Abel
Sur la couverture d’Abel, une photo tirée d’un vieil album de famille. Deux jeunes garçons, deux frères sans doute, en habit du Dimanche, souriants malgré le soleil qui les éblouit. Deux frères que l’on retrouve sur le bord d’une route déserte, autour d’un cadavre de chien. Et aussitôt, on pressent le drame, alors que Philip, l’aîné, menace le petit John d’un fusil heureusement déchargé.
Cette ambiance tendue, cette agressivité à fleur de peau, on va les retrouver tout au long de ce livre. Nous sommes en temps de guerre, et même si elle se déroule au loin, sur des îles perdues au milieu du Pacifique, elle est présente dans la misère de ces gens qui n’ont toujours pas oublié la grande crise de ’29. Racisme vivace, rudesse de l’Amérique profonde, il ne fait pas toujours bon d’avoir 13 ans et de se poser certaines questions.
Alors, on tente d’oublier la triste réalité, de l’éloigner à coup de mots, de mensonges — en pensée, en action, et par omission. Mentir aux autres, pour leur permettre de rêver un peu, pour leur éviter des déceptions ou des angoisses ; se mentir à soi-même, pour oublier ses propres faiblesses.
Des mensonges présents dans les textes, dans les dialogues de William Harms, tandis que les images de Matt Bloodworth continuent à véhiculer la vérité, souvent violente. Sans le texte pour en tempérer le sens, les cases muettes deviennent porteuses d’une réalité intense, apparaissant comme les seuls moments où les personnages existent vraiment.
Le récit revient régulièrement s’attarder sur le cadavre du chien en décomposition, vision récurrente de la mort dans sa manifestation la plus tangible … ce chien qui finira par symboliser la culpabilité de John, cette mort qu’il regrette mais qui est la seule dont il puisse accepter de porter la responsabilité.
Cette galerie de mensonges va plus loin encore. Dès le titre, William Harms nous ment, nous mène en bateau. Le drame que l’on attend, c’est bien sûr la mort d’Abel/John, ce petit frère malmené d’une famille à la recherche de son Paradis perdu.
Tous les éléments sont réunis, mais William Harms joue avec l’histoire biblique [1]) , et au lieu d’en donner une interprétation fidèle, comme l’était A l’Est d’Eden d’Elia Kazan, il en modifie les rôles et en détourne la conclusion.
Le fils préféré, Abel/John, ne fait pas d’élevage, mais va protéger les produits de la terre. C’est Adam/Le Père qui fait le sacrifice de son troupeau et de son vieux taureau, offrande qui va profiter à toute la famille. Et même si Cain/Philip reste porteur de mort tout au long de l’histoire (« le sol fertile ouvrant la bouche pour recevoir de sa main le sang », Genèse 4 :10), le petit frère en portera la marque, coupable à chaque fois de son inaction.
Ce récit très littéraire évoque immédiatement Les Raisins de la Colère de John Steinbeck, par l’ambiance qui se dégage de l’univers de ces petites villes américaines vivant hors du temps. D’une construction remarquable, il se rapproche des oeuvres d’Adrian Tomine et de Daniel Clowes par sa peinture subtile des relations humaines, par les silences qu’il installe et les interrogations qu’il soulève — sans chercher à tout expliciter.
Le dessin n’est sans doute pas le point fort de ce comic. Dans un traitement réaliste, proche du Giraud de Blueberry sans en avoir l’aisance, Matt Bloodworth se démarque néanmoins par une mise en page sans défaut … et par cet équilibre si juste entre l’image et le texte, qui donne à ce récit toute sa richesse.
Voici donc un livre rare — de ceux qu’il est difficile de classer, tant sa qualité d’écriture et la force de sa symbolique en font une oeuvre à part. Un livre que l’on a envie de prêter, de faire découvrir, de relire et d’en discuter avec des amis pour y trouver encore des richesses.
Refermons Abel, et regardons une dernière fois la couverture. La photo de deux frères, souriants malgré le soleil qui les éblouit. Un sourire qui hésite sur le visage de John, qui se fait grimace, qui se fait douleur. L’image de deux frères heureux en apparence. Nous ne montrons qu’un masque, nous disent William Harms et Matt Bloodworth. Nous ne montrons qu’un masque … mais qui sait quels drames il cache ?
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« Nous vivons dans un monde de mensonge » Ainsi commence l’introduction d’Abel écrite par Rachel « doom patrol » Pollack. (qui devrait être en conclusion, tellement elle dévoile l’histoire).
Effectivement, nous vivons dans un monde de mensonge. Chaque journée qui passe s’accompagne de son lot de mensonges petits et gros. Nous mentons sans nous en rendre compte, nous mentons par paresse, par facilité, pour ne pas nous fâcher, pour ne pas nous dévoiler.
Nous vivons dans le mensonge et nous nous attendons à ce qu’on nous mente. Chaque fois que l’on nous annonce un événement inattendu, notre première réaction est de ne pas y croire. « Je ne te crois pas ! » Comment pourrions-nous nous arrêter ? Cela fait tellement partie de nos vies. Pourtant, les oeuvres de fiction nous montrent souvent les conséquences désastreuses de mensonges. Mais mentir, c’est souvent tellement facile, pourquoi se lancer dans de longues explications quand un petit mensonge peut suffire ? Et puis, quelles autres alternatives avons-nous ? Affronter la vérité ?
Abel est un récit de racisme, de trahison et de mensonges autour d’un jeune garçon de treize ans qui vit sous la domination et la violence de son grand frère. Il se liera d’amitié avec un chinois. Or, il ne fait pas bon être asiatique quand le Japon est l’allié des nazis.
Évidemment, cette histoire a un côté déjà vu. On pense à des films, aux romans de Steinbeck, c’est pourquoi, dès les premières pages, nous sentons poindre le drame. Au point que quand il arrive un événement heureux, nous n’y croyons pas. Nous n’y croyons plus. Après tout, n’avons-nous pas assisté, impuissants, à un crescendo de mensonges ?
La force d’Abel réside dans la grande qualité d’écriture de William Harms et sa construction méticuleuse du récit. Une construction qui ne se dévoile pas comme une évidence à la première lecture. Si le dessin n’est pas particulièrement attirant, il prend sa force en se confrontant au texte car si les images nous montrent la vérité, le texte lui, porte les mensonges.
Ces qualités d’écriture font penser à des auteurs comme Adrian Tomine ou Dan Clowes. Les personnages ne sont pas faits d’un seul bloc et le récit ouvre plus de portes qu’il n’en ferme. Pourquoi développer et éclairer tous les rapports entre les personnages ? Pourquoi les fictions devraient-elles tout expliquer alors que cela ne se passe pas ainsi dans la vie ?
Les bandes dessinées, le cinéma, et la télévision nous ont habitués à croire à un triste mensonge de plus. Les méchants seraient toujours punis et les gentils récompensés. Mais la vie n’est pas aussi confortable. L’introduction se conclut par cette phrase : « William Harms nous donne quelque chose de bien plus important que le confort. Il nous donne la vérité. »
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Notes
- « Le temps passa et il advint que Caïn présenta des produits du sol en offrande à Yahvé, et qu’Abel, de son côté, offrit des premiers-nés de son troupeau, et même de leur graisse. Or Yahvé agréa Abel et son offrande. Mais il n’agréa pas Caïn et son offrande, et Caïn en fut très irrité et eut le visage abattu. […] Cependant Caïn dit à son frère Abel : Allons dehors, et, comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua. » (Genèse 4 :3-4 :5 & 4 :8
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