que lui — parce que lui, ça commençait à dater, ça fait vingt ans, et moi j’écoutais les bandes sonores qu’on avait faites il y a dix-quinze ans. Et je lui disais : « ça, c’était à l’époque de la troisième photo, tu te rappelles ? », et il me répond : « ah, mais non, je crois qu’il n’y a eu que deux photos. » Et moi : « non, il y a eu celle de septembre… » Je connaissais tous les petits détails, à un moment, presque aussi précisément que lui, c’était assez rigolo.
Pour travailler, j’avais deux documents : un document qu’il avait écrit avec l’ONG, suite aux événements, pour qu’il puisse garder une trace, au cas où ça se reproduise, comment faire ? Donc j’avais ce document qui était écrit, et ensuite avec lui à partir de ce document écrit, on l’a relu ensemble, et je l’enregistrais et je lui posais toutes les questions que je pouvais. Après, je l’ai rappelé régulièrement, je lui envoyais des textos de temps en temps pour proposer des questions que j’avais et préciser, et lui a suivi. Son histoire a été très peu médiatisée : il est sorti de là, il a fait une entrevue avec Le Monde, une entrevue avec Libération — parce qu’il fallait passer un peu par les médias pour asseoir cette histoire. Et ensuite, il a pris six mois de vacances, et il est reparti avec l’humanitaire pendant vingt ans. Ça ne l’a pas du tout dévié de ce qu’il avait envie de faire, de son engagement.
Quand je travaillais dessus, on me disait : « il faut que tu voies ce film-là, il faut que tu lises ça ». Alors les films, le problème, c’est que ce sont de faux amis. C’est beaucoup sur l’action, quand il y a des kidnappings. Ce n’était pas ça, mon sujet, c’était surtout lui, l’immersion, je voulais qu’on soit en immersion. Comment lui avait vécu ça, comment il s’en était tiré, comment on tient psychologiquement, ça me fascinait. Être privé de sa liberté, dont on jouit tous tellement — ce soir, on est venu ici librement, on écoute, on nage dans la liberté, c’est absolument fabuleux. Et pour lui, tout cela est parti, il en est privé complètement, tout d’un coup, et ça me fascine comment on tient. Je pense qu’après une journée, je deviendrais fou. Alors imaginez trois mois, comment on tient ? Je voulais vraiment — c’était le cœur de mon album.
Après, quand je lisais des récits ou que je regardais des films, c’était très différent. C’était d’autres formes de kidnapping, c’était un échange… Lui, la fin est tellement différente, parce qu’il arrive à se faire la malle. J’en ai lu, mais je ne m’y retrouvais pas dedans, ça ne m’apportait pas vraiment d’information par rapport à ce que Christophe avait vécu. J’étais dans le très personnel, presque dans la complicité avec lui, alors que dans un livre, voilà, le gars raconte ce dont il a envie, ce que je comprends très bien, et il va garder ce qu’il n’a pas envie de partager. C’est une autre forme de travail. Mais j’en ai lu quelques-uns.

Xavier Guilbert : Y a-t’il des choses que tu as choisi de ne pas représenter, dans ce que t’avais partagé Christophe ? Ou des choses que lui-même n’a pas voulu voir dans le livre ?

