Vues Ephémères – Avril 2012

de

«Oui, mais est-ce encore de la bande dessinée ?»

Durant ce morne mois d’avril, où actualité et sorties se font rares (la faute à une saisonnalité particulière), j’ai rencontré cette question à deux reprise. La première fois, c’était à l’occasion de la conférence «BD : Créer pour les médias numériques» (organisée par EspritBD, e-artsup et Sup’Internet), et l’on s’interrogeait de savoir si, avec l’adjonction d’animation et/ou de son, la bande dessinée numérique ne s’éloignait pas de trop de ce qui la rattachait à sa cousine de papier. La seconde fois, c’était sur ActuaBD (repris plus loin par Jean-Claude Loiseau sur Telerama.fr), au sujet des expositions des Rencontres du 9e Art d’Aix, qui donnaient à voir la production multiforme d’auteurs œuvrant sans souci des étiquettes.

A chaque fois, cette question s’était vue écartée, fustigeant ««la BD» au sens le plus identifiable, celle qui se décline en albums cartonnés et séries redondantes», et inscrivant la démarche dans le contexte plus global de la création artistique. Tout juste pouvait-on relever des angles d’attaque différents, avec d’un côté, Didier Pasamonik soucieux de s’inscrire dans une certaine tradition de la bande dessinée, n’hésitant pas à remonter jusqu’à Gustave Doré, faisant un détour par l’histoire de la technique de la couleur, et concluant sur une brochette d’auteurs (Lauzier, Bilal, Sfar, Sattouf) s’étant illustrés au cinéma ; de l’autre, Jean-Claude Loiseau préférant s’attarder sur l’émergence de cette «Génération Spontanée» (pour reprendre le titre de l’exposition qui regroupait le FRMK, la 5e Couche et l’Employé du Moi), faisant la part belle au travail de Dominique Goblet, Vincent Fortemps et Olivier Deprez.

A chaque fois cependant, prédominait le même genre d’argument : ici, que «le discours réducteur qui consiste à affirmer que ceci est une BD ou n’en est pas une est devenu dépassé»[1], là, que «des frontières, artificielles, sont en train de sauter, la bande dessinée stricto sensu s’exposant à côté et au même titre que le pur graphisme, l’illustration, le dessin d’humour ou de presse, et se frotte à l’art contemporain, via la vidéo, les installations ou une approche purement conceptuelle.» Peu importe le flacon, en quelque sorte, du moment qu’on ait l’ivresse.

Pourtant, cette question mériterait peut-être que l’on s’y attarde, non pas pour établir un canon absolu ou déterminer une appellation rigoureusement contrôlée, mais bien pour explorer ce qui fait la nature (et, par extension, la richesse) de la bande dessinée. Au même titre que Thierry Smolderen se penchant sur les Naissances de la bande dessinée et examinant d’un œil critique la question diamétralement opposée : «est-ce déjà de la bande dessinée ?», il faudrait questionner la question, s’interroger sur les raisons de son apparition, et sur ce qu’elle révèle sur la manière dont peuvent différer les perceptions et les attentes à l’égard de la bande dessinée.
Hier, face au Maus d’Art Spiegelman, on entendait souvent cette réaction étonnée, incrédule presque : «ce n’est pas de la bande dessinée, c’est … autre chose.» Aujourd’hui, la question s’est déplacée, s’établissant peut-être plus à la marge, où l’on évolue loin des marqueurs traditionnels d’une forme bien identifiée (album cartonné couleur, structure de cases et de bulles, dessin s’inscrivant dans telle ou telle école).

C’est sur cette frontière délimitée par l’accumulation de nos lectures passées, dans ce territoire mouvant où nos habitudes sont mises en danger, que l’on peut peut-être enfin toucher à l’essence de ce qui fait (pour soi-même) la bande dessinée. Jusqu’où sommes-nous prêt à aller, à nous investir pour découvrir ce qui, selon ce pacte tacite passé avec l’auteur, constitue un récit, ou tout du moins une expérience que l’on nous propose de partager, dans cette lecture active qui prend les allures d’une rencontre, chacun faisant la moitié du chemin.

 

Les sorties d’avril 2012

  • David B. – Les incidents de la nuit, L’intégrale 1 – L’Association
  • Pierre Bouillé – Restez vigilant à l’abord des côtesAlain Beaulet
  • Andrea Bruno – Samedi RépitRackham
  • Seb Cazes – Chut… et autres tumultesMoule à Gaufres
  • Frédéric Chabaud – En attendant l’Aube T.1 Les lumières de la villePoivre & Sel
  • Chihoi & Kongkee – DétournementsAtrabile
  • Cizo & Felder – Trésors de l’INRSLes Requins Marteaux
  • Pat Mills & Joe Colquhoun – La grande guerre de Charlie vol.2 – çà et là
  • Nicole Dufour – Journal d’une NarcisteAlain Beaulet
  • Jérémie Fischer – Le Royaume QuôNoBrow
  • Jean-Claude Götting – NoirBDArtist
  • Guillaume Guerse – Guillaume GuerseCharrette Editions
  • Thierry Guitard – AstéroïdesLe 9ème Monde
  • Manolo Prolo & Zilber Karevski – Les beaux jours reviennentMême pas mal
  • Julien Lois – Julien Lois n°2 – Charrette Editions
  • Loustal – Chambres avec vueBD-Fil
  • Bertrand Mandico – Fleur de SaliveCornélius, collection Victor
  • Morvandiau – Mon programme pour la FranceMarwanny Corporation
  • Emmanuel Reuzé & Jean-Luc Coudray – Le Major et les extraterrestresLa 5e Couche
  • Pietro Scarnera – Journal d’un Adieuçà et là
  • Tobias Schalken – BalthazarLa Cerise
  • Sera – 3 pas dans la pagode bleueLe 9ème Monde
  • Kellie Strom – C’est pas la mer à boire !NoBrow
  • Fabrice Tarrin – ViolineLe 9e Monde
  • Andi Watson – Slow News DayLe 9e Monde
  • Willem – Plus jamais ça !Les Requins Marteaux

Collectifs

  • Nyctalope 5magnani
  • Rayon Frais, une anthologie de la bande dessinée suédoiseLes Requins Marteaux
  • Les 7 péchés capitauxBD-Fil

Notes

  1. Une affirmation n’étant pas sans rappeler celle de Vincent Bernière, il y a quelques années, dans l’introduction d’un hors-série Beaux-Arts consacré au manga : «Vouloir défendre la bande dessinée japonaise, ou la bande dessinée en général, est un combat d’arrière-garde.»
Humeur de en avril 2012