Vues Ephémères – Novembre 2008

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La conférence de presse du Festival d’Angoulême, c’est un peu comme l’ouverture de la chasse : la Sélection Officielle est lâchée, le compte à rebours est lancé, et l’on commence à scruter d’un œil inquiet la météo pour savoir s’il fera juste froid ou carrément sibérien.
Accessoirement, c’est aussi l’occasion pour les journalistes de faire le plein d’informations sur le sujet, et (la nature est bien faite) de repartir avec un épais dossier de presse préparé à leur intention pour les aider à parer à la pire des crises d’inspiration. Rendez-vous compte, pas moins de 54 pages détaillant par le menu le programme de la manifestation, il y a de quoi faire. Si l’organisation ne peut rien concernant la couverture nuageuse, pour ce qui est de la couverture médiatique, on assure au maximum.
Sauf que. Sauf que c’est pas gagné. L’an dernier, déjà, c’était la même chose — sauf que le dossier avait été remis à messieurs les journalistes début Décembre, et que fin Janvier, il faut croire qu’ils avaient égaré cet argumentaire sur mesure. Parce que si la presse avait bien daigné parler du Festival d’Angoulême (événement oblige), c’est tout juste si l’on y évoquait le programme de la manifestation.

Dans Le Figaro du 25 Janvier par exemple, Olivier Delcroix titrait malicieusement «Angoulême, ils arrivent en bandes décidées» — et s’attardait longuement sur l’éviction de Michel-Edouard Leclerc du Festival au profit des nouveaux partenaires, la Fnac et la SNCF. Avant de conclure : «Avec un programme fourni, mettant en avant des concerts de dessins, quelque 72 rencontres entre les dessinateurs et le public, sans oublier une dizaine d’expositions en tous genres, l’objectif d’Angoulême reste le même : être la capitale de la BD pendant quatre jours…»
Trois jours plus tard dans Le Figaro du 28 Janvier, le même Olivier Delcroix célèbrait un «Succès populaire pour le Salon de BD». Et de parler sponsors, réorganisation et fréquentation en hausse, la nouvelle du Salon étant visiblement la présence de Luc Besson venu lancer sa nouvelle maison d’édition. On ne saura pas grand’chose du programme, mais Olivier Delcroix nous rappellait que l’on avait tourné la page sur l’époque Michel-Edouard Leclerc, et qu’avec la Fnac et la SCNF, ça va beaucoup mieux.[1]

Du côté du Monde (dans son supplément Le Monde des Livres seulement), c’étaient plutôt les considérations économiques qui semblaient passionner Alain Beuve-Méry le 24 Janvier, dans un long article intitulé «Bulles d’optimisme sur Angoulême». Economie du Festival (changeant de statut et de sponsors) ou du marché, c’était sans doute beaucoup plus passionnant que d’essayer de se pencher sur le pourquoi de «la trahison de Dupuis»[2] ou de parler du programme : une évocation rapide des expositions («Parallèlement est présentée une rétrospective exceptionnelle de soixante-dix ans de BD argentine. Parmi les autres expositions prestigieuses : “Science-fiction, villes du futur”, ou le travail du groupe Clamp, quatre célèbres dessinatrices japonaises de mangas.» — prestigieuses, mais on n’en saura pas plus), et de l’ambiance, «avec notamment les concours d’improvisation de BD, les concerts de dessin et les séances de dédicaces».
Cinq jours plus tard, Le Monde du 29 Janvier ne s’intéressait plus qu’au Palmarès, Yves-Marie Labé dressant un rapide portrait des nouveaux Grands Prix et s’acquittant de la reproduction de la liste des «Essentiels», rien de plus. Pas encore terminé, le Festival faisait pourtant déjà partie du passé.

Libération, enfin, qui chaque année marque l’événement en se «mettant en bulle», Libération avait des airs d’hypocrite. Prêt à afficher la bande dessinée pour prendre la pose, mais se contentant du service minimum pour évoquer le Festival à l’origine de cet engouement subit. Ce n’est en effet que dans la rubrique «En bref» que l’on y retrouvait quelque mention le 24 Janvier, en 240 mots qui évoquaient la rétrospective argentine, les 24 heures de la bande dessinée, et «des expos plus qu’il n’en faut».
Cinq jours plus tard, le 29 Janvier, c’est coincé entre la mort de Brando Junior, le Palmarès des chanteurs les mieux payés et la nomination de Pascale Henrot comme directrice du Théâtre de la Cité Internationale à Paris que l’on apprenait le Grand Prix décerné au duo Dupuy-Berberian, «auteurs d’une vingtaine d’albums» (sic). On complétait avec le prix de Shaun Tan et celui de Catel-Bocquet, et on passait (vite, vite) à autre chose.