Guy Delisle : Pas vraiment. Je crois que les trucs très intimes, il ne me les a pas donnés à l’enregistrement. Une fois que j’avais les enregistrements, je pouvais y aller. Après, il a corrigé certains trucs, parce que des fois, j’y allais — au tout début, par exemple, quand il se fait kidnapper, il est dans un sous-bois, dans une forêt, on lui dit : « avance, avance plus loin. » Là, il se demande : « pourquoi on me fait avancer ? » Il est à moitié nu, en caleçon, dans la forêt, il est persuadé qu’on va l’exécuter. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi, donc là il a vu des images de ce — il me raconte qu’il pense à cette photo du vietnamien qui se fait exécuter, en 1975, cette photo très connu. Il voyait ça, et se dit « ça y est, je vais y passer. » Je l’avais fait d’une façon assez légère, parce que c’est dur à représenter, et il m’a dit : « ça, c’était beaucoup plus fort », donc j’ai rajouté une page où vraiment, il est dans sa tête, et se dit qu’il va se faire tuer.
Il y a eu ça, et il y a eu des trucs un peu plus comiques : à un moment, il s’imagine qu’il s’évade, il donne un coup de poing à ce jeune, et moi j’avais dessiné qu’il poussait la jeune femme qui était là. Il la pousse, en courant, et elle tombe à la renverse. Et il me dit : « non, ça, ce n’est pas possible, même si je m’enfuis et que je suis fâché, je ne pousserai jamais une femme. » Donc j’ai redessiné : il court, et elle le regarde passer, comme ça, surprise (rire). Voilà, il est comme ça. Il y a aussi l’événement où il y a une kalachnikov qui traîne un peu, le gars fait à bouffer, la kalach’ est là, et il se dit : « là, je pourrais choper cette kalach’, je le mets en joue, et je lui saute dessus s’il le faut ». Ça a duré quelques secondes, il s’est dit : « est-ce que je peux tirer sur quelqu’un ? » Mais quand ensuite il se retrouve seul et qu’il réfléchit, il se dit : « non, même ce gars qui me fait des saucisses qui par ailleurs sont très bonnes, je ne pourrais pas tirer sur ce gars, je ne peux pas faire ça. »
Il avait cette réflexion, dès le départ, et ça l’a accompagné. Il est très terre à terre, comme garçon, assez solide dans sa tête, je crois. Pour des gens beaucoup plus émotifs, cela aurait été traumatisant, lui, il arrivait à gérer sa penser. Peut-être parce qu’il était en état de survie, de tension, aux aguets, que son cerveau suivait aussi la même démarche, il y a peut-être un peu de ça. Ce que j’essaie de creuser dans le livre — on le sent, ce n’est pas expliqué, on le voit, tout simplement. C’est pareil pour le temps qui passe : de dire « ça a été long, je me suis fait chier », ça ne marche pas trop. Le temps, pour le montrer, il faut mettre beaucoup de pages, il faut que la routine soit là, il faut qu’on tourne, et il faut qu’on en ait un peu marre, presque. Mais il faut quand même qu’on tourne les pages, ça, c’est mon boulot.

Xavier Guilbert : As-tu commencé par un découpage de l’histoire, ou l’as-tu construite au fil du projet ?

Guy Delisle : Ça s’est fait au fil, parce que… J’ai fait une autre version, qui était un grand découpage complet — je n’avais jamais fait ça. Mais ça, je l’avais fait, je crois, quand j’étais en Birmanie. Et je me suis dit, je vais le filer à Christophe, il va tout lire et il va me rapporter plein d’autres anecdotes, ça va enrichir le récit. Il a tout lu, et il a dit : « ouais… » Je lui ai dit : « mais tu n’as rien à rajouter ? » Et lui : « non, non. » Il n’y avait rien de plus (rire). En fait — je l’ai relu, ce truc, à moitié, et c’est tellement dans le détail, dans les trucs du quotidien, que ce n’est pas vraiment possible de tout écrire au fur et à mesure. Moi, j’avais mes bandes, j’avais placé toute la chronologie des événements par rapport à ce qu’il me disait, et je me disais — « bon là, il y aura du bruit, il va entendre de la musique dehors parce qu’il y a une fête dans le village, donc du coup ça va le faire penser que pendant ce temps-là, il y a des gens qui ont une vie normale, lui, il est enfermé… » Et là, j’enquillais sur une réflexion sur ça… mais je n’aurais pas pu planifier tout cela, parce que chaque matin, j’arrivais en me disant : « aujourd’hui, ah oui, je vais travailler sur ça. » Mais c’était vraiment des tous petits trucs, et une écriture globale ne peut pas englober tous ces petits trucs-là, ce n’était pas possible. Donc voilà, je le faisais au fur et à mesure — un peu comme je faisais Chroniques de Jérusalem.
C’est là où l’expérience m’a beaucoup aidé, parce qu’en travaillant sur des petits détails quand je voyage, je me promène à Jérusalem, je regarde les poubelles et j’ai plein de trucs à raconter dessus. Parce que j’aime bien observer les petits détails qui sont différents de là où on vie. Avec Christophe, il y avait un peu ça : toutes ces petites anecdotes qu’il me racontait, je les renquillais une après l’autre ; après, il y avait des liens de passage, et puis des moments aussi où il fallait trouver un équilibre pour rythmer tout cela, pour que les lecteurs aient envie de tourner les pages quand même. Donc c’est là où, il y a quand même la narration qui entre en jeu. La façon de raconter les choses.
Moi, je me préparais le matin ma page, à peu près : le texte — donc dans une page de bande dessinée, ce n’est jamais des… il y a cinq, six, sept phrases à peu près. Où est-ce que je veux les mettre dans la page, en gros ? Ça, ça me fait ma matinée, et l’après-midi, je fais le dessin, et là j’écoute de la musique,  beaucoup de radio aussi pour passer le temps tout en dessinant. Et en faisant les couleurs à la fin de la journée. Normalement, je faisais à peu près une page par jour.

Xavier Guilbert : Ce qui fait, avec 400 pages, un an et demi de travail, si je compte bien ?

