286 jours

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Les jours de l’amour sont toujours comptés et parfois contés pour d’autres questions de temps[1]. Là, il dura 286 jours où l’on en décompte quelques-uns que l’on montre dans un livre de 544 pages, de quoi en faire toute une histoire. Celle-ci est connue : il, elle, etc. Tellement connue, tellement universelle, que dès la page 5 on en connait la fin. Mais l’important est ailleurs, entre les pages, les lieux, les cuisses, mais surtout entre les yeux et leurs visions.

Ceux-ci sont deux paires et ont pour intermédiaire un objectif. Certes, peut-être un but en soi que l’on pourrait appeler bonheur, mais là, plus certainement, celui des appareils photos, dont l’un est visible en couverture et cache un nombril.
Si 286 jours marque une étape dans le travail de Frédéric Boilet c’est justement de s’en abstraire d’une. Avant, pour lui, la photographie était intermédiaire, elle était support au dessin. Aujourd’hui, et des le début du récit (le 3e jour), le dessin est abandonné. La photographie est là, objectivement elle-même car elle n’est plus le «à développer»[2] mais le «quasi immédiateté», un presque miroir aux reflets non inversés et en léger différé. Du format du livre, à l’impression recto verso tout en découle.

Pourquoi ? Peut-être par cette urgence inconsciente d’une histoire en décompte, entre deux visions, deux regards, porteurs de l’idée d’un début fragile ou de fins déjà vécues. Et aussi parce que l’«On se cajole» puis l’«On se désire». L’auteur multiplie les recettes (de cuisine), mais sait que le désir ne se fait verbe que dans sa part d’imprévisible, de fugitif.
La photographie devient alors nécessaire moins comme mémoire que comme rapidité supérieur au regard, pouvant déceler ce qui se lie à la fugacité. Si l’histoire commence à échouer, c’est peut-être parce qu’il manque de la lumière, que les corps deviennent flous et n’expriment plus l’indicible de l’intime. L’image manquerait alors de cette clairvoyance recherchée.
Et puis, il y a aussi l’objectif qui est une présence malgré tout. Lui, elle, chacun a son appareil photo. La spontanéité est confrontée au geste artistique[3], s’y perd, y apparaît contrôlée in fine. Des baisers de retrouvailles suggèrent un bras tendu hors cadre pour tenir l’objectif. Faire un livre devient un projet au fil des jours,

286 jours n’est pas un roman-photo, n’est pas un journal ou un carnet de bord, ni un album souvenir. On pourrait essayer de le penser entre Duane Michals et Nan Goldin[4], mais il surgit de la bande dessinée, en découle de ses expériences mutiques et mécanismes mnésiques. Caméra stylo, graphies lumineuses, des écrans pour carnets, il est à pleines pages de son temps, de son époque et de ses possibles. Il s’y explore la durée infime, la saisissant pour le mettre en séquence, susciter lecture, en activer l’entre-deux, explorer l’autre côté de l’image.

De cette confrontation de vues, Frédéric Boilet en ressort comme un boxer, l’œil poché dans un combat, touché à la source du lacrymal. La fin est très belle. La nécessité du livre s’y affirme pleinement. La photographie y montre l’absence autrement qu’en faisant présence en arrière-plan sur un meuble[5].

Notes

  1. Ceux du dire, de l’écoute et du voir.
  2. Donc pour s’imaginer dans le futur, à se voir dans le passé.
  3. Laia Canada était étudiante en art pendant ces 286 jours.
  4. Notons que l’éditeur convoque L’amour fou d’André Breton pour promouvoir ce livre. Idée intéressante puisque ce roman est le premier à se confronter à la photographie.
  5. L’ultime image réactualise malicieusement cette idée par un fond d’écran.
Site officiel de Frédéric Boilet
Site officiel de Les Impressions Nouvelles
Chroniqué par en mars 2014