Vues Éphémères – Juin 2014

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Le mois de juin tire à sa fin, et flotte déjà dans l’air un parfum de vacances. L’été est là, portant en lui des promesses de soleil et de farniente. Et pour l’occasion, l’Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée (ACBD) annonce ses «20 indispensables de l’été», comme chaque année depuis 2007.
«Toute l’année, les journalistes de l’ACBD, spécialisés en bande dessinée, ont la chance de lire des milliers d’albums… et souhaitent orienter les lecteurs parmi la masse des nouveautés. Pour vous aider à choisir les BD que vous emporterez en vacances, voici par ordre alphabétique les 20 titres qui ont le plus retenu leur attention ces derniers mois.»
Des journalistes chanceux de lire autant, des BD à emporter en vacances, et un slogan de saison («C’est l’été : lisez des BD !») — on pourrait presque y entendre le fameux «la BD, ce n’est pas fait pour se prendre la tête !» Mais sans doute suis-je moi-même en manque de vacances, alors laissons de côté ce qui pourrait être perçu comme de l’aigreur. Voyons plutôt ces «indispensables».

Devant de telles listes, au sein desquelles je n’ai bien souvent lu qu’une infime poignée de livres, je dois avouer un mauvais réflexe : je compte. Et comme j’avais pu compter face aux Sélections Officielles d’Angoulême, me voici qui compte ces conseils de lecture. Vingt titres, mais surtout du Casterman (4), du Delcourt (4), du Futuropolis (2) et du Dupuis-Dargaud-Lombard (5) — soit une main-mise remarquable de ces trois groupes d’édition (Madrigall, Delcourt et Média-Participations). Glénat, un peu plus discret (2 titres) vient compléter une liste qui semble bien peu tournée vers les productions alternatives.
Cela n’est pas nouveau : en huit listes estivales (plus une automnale en 2009), on retrouve cette même moyenne remarquable de 75 % pour le trio «MadriMédDel», Madrigall concentrant à lui seul près de 40 % des «indispensables». Cette tendance se retrouve également au sein des sélections annuelles pour le Grand Prix de la Critique[1], où le même trio contrôle 69 % des nominations sur les douze dernières années, et 75 % des prix décernés. L’association Gallimard-Casterman y est toujours très favorisée avec un tiers des nominations.
Pour être honnête, cela n’est pas non plus très surprenant : fonctionnant sur un mode démocratique avec 87 membres à l’heure où j’écris ces lignes, l’ACBD ne peut qu’aboutir à des choix plutôt consensuels. Le Festival d’Angoulême, avec son comité de sélection composé de sept personnes, puis d’un jury de taille comparable, se montre naturellement un peu plus audacieux. Je ne cherche pas ici à critiquer la démarche de l’une ou de l’autre de ces institutions : je constate seulement, dans les faits, combien l’une et l’autre ont toujours accordé une large place aux grands éditeurs.

Pourtant, année après année, c’est toujours la même accusation d’élitisme qui revient, reprochant l’élitisme des choix de la critique et le mépris affiché envers la bande dessinée populaire.
«Le jury a fait la part belle aux petites maisons d’édition, comme Cornélius, Atrabile ou L’Association, qui raflent la moitié des principaux prix, au détriment parfois d’une bande dessinée plus populaire.» (AFP, «Le Festival de la BD d’Angoulême consacre l’Argentin José Munoz et le manga», 27 janvier 2007)
«Plus que jamais, le Festival qui fête cette année sa 36e édition cristallise la tension entre BD grand public et BD branchée trustant les prix. […] La bande dessinée grand public d’un côté, la bande dessinée branchée de l’autre. L’une se vend bien et attire le public en masse ; l’autre est un marché de niches, mais récolte les prix.» (Thibaut Dary, «A quoi sert vraiment Angoulême ?», Le Figaro, 30 janvier 2009)
«Laissons à Angoulême et aux membres de son jury bien ingrat de pouvoir une fois par an montrer leur mépris pour la BD commerciale, qui à leurs yeux ne peut être que médiocre et destinée à des médiocres.» (Henri Filippini, «La queue du Mickey», dBD n°81, mars 2014)

Il y a quelques années, découvrant la sélection de l’ACBD pour le Grand Prix de la Critique 2008, j’écrivais : «la critique n’aime pas les indépendants», rejoignant finalement l’AFP, en interprétant ces tensions comme l’opposition entre grands éditeurs et «indépendants». En réalité, la véritable ligne d’articulation de cette problématique se trouve ailleurs, au sein même de la production de ces grands éditeurs — Circus contre (à suivre), pourrait-on dire, soulignant plus encore combien la bande dessinée alternative se situe bien loin du débat. Pour ne prendre qu’un exemple éclairant, Henri Filippini écrivait, à propos de 12 bis et Emmanuel Proust : «Produisant une petite centaine d’albums par an à eux deux, ils personnifient avec quelques autres l’indépendance de la profession face aux grosses machines qui multiplient les rachats.»[2]
Dans ce débat où les frontières sont souvent floues, les définitions vagues, les allusions voilées, et où chacun est certain que «l’on sait de quoi l’on parle», les choses sont loin de relever de l’évidence. Et si l’on en vient à pointer du doigt les éditeurs de bande dessinée alternative, ce n’est pas pour leur poids réel dans le paysage éditorial et critique, mais bien pour leur influence symbolique, cristallisant aujourd’hui cette «contamination» néfaste que représenterait le fait de tourner le dos à une tradition «populaire» (aussi fantasmée qu’idéalisée) au profit d’une branchitude opportuniste et détestable.

Notes

  1. J’ai considéré pour cette rapide analyse les sélections pour les prix 2003 à 2014. Entre 2003 et 2005, une vingtaine d’ouvrages sont sélectionnés (22 en 2005, bizarrement), puis ils sont 50 entre 2006 et 2012. A partir du Grand Prix 2013, la première liste annoncée comporte généralement plus d’une centaine d’ouvrages : j’ai choisi de lui préférer la seconde liste annoncée de quinze ouvrages nominés pour le prix.
  2. «La crise menace», dBD n°76, septembre 2013
Humeur de en juin 2014