Guy Delisle : Ça, c’est si j’avais été régulier. Après, il y a toujours des trucs qui se passent qui font que voilà, on ne fait pas cinq pages par semaine, il y a d’autres choses qui entrent en ligne de compte aussi… que je n’arrive pas à identifier, mais ça prend toujours plus de temps (rire). Les enfants, par exemple…

Xavier Guilbert : Justement, avec les enfants, tu as publié les trois tomes du Guide du Mauvais Père.

Guy Delisle : C’était avant, justement. Après les Chroniques de Jérusalem, je me suis dit : « allez, mon prochain bouquin, ça va être l’histoire du kidnapping de Christophe », et je savais que ça serait un gros bouquin. Et je me suis dit que je ne pouvais pas tout de suite enquiller sur un autre gros bouquin, je vais me faire des petits trucs légers, et ça a pris la forme du Guide du Mauvais Père. J’en ai mis une sur mon blog, il y a plein de papas qui m’ont écrit en me disant : « ah, moi aussi, c’est pareil, j’ai oublié trois fois de mettre le sou sous l’oreiller des enfants quand ils ont perdu une dent. » Je me sentais moins seul, j’ai fait une autre histoire, et après, voilà, on s’est dit « on va faire un livre avec ça. » Et après, j’en ai enquillé deux, trois, et ça m’a fait une bonne détente, j’étais prêt après pour faire un…
Parce que là, c’est le marathon, quand même. A un moment, tu dessines toujours ce gars assis — à un moment, je n’en pouvais plus, j’étais vraiment à bout, et j’avais l’impression moi-même d’être attaché à ma table, et de dessiner ce gars attaché… C’était un peu essentiel d’être dans un atelier où il y a beaucoup de gens. J’avais aussi un atelier où j’étais seul, mais quand je travaillais là — non, il faut que sorte de là, parce que je dessine un gars qui est enfermé, je suis seul dans mon atelier, ça ne va pas du tout (rire).

Xavier Guilbert : Donc visiblement, tu ne gères pas deux projets en parallèle… Je pose la question, parce que les trois volumes du Guide du Mauvais Père sont parus en 2013, 2014 et 2015. Est-ce qu’ils ont été faits bien avant ?

Guy Delisle : Non non, je les faisais au printemps, après on bouclait ça durant l’été, et ça sortait pour l’année d’après, donc ça me laissait du temps. Mais ça ne se faisait pas en parallèle. Je n’arrive pas trop à faire des trucs en parallèle. Je faisais d’autres projets, aussi, à côté, qui parfois aboutissent, parfois n’aboutissent pas. C’est une façon aussi de fonctionner, qui peut être un peu risquée. Ça, c’est pareil, quand je bossais là-dessus en me disant : « j’espère que ça va marcher… » Parce que ça fait quand même deux ans de boulot dessus… mais je peux me permettre ça, parce que j’ai eu un succès comme Chroniques de Jérusalem, de prendre mon temps, de travailler sur un bouquin en me disant que ça va être une grosse pagination. Je le fais vraiment comme je veux, parce que je crois qu’en bande dessinée on peut faire ça, et ça peut être fait comme ça.

Xavier Guilbert : Tu parles de Chroniques de Jérusalem, qui a eu le Fauve d’Or du meilleur album à Angoulême en 2012. N’y avait-il pas de pression par rapport à ça ? Quand on a un livre qui est ainsi salué par la critique, on se demande peut-être quel est son prochain grand livre…

Guy Delisle : Oui, et c’était le Guide du Mauvais Père (rire). C’était drôle, après les Chroniques de Jérusalem, tout le monde me demandait : « vous allez où, après ? » Je disais : « ben voilà, on a posé nos valises, parce que les enfants sont grands, et on ne fera plus de séjour comme ça. » Les gens s’interrogeaient : « mais vous allez faire quoi, après ? » (rire) J’avais ce projet-là en tête. Entre-temps, j’ai fait le Guide du Mauvais Père qui a plutôt assez bien marché, somme toute. Et il se trouve que là, je n’ai pas de projet. Je ne sais pas ce que je vais faire après, mais ça ne m’inquiète pas plus que ça. On verra.

Xavier Guilbert : Cela me fait aussi penser à ces deux petits livres que tu avais faits à L’Association, Albert et les autres et Aline et les autres, qui sont des projets ludiques…

Guy Delisle : … sans texte.

Xavier Guilbert : Et autour de thématiques sexuelles. C’est une facette que tu as laissée de côté.