Ailleurs ? Ailleurs, Le Point s’était contenté de jouer les polémistes avec l’article «La nouvelle mafia de la BD» de Romain Brethes (17 Janvier) sans même évoquer autrement le Festival. L’Express avait bien évoqué la sélection en Décembre 2007, mais faisait l’impasse sur le Festival avec un simple diaporama sur le site… un mois plus tard.
Dans un tel contexte, la copie de L’Humanité faisait office d’OVNI,[3] prenant le temps d’expliquer que «du travail a été fait pour sortir du grand supermarché de la BD où l’on avait l’impression d’être plongé voilà quelques années en arrière», et d’évoquer les multiples activités et expositions proposées sur le Festival, n’hésitant pas à nommer des auteurs — une manière de signifier un regard critique, loin de l’œcuménisme bienveillant affiché par d’autres.

Parce qu’il y a bien dans le programme de quoi occuper les quatre jours du Festival à Angoulême, qui donne à voir, à découvrir, à écouter. Mais non. On parle du Festival d’Angoulême, c’est déjà bien, on va pas non plus parler de bande dessinée, quand même.
Dans la presse «sérieuse», on parle de choses sérieuses : de budgets, de sponsors, de revenus et d’organisation — à la limite, on voudra bien mentionner le palmarès, parce que c’est de l’info, factuelle, concrète, immédiate et facile. Et peut-être agiter le sempiternel «succès populaire» immanquablement associé à la dédicace, seule raison qui semblerait justifier que les bulles ne désemplissent pas…
Selon Olivier Delcroix, Angoulême serait le «cinquième événement culturel le plus connu des Français». Mais l’organisation du Festival a beau mettre en avant l’intérêt de son programme — il ne s’agit toujours «que» de bande dessinée. Et sans surprise, la presse d’information se focalise sur «l’événement», et néglige de parler du «culturel».

Les sorties de Novembre 2008
Ibn Al Rabin – Sichem et Dina, Le meilleur de la BibleAtrabile, Collection Lymphe
Sergio Aquindo – Traité de la mère machineRackham, Le Signe Noir
Philippe Dupuy & Charles Berbérian – Journal d’un albulm (tirage luxe)L’Association, Hors Collection
Paz Boira – Ces leurres et autres nourrituresFrémok, Rackham, Le Signe Noir
Caat – La Head CompagnyDiantre ! éditions, Collection Bigre
Vincent Vanoli & Calou – Une correspondance des 3 petits cochonsL’Association, Hors Collection
Lewis Carroll – Les aventures d’Alice au coeur de la terreEditions Frémok, Collection ExpérienceAlice
Antony Huchette – La Marée Haute6 pieds sous terre, Collection Plantigrade
Jan Krsn & Etienne Menu – Faces BDiantre ! éditions, Collection Bigre
Michael Kupperman – Snake’n’ Bacon’s Cartoon CabaretLa Cinquième Couche
Edward Lear – Un livre à-senséRackham, Le Signe Noir
Alec Longstreth – Phase 7L’Employé du Moi
JC Menu – Lockgroove Comix 2 – L’Association, Collection Mimolette
Jacques Vallet & Nicolas Moog – Le poulpe : L’amour tarde à Dijon6 pieds sous terre
Florent Ruppert & Jérôme Mulot – Sol carrelusL’Association, Collection Eperluette
Dash Shaw – Bottomless Belly Button (nombril sans fond)Editions çà et là
Marko Turunen – SupernormalDaadabook
Jacques Velay – Fuméti d’un fumisteL’Association, Collection Mimolette