Guy Delisle : C’était un peu le lien avec le dessin animé. Moi, venant du dessin animé, ce sont vraiment presque des petits storyboards, ces histoires muettes. C’était aussi de très bons exercices. C’est fou ce qu’on peut faire passer comme émotion et comme histoire et comme narration, sans aucun texte. La bande dessinée est assez forte pour faire ça. Ce sont des outils qui m’ont servi après, parce que je m’en suis servi dans tous mes livres, après. Il y a toujours des séquences qui sont sans texte, et ça ne me fait pas peur de faire une bonne pause. Dans Chroniques Birmanes, je me rappelle qu’il y a cette dame qui vend des yaourts, et je l’arrête, mon fils est là, on mange le yaourt, je suis ravi, et je dis « ah, c’est vachement bon » avec un petit cœur comme ça, et je suis ravi d’essayer ce genre de façon de faire dans ces pays-là. Et la dame prend le verre, et elle l’essuie avec une espèce de vieux torchon avec des mouches qui tournent autour, et là je me sens un peu moins bien tout à coup. Ça, voilà, ça fait une pause. Et puis c’est un outil que j’ai travaillé avant, et qui peut me servir, et qui m’a servi dans ce dernier livre aussi. Il y a des grands moments où il n’y a pas de texte, il y a juste une narration, comme un petit jeu de regard, par exemple.
L’expérience a permis qu’aujourd’hui je peux faire un livre comme S’enfuir en ayant déjà une bonne idée de ce que ça va donner — pas globalement, mais en sachant que d’une part, ça peut exister, un livre comme ça, aujourd’hui, et que j’ai les outils pour arriver à le réaliser. Après, j’ai fait aussi des livres pour enfants, sans texte. Où ça m’avait aussi servi à ça, et ça me plait beaucoup, de presque improviser, et de voir des petit personnages…

Xavier Guilbert : C’était la série des Louis ?

Guy Delisle : Oui, voilà. Et maintenant, j’ai une fille qui s’appelle Alice, et qui dit : « pourquoi, moi, j’ai pas d’album qui s’appelle Alice ? » (rire) Je lui ai dit : « mais tu n’étais pas là, à cette époque-là », donc ça passe. Mais si je fais un livre pour enfants, il faudrait quand même qu’il y ait un personnage qui s’appelle Alice dedans, maintenant.

Xavier Guilbert : Puisque tu fais des rééditions pour satisfaire la fratrie de Christophe André, tu peux bien fait quelque chose pour tes enfants, non ?

Guy Delisle : C’était juste une correction, ça m’a pris une minute. (rire)

Xavier Guilbert : Tu es un petit peu considéré comme un peu un précurseur de ce qui s’appelle « la bande dessinée du réel ». Comment te positionnes-tu par rapport à ça ? Qu’est-ce que ça t’inspire, que ce soit devenu une sorte de genre ?