Versions Originales
Frank Bellamy – King Arthur & His KnightsBook Palace
Ross Campbell – Wet Moon Vol 4 – Oni Press
Enrico Casarosa – The Venice ChroniclesAdhouse Books
Michael Cavallaro – Parade (With Fireworks)Image Comics/Shadowline
Kevin Colden – FishtownIDW
Matthew Forsythe – OjingogoDrawn & Quarterly
Don Freeman – SkitzyDrawn & Quarterly
Rafael Grampa – Mesmo Delivery Vol 1 – Adhouse Books
GZA & James Reitano – Advance KnightGrand Central Publishing
Kevin Huizenga – Or Else #5 – Drawn & Quarterly
James Kochalka – American Elf : The Sketchbook Diaries Of James Kochalka Vol 3 – Top Shelf Productions
David Lapham – Young Liars Vol 1 : Daydream BelieverDC/Vertigo
Anders Nilsen – Big Questions #11 – Drawn & Quarterly
Jeff Smith – Rasl Vol 1 : The DriftCartoon Books
Maurice Vellekoop – Pin-upsGreen Candy Press
Danijel Zezelj – King Of NekropolisOptimum Wound Comics

Collectifs
Blazing CombatFantagraphics Books
Kramer’s Ergot Vol 7 – Buenaventure Press
Liquid City : An Anthology of Comics from South-East Asia and BeyondImage Comics
Mome Vol 13 – Fantagraphics Books
Stripburger #47 – Forum Ljubljana, Stripburger
Le Tigre #28, novembre-décembre 2008 – Le Tigre
Revues
The Comics Journal #294 – Fantagraphics Books
Comix Club #9 – Groinge
Essais
Danny Fingeroth – Disguised As Clark Kent : Jews, Comics, and the Creation of the SuperheroContinuum International Publishing Group
Eric Nolan-Weathington – Modern Masters Vol 20 : Kyle BakerTwoMorrows Publishing
Juhani Tolvanen – Tove et Lars Jansson, une vie avec les MoominsLe Lézard Noir, Le Petit Lézard
Autres
Sami Malila – Le livre de cuisine des MoominsLe Lézard Noir, Le Petit Lézard

Bling Bling
«Win With Winch» — adaptation filmique oblige, Dupuis s’est mis à l’anglais pour ouvrir la campagne de lancement du dernier opus de la série. Et d’essayer d’innover avec un mini-site où, pour reprendre le communiqué de presse : «A l’occasion de la publication, le 5 novembre, du tome 16 de la bande dessinée Largo Winch, La voie et la vertu, les éditions Dupuis organisent un jeu promotionnel en ligne faisant écho aux variations actuelles des bourses mondiales. En partenariat avec l’institut Ipsos, Dupuis invite le joueur à se mettre dans la peau d’un trader pour pronostiquer les ventes hebdomadaires de l’album.»
Visiblement décomplexé vis-à-vis des histoires de gros sous, l’éditeur affiche donc pour ce produit résolument commercial un objectif de 250,000 albums — soit 15 % de plus que les 218,200 exemplaires écoulés par le tome précédent du diptyque l’année dernière (source IPSOS également). Au vu des «variations actuelles des bourses mondiales» (le CAC40 affiche une baisse de près de 40 % depuis le début de l’année), on se demande combien de lecteurs vont jouer aux Jérôme Kerviel…

Notes

  1. Pour une mise en perspective, on pourra se tourner vers la rétrospective du Festival de Cannes 2008 dans Le Figaro du 26 Mai, qui est d’un tout autre accabit. On est bien loin de l’introduction qu’Olivier Delcroix aurait pu pourtant signer : «Un temps ensoleillé pendant la semaine de la manifestation, un public venu en masse, des colloques passionnants et des projections faisant salle comble, sans compter une belle montée de marches à l’occasion de l’ouverture : les amateurs de cinéma n’ont pas eu le temps de s’ennuyer lors de la soixante-et-unième édition du Festival de Cannes.» Edifiant, non ?
  2. Soit la réunion des gros éditeurs dans la même bulle du Champ de Mars, qu’Alain Beuve-Méry commentait d’un méprisant «Le taux de fréquentation servira de juge de paix», emblématique de sa vision d’une bande dessinée dont l’intérêt se mesure à l’aune des chiffres de vente.
  3. Avec un accessit au Nouvel Obs pour sa présentation succinte, mais qui consacrait quand même plus de place au programme du Festival que les articles nettement plus longs du Monde ou du Figaro.
Humeur de en novembre 2008