Guy Delisle : Euh… en fait, je n’étais pas au courant (rire). C’est vrai, en fait, je travaille d’après le réel, je trouve ça absolument passionnant. Ça peut en plus aller dans plein de directions, parce que le Guide du Mauvais Père est à 90 % réel. Il y a des histoires qui sont arrivées à la maison exactement comme ça, et les gens le prennent comme quelque chose d’humoristique, donc sujet à caution. Mais quand je le fais dans un contexte humoristique, ça ne me dérange pas de tordre un peu la réalité. Alors que là-dedans [pour S’Enfuir], évidemment, ça serait très malvenu. Encore plus dans Jérusalem ou en Birmanie, où je décris un pays et des gens qui y vivent. Chaque chose à sa place, quand même.
Pour moi, c’est très vaste. Pour moi, c’est l’historique de la bande dessinée depuis le mouvement indépendant, avec L’Association et les autres maisons d’édition qui lui ont emboîté le pas, et qui existaient aussi à la même époque. C’est-à-dire que la bande dessinée est allée explorer des terrains qu’elle n’explorait pas. Pour le reportage, je ne me sens pas reporter, parce que quand je vais à Jérusalem, je suis ma femme et je suis « mari au foyer » pendant une année. Après, s’il m’arrive des trucs à raconter, je les raconte après quand je suis rentré chez moi. S’il y a quelque chose qui explose à Jérusalem, je ne vais pas aller faire mon reporter, parce que je ne me sens pas du tout là-dedans. Alors que Joe Sacco, qui fait aussi des histoires basées sur le réel, qui lui, pour le coup, est un vrai précurseur, bien avant moi, et d’une façon très journalistique, il a une approche qui est assez différente. Parfois, on nous compare — moi, j’aime beaucoup ce que fait Joe, mais je me sens assez à l’opposé de ce qu’il fait. Ça prend des formes très différentes.
Après, voilà, il y a les bandes dessinées de reportage, mais maintenant il y a des témoignages aussi. Dans le réel, il y a ceux qui témoignent de maladies — parce qu’il y en a eu pas mal l’année dernière — neurologiques, des histoires de cancer et tout ça. Et en fait, il y a plein de façons de le raconter, et ça marche assez bien. Il y en a qui racontent leurs histoires de cuisine aussi, je pense à Guillaume Long. Voilà, la bande dessinée est allée dans plein d’endroits, et elle est allée dans le journalisme. Moi, je suis un peu dans l’espèce de « soft reportage », et dans le témoignage, dans le récit — ça s’est fait avant, il y a eu plein d’autres récits. Mais voilà, quel luxe de pouvoir avoir maintenant toute cette possibilité pour le lecteur. Pour moi qui vais chercher des livres en librairie et en bibliothèque, il y a maintenant plein de choix qui me parlent beaucoup plus qu’il y a une trentaine d’années.
Il y a des profs d’histoire qui se servent de Chroniques de Jérusalem pour le côté pédagogique. La bande dessinée a cette force pédagogique — je trouve, humoristique et pédagogique. J’explique certains trucs qui sont historiques dedans. Après, il faut quand même retenir que moi, c’est une vision subjective donc il faut la prendre aussi comme ça. Une fois là-bas, on se dit : « ah, d’accord, oui, bien sûr, je n’avais pas compris comment, physiquement, c’est. » Moi, qui connaissais très mal ce conflit (je sais que ça étonne beaucoup les gens), j’avais l’avantage de partir d’une page blanche, et de pouvoir décrire tout le truc à partir de pas grand-chose. Je crois que c’était un avantage, dans mon cas. Il y en a qui connaissent très bien, quand ils arrivent là-bas — un peu comme Joe Sacco, finalement, qui connait très bien ce conflit, et il y a un détail, en 1956, qui s’est passé à Gaza, et il y va, il creuse sur ça, et il travaille vraiment comme travaille un journaliste d’investigation, à recouper. On voit tout le travail, c’est vraiment une autre approche. Moi, j’y vais les mains dans les poches, et advienne que pourra (rire) !

Xavier Guilbert : On avait effectivement échangé autour des Chroniques de Jérusalem lors d’un festival à Bastia, et c’est vrai que tu avais dit que tu n’étais pas en recherche active de dépaysement à l’époque. Shenzen et Pyongyang, c’était pour ton travail dans l’animation, ensuite, tu as suivi ta compagne qui travaillait dans l’humanitaire, d’où la Birmanie puis Jérusalem. Ce sont plus des opportunités, mais tu as quand même choisi à ce moment-là de témoigner. Qu’est-ce qui t’a poussé, justement, à témoigner ? Qu’est-ce qui te donne cette envie de parler de ces différences ? Ce que les gens ne savent peut-être pas, c’est que tu es québécois, même si tu as beaucoup vécu en France…

Guy Delisle : … plus de la moitié de ma vie, maintenant.

Xavier Guilbert : Donc tu es déjà une sorte d’expatrié, même ici, et les différences culturelles sont quand même très fortes. Qu’est-ce qui t’attire plus particulièrement sur ces sujets ?

Guy Delisle : C’est tout simplement une forme d’exotisme. Quand je suis en Chine, comme tout le monde, on aime bien raconter nos histoires de voyage. Sauf qu’en bande dessinée, on peut faire quelque chose qui pour moi ressemble à une grande carte postale, qui dure deux cents, trois cents pages, et avec lequel je peux expliquer vraiment ce que j’ai vu, ce que j’ai ressenti, ce que j’ai vécu. Pour moi, c’est vraiment cette forme-là : j’écris une grande carte postale. C’est un peu arrivé par hasard, parce que Shenzen, mon premier récit de voyage en Chine, était d’abord une histoire courte de seize pages dans le magazine Lapin, que faisait L’Association. Ça m’a plu de le faire, et il y en avait plein d’autres qui faisaient des trucs avec leur personnage en autobiographie — Lewis [Trondheim], David [B.], Menu, tout le monde le faisait. J’avais aussi un peu envie de le faire pour faire partie de la bande. Des récits de voyage, il y en avait déjà — ceux de Jean-Christophe Menu, d’ailleurs, qui étaient vraiment très bien. Donc voilà, j’ai fait seize pages, puis j’en ai fait un autre après dans le même magazine, et puis à un moment on s’est dit : tiens, on pourrait peut-être faire un livre avec. Et là, j’ai enquillé le reste du livre. Ça a vraiment commencé comme ça. Il faut dire que c’est une époque où, quand on arrivait à vendre – Shenzen, on l’avait vendu à 2000 exemplaires, et ils étaient assez ravis. Ils l’avaient réédité, et c’était l’un des premiers livres qu’ils rééditaient à L’Association, ils étaient contents. C’était un autre paysage de la bande dessinée, ça a beaucoup changé.
Là-dedans, c’est différent : cette forme-là me plaît, je me disais « tiens, ce serait intéressant aussi de s’attaquer au récit de quelqu’un d’autre. » Il y a aussi quelque chose qui me tente vaguement, ce serait de faire une biographie, de travailler sur quelqu’un, un scientifique, un sportif, quelque chose comme ça, et de raconter d’une façon biographique sa vie. C’est un format aussi qui m’intéresse. Donc ça m’attirait — là, le récit aussi m’attirait, parce que son récit était vraiment extraordinaire, et c’était une forme qui était nouvelle. Ça me tentait, mais en même temps je me disais : « houlà, comment on fait ça ? » Ça a pris un moment avant que ça sorte, mais c’était vraiment intéressant de pouvoir mettre en place ma méthode de travail. Et maintenant je serais prêt pour en faire un autre, et il y a des gens qui m’écrivent leur… Par exemple, on m’a proposé, pour un magazine, d’aller à Calais. Le démantèlement de Calais, aller faire du reportage — et j’ai dit : « moi, travailler sur le vif, je ne sais pas faire ça. » Il y en a plein qui le font, et qui le font très bien. Moi, je fais ça chez moi tranquillement, en revenant ; et puis en plus, après, si je trouve que c’est naze, je ne fais pas d’histoire.
Ça m’est déjà arrivé : j’ai travaillé au Vietnam, ce n’est pas que c’était naze, c’était merveilleux, mais justement, à la fin, j’avais pris des notes — je travaillais là-bas dans le dessin animé, de la même façon, et je me suis dit que j’allais faire un livre, comme Shenzen. En revenant, je lis tout ça, je m’étais bien amusé, les gens étaient sympas, le studio fonctionnait vachement bien, et donc tout ça c’était comme une espèce de joyeux pique-nique où tout le monde s’amuse, et… je ne sais pas, je n’ai pas trouvé matière à faire un livre avec ça. Donc maintenant, je me méfie. Je n’arrive pas trop à travailler, comme ça, en reportage directement. Donc, Calais… en plus, j’ai l’impression de l’avoir déjà vu dix fois, ça ne m’intéressait pas trop. Et là, par email, la semaine dernière, il y a un gars qui a vécu dans une secte pendant quinze ans, et il s’en est sorti, et il dit que ça ferait une super bande dessinée. Bon, ça me passionne pas des masses, mais j’ai un copain à l’atelier qui adore les trucs de sectes, donc je lui ai refilé le… (rires de l’assistance) … et ils ont pris contact, et ça va peut-être se faire. On verra (rire).

Xavier Guilbert : Tu parlais de Calais, tu as eu d’autres propositions ? Je le disais en introduction pour présenter ce livre, c’est un peu surprenant de ne pas avoir la suite des tribulations de Guy Delisle. Au bout d’un moment, les gens attendent de toi un certain genre de récit…

Guy Delisle : Pas trop, non. Les éditeurs, comme je leur ai dit que — moins que les gens qui peuvent m’écrire, et qui ont toujours des trucs incroyables à raconter. On ne me sollicite pas des masses — ça dépend des projets que j’ai. Non, sachant que nous n’allions plus repartir comme ça, moi, faire un voyage qui serait de l’ordre touristique, je n’ai rien à raconter en revenant. Ça me plaît bien, d’aller voir les grandes pyramides, et puis tous ces trucs-là, mais de raconter mon voyage… Il faut vraiment que je sois un peu inséré dans la population et que je me dise : « tiens, ça, ça m’a l’air un peu intéressant. » En fait, il m’en faut de plus en plus, parce qu’à force d’être dans des endroits différents, j’ai un peu l’impression de me répéter. De toute façon, on ne fait plus ce genre de voyage, mais… voilà, on verra. Peut-être qu’un jour, si ma compagne s’ennuie vraiment beaucoup à la retraite et qu’elle a envie de repartir, je l’accompagnerai, mais ce sera vraiment une autre forme (rire). C’est pour ça que j’ai voulu, dans S’enfuir, dès les premières pages, clarifier la situation. C’est-à-dire que je me dessine, moi, avec Christophe, pour qu’on ne croie pas que maintenant je porte des lunettes et que je me suis fait pousser la barbe et que je porte des chemises un peu trouées. Dès le début, j’écris que ces événements ont été vécus par Christophe André, qu’il m’a relaté son histoire, et je me dessine pour qu’on voit la situation dans laquelle j’ai enregistré ces bandes avec lui pour produire ce témoignage. J’avais un peu peur que, parlant à la première personne, me mettant dans sa tête, que les gens disent : « ah, tiens, qu’est-ce qu’il fout en Tchétchénie ? » (rire). Voilà, je ne voulais pas qu’il y ait de confusion.

Xavier Guilbert : Ce ne sont pas les Chroniques de Tchétchénie, donc.

Guy Delisle : Non, non, j’ai pas trop envie d’aller là-bas. En ces temps-ci, ce n’est pas — comme pas mal d’endroits, d’ailleurs.

Xavier Guilbert : J’ai mentionné le fait que tu es Québécois. C’est quelque chose qui transparaît très peu dans ton travail, alors que quand je pense à d’autres auteurs de la scène québécoise (comme Michel Rabagliati, Jimmy Beaulieu, Zviane, etc.) qui n’hésite pas à revendiquer l’existence de la culture québécoise et qui parlent vraiment du Québec.

Guy Delisle : Je me sentirais mal placé, aujourd’hui, d’en parler. Si je pouvais parler du Québec, ce serait le Québec d’il y a vingt ans. Je n’ai plus l’accent, ça s’entend. Ce ne serait pas ma place de parler de ça. A un moment, je me suis dit, je pourrais retourner au Québec et peut-être faire — parce que maintenant, parce que j’ai l’accent français, au Québec, tout le monde croit que je suis français, donc on m’explique au café, quand je prends des crêpes, ce que c’est que le sirop d’érable (rire). Donc j’écoute avec patience. Je me disais, c’est assez cocasse, ça pourrait faire quelques petites chroniques. Mais après, j’y suis retourné, et l’accent revient quand je suis là-bas, et finalement il n’y avait pas vraiment « matière à », donc ça ne s’est pas fait. J’aurais pu faire l’inverse — c’est-à-dire, quand je suis arrivé en France, là le décalage culturel était un peu plus fort, et j’aurais pu peut-être trouver matière à avoir quelques chroniques comme ça, assez rigolotes. Je n’en ferais pas un gros livre… mais maintenant, je suis trop dans la masse, je ne me rends plus compte et je ne trouve pas ça — au début, je trouvais que c’était très français, maintenant, c’est normal (rire). Quand on vit longtemps dans un pays, on fait partie de la culture. C’est un bon signe, d’ailleurs. Voilà, c’est un projet auquel j’ai pensé, mais qui ne pourrait pas vraiment se faire. Mais ils le font très bien — Michel Rabagliati est beaucoup sur la nostalgie, parce qu’il parle de l’Expo 67, que moi j’ai vécu surtout dans les yeux de mes parents et dans la mémoire de mon grand frère, et des Jeux Olympiques de 1976, et tout ça. C’était le Montréal qui s’affirmait sur la carte, c’est chouette de revivre ça, c’est absolument fabuleux. Il s’adresse aussi à des gens de notre âge, qui ont vécu ça, donc la nostalgie fonctionne à fond. Et puis c’est un très bon conteur, ce sont vraiment des albums extraordinaires.
Jimmy Beaulieu, c’est pareil : il parle du Québec un peu plus actuel — Zviane encore plus. C’est passionnant. C’est assez étonnant, je le souligne rapidement, de voir que c’est une toute petite population, on est quoi ? on est sept millions. Mais quand on est dans une situation de combat linguistique, peut-être un peu la même chose en Belgique, d’ailleurs — voilà, là-bas, on se bat, on est sur la ligne de front du français, vous ne vous rendez pas compte, vous êtes tranquilles ici (rire). Là-bas, c’est quand même une certaine forme de résistance, pour que cette langue continue d’exister et qu’elle soit toujours aussi jolie qu’elle l’est. On l’abîme un peu au passage, mais ça fait partie du jeu.

Xavier Guilbert : C’est le signe que la langue vit.

Guy Delisle : Elle vit, oui, bien sûr.

Xavier Guilbert : Même si tu disais plutôt que tu n’avais pas vraiment d’idée sur la suite, tu as quand même des envies ? Tu parlais de biographie… Comment est-ce qu’on se relève d’avoir fait un bouquin comme ça ? Pour en avoir discuté avec plusieurs auteurs, on passe par beaucoup de phases : à certains moments, on ne veut plus voir le livre, à d’autres on veut absolument le terminer, et puis au moment où il se prépare — tous les auteurs ont une relation d’amour-haine pour leur livre, notamment sur la dernière ligne droite. Une fois qu’il est sorti, c’est un soulagement parfois, parfois des angoisses. C’est dur de se remettre à la table, et de se demander ce qu’on va faire après ?

Guy Delisle : Euh, oui, mais je ne m’y suis pas remis, donc là le problème ne s’est pas trop posé. L’été est arrivé, j’ai fini début juillet, et voilà, je me suis fait des vacances de prof. Il y a eu une espèce de « baby blues », parce que t’es tellement sur un marathon, qu’évidemment, quand tu arrêtes de courir, tout à coup — qu’est-ce que je vais faire ? Ce n’est pas trop un souci pour moi. Là, je fais un petit peu d’animation, parce qu’il y a un projet qui m’est tombé dessus, et je gère ça de loin. Après, je m’y remettrais quand j’aurais le temps, mais là, j’accompagne le livre, donc je suis un peu pris par ça. Ce n’est pas que ça me prenne énormément de temps, mais bon, quelque part, dans la tête, je suis pris avec ça. Là, je suis tellement ravi qu’il existe — c’est le genre de projet, c’est un peu comme quand on est en retard pour payer ses AGESSA ou ses impôts, on se dit : « il faut que je le fasse », et ça peut durer des années. Là, ça fait quinze ans que je me dis « c’est un bon projet, il faut que je le fasse », et là, il est fait. C’est quelque chose qui va arrêter de tourner dans ma tête, comme ça. Il y en a d’autres, après, il faut choisir celui qui correspond le plus au moment, d’une certaine façon. Mais voilà, maintenant, il est sur la table, c’est un livre, il existe. C’est un gros soulagement, et je suis content de l’accompagner et de voir les premiers échos — parce que ça fait même pas deux semaines qu’il est sorti. Comme c’est un livre un peu atypique, je suis content de savoir ce que les gens en pensent.

Xavier Guilbert : Tu n’as pas d’autre projet qui te hante depuis des années ?

Guy Delisle : Non, pas aussi gros que ça. Celui-là — celui-là, c’est quand même un gros morceau. Déjà, dans la taille, et puis dans l’idée, dans le concept aussi, et puis dans l’histoire que Christophe me racontait. Mais des histoires de kidnappés — je ne pense pas que j’en referais, c’est sûr, mais de toute façon, dans les histoires de kidnappés, le fait de s’enfuir, c’est en soi exceptionnel. Donc voilà, qu’il me confie ça, qu’on se lie d’amitié, et que je puisse avoir une relation avec lui qui fait que le livre s’est construit et qu’il a pu le suivre, c’est une chance extraordinaire. C’est un bouquin qui, pour moi, dans ma vie, sera un point marquant, c’est sûr. Dans mon œuvre — après, peu importe le succès qu’il aura, c’est autre chose. Pour mon travail à moi, c’est vraiment un gros morceau.
Ce qui est bien, quand on a fait un gros morceau, c’est qu’après je peux faire des petits trucs. Je crois que ce sera des petits trucs pour enfants, assez légers. J’ai cette espèce d’envie, comme ça, par rapport au format. Je n’ai pas envie de me lancer dans un gros truc, c’est sûr.

Xavier Guilbert : Une ultime question — c’est ton troisième éditeur, si je ne me trompe pas. C’est le quatrième si on compte La Pastèque, chez qui tu n’as publié qu’un petit livre. C’est le début d’une nouvelle époque ? Comment t’es-tu retrouvé chez Dargaud, comme ça ?

Guy Delisle : Historiquement, j’ai commencé mes tous premiers livres à L’Association. A un moment, ils n’ont pas pris Chroniques Birmanes, je me suis retrouvé chez Delcourt, parce que Lewis [Trondheim] était là et a dit : « moi je le veux bien si ils ne le prennent pas. » Ils ne l’ont pas pris. Entre-temps, j’avais déjà travaillé avec Dargaud puisque j’avais fait une série policière chez Poisson-Pilote à l’époque où Guy Vidal gérait cette collection. Il m’a pris dès le début, lorsque j’avais fait Aline et les autres, il avait déjà accroché là-dessus alors que c’était passé complètement inaperçu, et il m’avait dit : « si tu as un projet… » J’ai donc commencé chez Dargaud après L’Association, finalement, et ce projet que j’ai ici aujourd’hui, je l’avais proposé dès L’inspecteur Moroni. J’avais rencontré Christophe à ce moment-là, et François [Le Bescond] me le rappelait l’autre fois, il avait ressorti des vieilles pages que je lui avais montrées. Mon éditeur a attendu aussi quinze ans que je fasse cet album… quelle patience.

[Entretien réalisé en public à la librairie Le Divan, le 23 septembre 2016. Merci à Charline pour l’organisation et l’accueil]

Entretien par en octobre 2016